A PROPOS DES PRESIDENTIELLES DE 2017

Comme très souvent, Edgard Morin aide à mieux s'oriener das ce monde complexe.(CLA)

 

Edgar Morin : « Cette élection est un saut dans l’inconnu »

Dans un entretien au « Monde », le sociologue estime qu’il faut dépasser l’opposition stérile entre mondialisme et nationalisme.

LE MONDE | 29.04.2017

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Sociologue de renommée internationale, penseur de la complexité et auteur d’ouvrages consacrés à l’élaboration d’une autre politique (Ma gauche, Bourin, 2010 ; La Voie : Pour l’avenir de l’humanité, Paris, Fayard, 2011), Edgar Morin analyse cette élection qui sera, quel que soit le résultat, un « saut dans l’inconnu ».

De quoi l’opposition entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen est-elle le signe ? Le remplacement du clivage droite-gauche par celui entre les conservateurs et les progressistes, les patriotes et les mondialistes ?

Macron et Le Pen ont tout d’abord en commun d’avoir brisé l’hégémonie des deux partis traditionnels de la vie politique française. Leur ascension occulte le clivage gauche-droite, devenu certes invisible en économie et en politique extérieure mais qui reste encore profond dans bien des esprits.

Leur opposition contraint à une alternative stérile entre mondialisation et démondialisation, Europe et nation, américanisation et souverainisme, alors qu’il faudrait promouvoir l’indépendance dans l’interdépendance, accepter la mondialisation dans tout ce qui est coopération et culture, tout en sauvant des territoires menacés de désertification par des démondialisations partielles ou provisoires.

Il s’agit de maintenir et de protéger la nation dans l’ouverture à l’Europe et au monde. Il faut dépasser l’alternative stérile entre mondialisme et nationalisme. Quant à l’opposition entre progressiste et conservateur, elle ignore que le progrès nécessite conservation (de la nature et de la culture), et que cette conservation nécessite progrès.

Assiste-t-on à la fin des grands partis classiques ou bien davantage à la mort des partis ?

Je crois que le Parti socialiste (PS) va se fragmenter, que son aile droite rejoindra le macronisme, mais je ne sais pas s’il deviendra un parti démocrate à l’américaine ou restera un mouvement, voire même se dissoudra devant les obstacles ou l’adversité. La droite des Républicains peut subsister divisée, mais la division peut aussi l’emporter.

Il y aura des tentatives de recomposition mais, faute d’une pensée pouvant susciter une armature intellectuelle, je pense que ce qu’on appelle improprement « la » gauche restera en pièces détachées.

Je crois beaucoup dans les vertus régénératrices au sein de la société civile, qui suscitent un bouillonnement d’associations, lesquelles – si elles se confédèrent – constitueront une force politique mais non un parti.

Une droite qui n’appelle pas clairement à voter Macron, une gauche mélenchoniste qui tergiverse… Pourquoi le front républicain est-il si effrité ? Et les républicains de gauche et de droite devraient-ils être davantage mobilisés ?

Le front républicain a pu se composer quand le Front national (FN) apparaissait comme une menace fasciste. Pour une partie des « insoumis », Macron symbolise le capitalisme et le pro-américanisme.

Plus largement, le nouveau visage du FN, son intégration dans le jeu politique, ont cessé de l’identifier au fascisme. Les sentiments anti-européens, anti-américains, antimondialistes se sont accrus dans différents secteurs de gauche et de droite et ils hypothèquent le grand ralliement à Macron. Il est possible qu’un double refus renforce fortement l’abstentionnisme. Concluons : l’antilepenisme n’est plus assez fort pour constituer un front républicain.

La politique de Macron a d’autant plus besoin d’une pensée sur ce monde qu’elle se veut d’ouverture

Disons aussi que la bataille se livre à fronts renversés. Le FN ne se présente plus comme le parti de la droite authentique, mais comme le parti du peuple contre les élites parasitaires et égoïstes, et dont il fait de Macron le représentant hautement symbolique en le réduisant à son activité banquière.

