POUR UNE HISTOIRE POLITIQUE DE LA RACE

Auteur de l'oeuvre: 
JEAN-FREDERIC SCHAUB

Jean-Luc Bonniol, « Races sans couleur », La Vie des idées , 27 janvier 2017. 

A propose de : Jean-Frédéric Schaub, Pour une histoire politique de la race, Seuil.

 

 

De l’Espagne du 13e siècle à la colonisation du Nouveau Monde, de l’obsession du lignage à la biologie de l’hérédité, l’historien J.-F. Schaub retrace les étapes de la construction de l’idée de race. Il montre que c’est la généalogie, plus que le phénotype, qui fournit le prétexte à cette naturalisation de la différence qu’est la racisation.

 
Recensé : Jean-Frédéric Schaub, Pour une histoire politique de la race, Paris, Seuil, 2015, 336 p., 21 €.

Jean-Frédéric Schaub, historien moderniste spécialiste du monde ibérique et de ses prolongements coloniaux, propose dans cet ouvrage une roborative et stimulante réflexion sur la race. Qu’on ne s’y méprenne pas : on n’y trouvera pas un exposé historique en bonne et due forme, encore moins une histoire linéaire et téléologique, qui irait d’un minimum à un maximum, d’un âge où la race se combine avec d’autres éléments à un moment hyper-racial amorcé au 19e siècle. Mais on y découvrira un certain nombre de propositions dessinant une ébauche de théorie de la « race ».

Cette théorie évite un double écueil chronologique. Elle écarte le choix d’une très longue durée (de la Grèce ancienne à l’époque contemporaine), qui rend licite une conception très ouverte de la domination de race mais court le risque de ne pouvoir la distinguer des autres formes de domination. Mais elle ne se concentre pas non plus sur la plus courte durée du développement moderne de la biologie de l’hérédité, qui peut contribuer à isoler un racisme « chimiquement pur » (p. 311) mais qui n’englobe pas ses formes diluées, notamment dans les cas où le lexique de la race est exclu du champ politique. J.-F. Schaub propose un moyen terme en prenant comme point de départ la persécution de groupes minoritaires dès le 13e siècle dans l’Occident chrétien, notamment en Espagne. On exclut alors sur les bases du lignage et de la généalogie, et, de manière implicite, sur l’idée de différences naturelles. Ainsi se serait constituée la matrice de pratiques et de discours ultérieurs, manifestes lors de la colonisation et encore aujourd’hui dans le contexte migratoire postcolonial.

Naturalisation de la différence et conception constructiviste de la race

Jean-Frédéric Schaub ancre sa réflexion dans une conception de la race comme construction sociale, « à la fois discursive et inscrite dans les pratiques », une conception selon laquelle « les fondements de l’altérité ne sont pas seulement sociaux, mais également naturels » (p. 123). Selon lui, on ne saurait en effet parler de race sans cette naturalisation de la différence, qui enferme les individus dans des appartenances dont ils ne peuvent s’évader et les figent dans un temps sans histoire. Dans ces conditions, le recours à la qualification raciale lorsque ce critère de nature est absent (par exemple quand on évoque des stigmatisations sociales) ne peut relever que de la métaphore.

La conception constructiviste de la race est aujourd’hui, on le sait, largement partagée par les sciences sociales. J.-F. Schaub pointe le succès de sa traduction rhétorique à travers la formule « on ne naît pas x, on le devient », qui renvoie immédiatement à son utilisation par Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe [1], mais qui est en fait un trope de l’argumentation religieuse et philosophique que l’on trouve déjà chez Tertullien, Erasme, ou Spinoza. On peut en ce sens rappeler les analyses selon lesquelles les Africains déportés aux États-Unis et leurs descendants ne sont devenus des « Noirs » qu’au terme d’une nomination coloriste émanant du groupe blanc ; c’est face à eux que les immigrants européens, notamment catholiques et juifs, se sont progressivement constitués comme « Blancs » et c’est à partir de ces désignations qu’ont pu être produites des catégories, éventuellement ratifiées par le droit. Cette conception constructiviste, qui fait la part belle aux assignations externes, n’empêche pas J.-F. Schaub de pointer l’appropriation de ce catalogage par les sujets racisés, évoquant par exemple « la définition de soi en tant que Noir », qui fait l’objet d’un « travail constant de mise à jour », ou s’appuyant sur Frantz Fanon pour rappeler l’expérience psychique intime propre au sujet qui subit ce processus de racisation.

