Christian Ruby a lu CE CAUCHEMAR QUI N’EN FINIT PAS. COMMENT LE NÉOLIBÉRALISME DÉFAIT LA DÉMOCRATIE.

Auteur de l'oeuvre: 
Pierre Dardot et Christian Laval

 

 

 Il est évidemment possible de parler de ce nouveau livre de Pierre Dardot et Christian Laval sans faire allusion à leur travail antérieur, notamment à leur ouvrage Commun : Essai sur la révolution au XXI° siècle (La Découverte, 2014). Une perspective centrale gouverne pourtant les deux livres : la politique et l’économie ne relèvant pas de lois naturelles, il convient donc de lutter contre ces images si souvent répandues de mécanismes sociaux et politiques soi-disant « objectifs », c’est-à-dire compris comme indépendants de l’action humaine. À l’encontre de telles considérations, qui font les beaux jours de certains médias, les auteurs en appellent à une reprise de l’initiative dans la guerre des classes , afin d’imposer la démocratie.

 

 

Sauver d’urgence la démocratie menacée

 

 

Ce cauchemar qui n'en finit pas est particulièrement marqué par une urgence : celle d’intervenir dans le temps présent et à une échelle assez large. Pourquoi cette urgence ? Parce que nous vivons des accélérations décisives : des processus économiques, sécuritaires, de dégradation des relations entre gouvernés et gouvernants, etc. Mais ce n’est pas tout. En sus, existe une autre urgence à prendre en compte et à contrecarrer : l’accélération de la sortie de la démocratie. Qu’entendent par-là les auteurs ? Non seulement l’offensive oligarchique contre les droits sociaux et économiques s’amplifie ; mais les dispositifs sécuritaires mis en place par l’État brident les droits civiques et politiques. Et surtout, comme les auteurs le font d’emblée remarquer, il faut cesser de croire que ces deux facteurs sont indépendants l’un de l’autre. La sécurité est appelée par le déchaînement de la concurrence, de la compétition acharnée entre les acteurs sociaux. Pierre Dardot et Christian Lavalreprennent sur ce point les démonstrations de Michel Foucault : les stratégies de sécurité sont l’envers et la condition de la gouvernementalité libérale. À quoi il faut encore ajouter, pour éviter les confusions, que ce qui est un des droits de l’humain, c’est la sureté (la garantie des droits) et non la sécurité qui, elle, est strictement policière. En un mot, la raison néolibérale qui régit nos existences insécurise et discipline la population simultanément. Et la démocratie s’en trouve désactivée.

 

 

L’ère de la radicalisation néo-libérale

 

 

La situation de notre époque est ainsi décrite : nous vivons une radicalisation néo-libérale sous une gouvernance oligarchique, sous un processus d’auto-aggravation de la crise qui entraîne la défaite des capacités de résistance et de combat, en particulier du salariat organisé. La description (et les conséquences tirées) occupe 6 parties. La première montre que la crise est devenue un mode de gouvernement. La deuxième : que le projet néolibéral – largement référé à la doctrine de Friedrich A. Hayek – est un projet antidémocratique. La troisième insiste sur le lien entre le système néolibéral et le capitalisme. La quatrième entreprend l’examen de la gouvernance européenne. La cinquième nous éclaire sur le nœud coulant de la dette ; tandis que la dernière décrit le bloc oligarchique néolibéral.

 

 

Ce néolibéralisme a pour caractéristique d’étendre et d’imposer la logique du Capital à toutes les relations sociales, jusqu’à en faire la forme même de nos vies. C’est un dispositif systémique appuyé sur une raison politique unique, tout s’y ordonne. Et surtout une chose, qui fait le fond de la démonstration des auteurs : la distribution de dominants isolés dans leur caisson sensoriel, qui rend impossible un partage d’expérience.

 

 

C’est aussi dans ce propos, relevant d’une théorie de la domination, que se loge une interrogation : les auteurs ne sont-ils pas, aussi, en train de nous rejouer la vieille partition de l’intellectuel susceptible d’éclairer les masses ? Et des masses qui se répandent seulement en ressentiment, dans le retrait et la xénophobie ? Heureusement, dans le volume précédent, Commun, ils accomplissaient l’examen des luttes et des expérimentations nouvelles, portant les promesses d’un avenir (ils y reviennent brièvement en conclusion de cet ouvrage-ci) ! Il y est fait allusion ici, mais pour souligner que « la logique minoritaire du commun n’a pas encore trouvé son expression de masse, ses cadres institutionnels, sa grammaire politique ». Et pour conclure que nous sommes en retard sur ce plan. Est-ce de cet ouvrage que viendra le salut ?