On peut imaginer que cet argument puisse ramener à Marine Le Pen les 5 % à 6 % des voix que lui avait retirées Mélenchon, et qu’il déclenche l’abstention dans une partie des électeurs « insoumis ». On peut imaginer que le discours souverainiste anti-immigré amène à Marine Le Pen un certain nombre de suffrages d’ultradroite qui avaient bénéficié à Fillon. Bref, elle peut récupérer des voix dans le monde populaire qui votait à gauche comme dans le monde de droite. Et on ne sait pas encore s’il y aura un attentat qui favoriserait des votes lepénistes.

Marine le Pen se met désormais au-delà de la gauche et de la droite, tout en les englobant. Macron, lui, est parti de cet au-delà ; il l’a développé, et il a mené son combat au nom de la nation. Sa jeunesse et son dynamisme sont un atout maître : ils symbolisent le renouveau et la revitalisation, au-delà d’un système politique vermoulu. Alors que Marine Le Pen exalte une France qui se ferme contre ses ennemis, il exalte une France comme entité historique vivante et ouverte. C’est dans ce sens du gaullisme soft.

Quels sont les grands problèmes et les grands thèmes absents de cette campagne ?

Le premier grand absent est le monde qui nous enveloppe et nous emporte dans des conflits et des régressions qui s’aggravent. Les Etats-Unis et la Russie accroissent leur arsenal nucléaire. Trump et Kim ne sont pas Kennedy et Khrouchtchev, qui avaient évité le conflit nucléaire. L’organisation Etat islamique prépare des attentats partout, y compris chez nous.

Partout, deux barbaries se conjuguent, la vieille barbarie de la haine, du mépris, de la cruauté, et la barbarie glacée du calcul qui veut contrôler tout ce qui est humain.

Partout, y compris en Europe, la régression politique a fait naître des postdémocraties autoritaires, que le mot « populisme » qualifie très mal, et nous sommes nous-mêmes ici menacés en ce moment historique.

Les politiques sont somnambules comme l’ont été les politiques de 1933 à 1940. La France ne devrait-elle pas prendre des initiatives pour la paix ? Beaucoup attendent le retour d’une diplomatie française dans le monde telle que l’avait exprimée Dominique de Villepin dans son célèbre discours à l’ONU. La France ne devrait-elle pas chercher une nouvelle voie pour résister aux régressions qui nous envahissent ? Pour vraiment « barrer la route au FN », il faudrait prendre une autre route.

La politique de Macron a d’autant plus besoin d’une pensée sur ce monde qu’elle se veut d’ouverture ; la politique de fermeture sur soi de Marine Le Pen n’a pas besoin de penser le monde car pour elle l’extérieur est une menace (mondialisation, Europe, étranger, immigré) et la solution est la fermeture sur soi.

Les débats sont-ils à la hauteur de ces enjeux historiques et de cette dépression politique ?

Le mythe de l’Europe est faible. Le mythe de la mondialisation heureuse est à zéro. Le mythe euphorique du transhumanisme n’est présent que chez des technocrates.

Nous sommes dans un creux historique d’incertitudes et d’angoisses, qui provoquent les régressions de repli. Seule la conception d’une voie salutaire pourrait ressusciter une espérance qui ne soit pas illusion.

Macron devrait à mon sens mettre en question les cadres classiques dans lesquels il semble se situer naturellement : la subordination de la politique à l’économie, la réduction de l’économie à l’école néolibérale, l’excroissance du pouvoir de l’argent.

Nous connaissons la voie où nous conduit le FN. C’est celle de la postdémocratie autoritaire, celle de Poutine, Orban, Erdogan, qui progresse sur le continent

Une des causes profondes du mal contemporain est l’hégémonie de la finance et des lobbies économiques non seulement sur la société, mais aussi sur la politique.