Les distinctions raciales, fondées sur une telle imputation de traits naturels, se sont longtemps inscrites dans le cadre de la biologie, du moins à partir du moment où cette discipline scientifique a émergé (même si le terme n’a perdu que tardivement ses anciennes ambivalences, qui tenaient à la prise en compte simultanée de caractéristiques intellectuelles et morales). Lorsque, dans le dernier quart du 20e siècle, la discipline a récusé la notion de race, l’idée que la race est dénuée de fondements matériels a pénétré le débat public (selon la formule souvent répétée : « les races n’existent pas »), alors même qu’y progressait la conscience de sa dangerosité avérée dans l’histoire. Que faire désormais du terme, devenu pour beaucoup « infâme » ? J.-F. Schaub revient sur un dilemme français, qui n’est pas sans lien avec la controverse autour des statistiques ethniques : si l’on décide de ne plus utiliser le terme de « race », son usage dans le droit risquant de donner de la consistance à ce qui n’apparaît que comme une fiction, ne se prive-t-on pas d’un instrument lexical indispensable pour qui veut contrer ses effets sociaux ?

Fait racial et sciences naturelles

Afin d’éclairer le débat portant sur l’inanité biologique présumée de la race et son efficacité sociale, J.-F. Schaub reprend à nouveaux frais le problème des rapports du fait racial aux sciences naturelles. Dans quelle mesure, se demande-t-il, le programme de l’histoire politique, qui porte sur les questions de catégorisation et de discrimination, peut-il se déterminer en fonction de celui de l’histoire des sciences ?

Pour les périodes antérieures, on parle parfois de « proto-racisme », faisant référence à un « phénomène déjà présent, mais pas pleinement advenu » (p. 128). Jean-Frédéric Schaub s’élève contre cette expression, qui ne fait selon lui qu’ajouter à la confusion, car elle dénote une visée téléologique, suggérant une progression (impliquant elle-même une généalogie prospective) vers la mise en place d’idéologies pleinement racistes. De manière plus générale, il s’élève contre l’expression même de « racisme scientifique », car elle fait apparaître celui-ci comme une contribution à la modernité par contraste avec un racisme archaïque, corroborant de fait « les cadres les plus dépassés de l’histoire des sciences » (p. 162). L’auteur repère ainsi des théories pouvant servir de fondement à l’idée raciale bien avant les sciences expérimentales. Il évoque notamment l’histoire des représentations savantes de l’hérédité, qui établit la validité pluriséculaire de celle-ci, entendue d’abord comme concept juridique, et le caractère très récent de sa signification biologique. La biologie fournit in fine une « divine métaphore » [2] à la pensée raciale.

Une historiographie de la race renouvelée

C’est sur cette base théorique que J.-F. Schaub élabore ses propres conceptions historiographiques. D’abord, suivant en cela la problématique que George M. Frederickson expose dans son petit ouvrage consacré à l’histoire du racisme [3], il refuse de dissocier la question noire et la question juive, le racisme colonial et l’antisémitisme. À la marge « du cercle de pensée raciste » (p. 227), celui-ci a souvent été l’objet d’un traitement à part, dans la mesure où, prenant le relais de l’antijudaïsme, forme d’hostilité religieuse, il ne peut pour bien des analystes être assimilé à un racisme qu’à partir du moment où les juifs ont été conçus comme une race. Par opposition, J.-F. Schaub considère que la doctrine de la limpieza de sangre ibérique en cours à la fin du Moyen Âge, « machine à traquer les descendants de convertis » (p. 83) par la recherche d’une tache indélébile sur l’arbre généalogique, peut être rapprochée des normes engendrées plus tard par les entreprises coloniales, pourtant fondées au premier chef sur les différences phénotypiques.