 

 

Renouer avec la véritable définition de la démocratie

 

 

Le recours à un apologue, par pièce d’Aristophane interposée, met une partie du problème en scène : le culte de l’argent est devenu le cœur de la démocratie. Voilà qui conduit à une reprise de cette dernière notion, reprise décisive car elle conditionne le sens que l’on peut prêter au titre de l’ouvrage. Pierre Dardot et Christian Laval font alors résonner un « sens originel » du terme démocratie : non pas la gestion pacifiée des conflits par le consensus, mais le pouvoir conquis par une partie de la cité dans une guerre contre l’ennemi oligarchique, ou pour l’exprimer autrement, un pouvoir exercé par la masse des pauvres . Évidemment, cette définition, « originaire » ou non, souligne qu’il faut cesser de parler de démocratie en termes de nombres, ou en termes de mode de régulation des rapports sociaux. De toute manière, compte tenu de la définition posée, nous ne vivons pas en démocratie – tout le prouve : de la situation de la Grèce (à laquelle les auteurs consacrent des pages) à la théorie du néolibéralisme (et de sa conception de la primauté des droits privés). Et nous la vivons d’autant moins que les auteurs veulent que les mouvements sociaux l’imposent.

 

 

Reconnaître la cohérence du système néolibéral

 

 

Il est un aspect du raisonnement des auteurs à relever, tant il renvoie à un enjeu de notre époque. Ils affirment qu’il faut « cesser de penser l’avènement du néolibéralisme d’une manière exclusivement négative ». En quoi ils ont raison, maisencore faut-il préciser le sens de la phrase. Il ne suffit pas de retenir que le néolibéralisme démantèle, rétrécit, ou amoindrit ceci ou cela. Il faut comprendre que le néolibéralisme présente un mode de pouvoir « positif et original ». Il a donné naissance à un nouveau système de pouvoir, qui remplit des fonctions de coordination entre espaces nationaux. Autrement dit, ce qui caractérise la politique néolibérale n’est pas le rétrécissement de la sphère politique, mais la permanence d’un interventionnisme gouvernemental producteur d’un ordre nouveau. En cela il devient inséparable de la mondialisation. Il présente des règles, des institutions, des normes qui permettent l’intensification des échanges, l’internationalisation de la production, et la libération des flux de capitaux. L’intérêt de ce remaniement de la perspective est de mieux faire paraître la signification et les ramifications de cet ensemble normatif, et surtout de mettre à mal les idées fréquentes de chaos ou d’anarchie généralisée. Certes, il ne s’agit plus de l’ordre public mondial précédent, mais il s’agit bien de nouvelles stratégies, de processus inédits (déterminant la possibilité de la survie du capitalisme), de conquêtes nouvelles (des espaces, par exemple, interstellaires ou extra-atmosphériques, et des temps), menées avec une certaine cohérence qui nous appelle à refuser tant l’idéalisation que la péjoration. La nouvelle gouvernementalité néolibérale doit donc être prise au sérieux.

 

 

La question de l’Europe

 

 

Dans ce cadre, que pouvons-nous attendre de l’Europe (EU) ? C’est évidemment une question de fond. D’autant que les règlements européens ont désormais une valeur constitutionnelle supérieure à toute volonté des citoyens. Les Grecs en savent quelque chose ! En marge de toute référence à un idéal européen, ou d’une répétition des accents particuliers des discours fondateurs, c’est à la réalité du fonctionnement de l’UE qu’il faut s’attacher. Les auteurs l’examinent dans sa réalité historique (qu’ils insèrent dans les raisonnements de Michel Foucault sur la biopolitique). Et ceci pour aboutir à la conclusion selon laquelle le projet européen se révèle comme le processus de construction d’un marché qui s’est peu à peu doté de ses propres règles de fonctionnement. L’UE est devenue l’opérateur économique et juridique de cette construction. Ainsi déconstruisent-ils la politique de l’UE en la ramenant à un « Empire de droit », dans lequel le budget et la monnaie sont devenus des instruments de discipline. Et c’est cet Empire, pour revenir un instant sur le cas de la Grèce, qui fait fonctionner le nœud coulant de la dette.

 

 

Un « bloc oligarchique néolibéral » plutôt qu’un « village planétaire »

 

 

Et l’ouvrage se termine par l’analyse du néolibéralisme en acte. En cela, les auteurs démontent les images trop courantes du « village planétaire » ou de l’incapacité à reconnaître ce néolibéralisme dans des groupements politiques ou des forces sociales. Ils proposent d’appeler « bloc oligarchique néolibéral » la coalition de groupes élitaires qui ont des intérêts spécifiques à faire valoir et dominent des sphères sociales. Ces oligarques se répartissent en quatre composantes : la caste bureaucratique et gouvernementale, les acteurs financiers, les grands médias d’opinion et de divertissement, les institutions universitaires et éditoriales. Ces composantes exercent toutes une fonction politique.

 

Une interrogation demeure : comment en sortir ? La conclusion vient répondre à cette question, en présentant la démocratie telle que redéfinie dans l’ouvrage comme « expérimentation du commun ». Si les premiers mots de la conclusion sont aussi sombres que la situation semble l’être, les auteurs permettent aux lecteurs de redresser la tête, in fine, en montrant comment l’expérience du commun pourrait prendre le pas sur l’expertocratie si prégnante