Une nouvelle voie économique est possible qui ferait reculer progressivement l’omnipotence du profit, du calcul, de la standardisation, et nous conduirait vers un mieux-être : la menace écologique a ouvert la perspective de la généralisation des énergies propres, de la dépollution des villes (développement des voitures électriques, piétonisation, parkings aux portes de villes), de la dépollution de notre consommation alimentaire par la régression de l’agriculture et de l’élevage industrialisés et le redéploiement des exploitations fermières et agroécologiques.

Le développement de la conscience des consommateurs urbains, qui a commencé, favoriserait l’alimentation saine et savoureuse. Du coup, les progrès de la santé dans toute la nation susciteraient d’énormes économies budgétaires.

En même temps, l’Etat devrait favoriser l’économie sociale et solidaire, l’entreprise citoyenne, l’économie collaboratrice (qui s’ébauche dans les Blablacar, les AMAP, etc.), l’économie circulaire, l’artisanat. Il devrait favoriser la production du durable et faire régresser celle du jetable. Il devrait favoriser la compétitivité qui s’obtient par la débureaucratisation et l’humanisation au sein de l’entreprise, plutôt que par les contraintes qui conduisent aux burn-out.

Enfin, l’union des Français à laquelle aspire Macron nécessite la prise de conscience de la réalité multiculturelle de notre nation, composée d’abord de cultures provinciales issues de peuples hétérogènes au départ, ensuite de cultures d’origine immigrée se symbiotisant dans la grande culture nationale. Il faudrait inscrire dans la Constitution « la France est une République une et multiculturelle ».

Vous avez été résistant et avez lutté contre l’occupant allemand. Né du groupuscule néofasciste Ordre nouveau, en 1972, le Front national obtient aujourd’hui près de 8 millions de voix. Que vous inspire cette ascension ?

Nous connaissons la voie où nous conduit le FN. C’est celle de la postdémocratie autoritaire, celle de Poutine, Orban, Erdogan, qui progresse sur le continent. Et Macron n’a pas, au moment où je vous parle, proposé une nouvelle voie économique, sociale, politique.

Cela n’est pas impossible qu’un néo-Macron apparaisse s’il est président : Juan Carlos, couvé par Franco pour régner en franquiste a au contraire, sitôt acquis le pouvoir, réalisé la démocratie. Gorbatchev, pur produit du stalinisme, est devenu le destructeur du système dont il est issu. Que serait Macron président ?

Nous allons assister, en tant que spectateurs-acteurs, à un match décisif dans le débat télévisé. Macron est gracile, Marine Le Pen est massive. Aura-t-il l’agilité des poids plumes capables de cribler de coups leur adversaire ? L’assommera-t-elle de coups grossiers mais puissants ?

Ses innombrables ralliements demeureront la force de Macron s’il y introduit de la convergence, mais sa faiblesse, s’il subit l’hétéroclite. La force de Marine Le Pen est d’allier l’extrême nationalisme de droite en progrès à un populisme social qui attire une partie déjà importante des classes travailleuses.

Mais bien que diminué, le peuple républicain dispose encore de forces de résistance. Macron bénéficie d’un élan propre pour le renouveau et d’un fort antilepenisme. Mais il a éveillé un antimacronisme de gauche et un antimacronisme de droite qui iront vers l’abstention ou vers Marine Le Pen. Cela dit, il y aura encore des aléas et des surprises.

Les forces profondes de régénération qui travaillent le pays, en même temps que le travaillent les angoisses, les peurs et les colères (qui favorisent Le Pen), sauront-elles se décanter et trouver un chemin en Macron ?

Le dynamisme de la marche risque d’être stérile si on ne sait pas quel espoir se trouve dans l’« en avant ». De toute façon, nous sommes dans l’aventure, cette élection est un saut dans l’inconnu. D’un côté, le déjà-connu, de l’autre, l’incertain. Il faut savoir que tout vote sera un pari risqué. L’abstention est elle-même un pari. Cette conscience doit nous donner vigilance et éviter bien des illusions et des déceptions.