Par là se trouve posé le problème fondamental de l’équivalence souvent établie entre la visibilité de l’altérité et la pensée raciale. Celle-ci peut suppléer pour l’auteur à la non-évidence de traits phénotypiques. On peut en effet remarquer que c’est l’invisibilité même de la distinction qui est au centre de la hantise raciale, s’attachant justement à la volonté « de révéler des distinctions que l’œil n’identifie plus » (p. 232), de suppléer à un effacement de la différence, de produire de l’altérité là où elle cesse d’être évidente. Hantise qui implique le recours obsessionnel à la généalogie, comme l’illustre à l’évidence la règle américaine de la one drop rule qui implique l’impossibilité théorique du passing (la traversée de la barrière de couleur). Dans cette perspective, plus la différence est visible, moins l’argument biologique, fondé sur la généalogie, est nécessaire.

Il résulte de ces propositions une chronologie renouvelée pour encadrer l’histoire du phénomène racial. L’attribution des manifestations d’altérité aux différences censées relever de la nature a en fait une histoire plus longue que celle qui est habituellement pensée. L’apport de l’enquête historique en ce qui concerne la formation des catégories se révèle ici décisif, facilitant le repérage des usages et des règles raciales, précoces ou récentes, sans sacrifier la complexité de leurs expressions. La persécution des juifs dans l’Espagne médiévale, à travers les statuts de limpieza de sangre, apparaît au bout de cette enquête comme le processus matriciel de racialisation, intégrant une « conception de la personne comme élément d’un lignage » (p. 203), fondée sur une obsession généalogique relativement indifférente à l’apparence physique mais selon laquelle « la chaîne séminale ne peut être effacée » (p. 204). Ce qui enlève à la date de 1492 son caractère d’ « antécédence absolue » (p. 85)…

Les processus de racialisation qui se sont succédé, selon des temporalités et des rythmes variés, n’obéissent certes pas dans l’Espagne de la fin du Moyen Âge aux mêmes logiques que leurs correspondants paroxystiques du 20e siècle, mais les uns et les autres peuvent toutefois s’éclairer mutuellement. Sans tomber dans l’anachronisme, il s’agit d’exploiter les possibilités de la comparaison et de l’analogie, qui permettent de révéler une grammaire raciale structurant les divers processus. S’il est effectivement difficile, pour les périodes anciennes, d’isoler les dispositifs qui reposent sur la saisie d’une altérité fondée sur une stricte transmission naturelle, les critiques historiographiques établissant la non-pertinence du paramètre racial dans l’analyse de certaines situations historiques ne sont pour J.-F. Schaub guère convaincantes : on peut remarquer que, même aujourd’hui, bien des formes de racisme sont mêlées de considérations non naturalistes.

Du côté de la couleur

Même si des stéréotypes liés à la dévalorisation de la couleur noire sont sans doute présents depuis l’Antiquité (accompagnés d’une batterie de significations négatives : la nuit, le mal, etc.), et si le thème de la malédiction de Cham a déjà pénétré les sociétés ibériques au gré des interactions entre chrétienté et islam, la gestion de l’altérité a rencontré à la fin du Moyen Âge et au début des Temps Modernes un nouvel enjeu, impérial et colonial, avec la conquête du Nouveau Monde ; le regard s’est alors déporté du côté de la couleur et du métissage. Peut-être J.-F. Schaub n’insiste-t-il pas assez sur le caractère singulier de ce racisme qui s’appuie désormais sur des traits marqués au contraire par leur visibilité. Car l’efficacité particulière du racisme coloriste procède largement du recours à des réalités somatiques dont on ne peut modifier l’aspect, ce qui transforme une contingence biologique en destinée sociale. L’auteur rappelle que la situation coloniale est marquée par une angoisse du mélange, du risque de la dilution des couleurs porteuses de discrimination et d’une dégénérescence par contact. La régulation des mariages mixtes apparaît dans ces conditions « comme la pierre de touche pour mesurer l’intensité du préjugé » (p. 291). Paradoxalement, la racialisation est moindre si les groupes sont clairement séparés, comme avec les Republicas de Indios dans l’Amérique hispanique coloniale.

J.-F. Schaub mesure le poids de l’immense bibliothèque anglophone sur le sujet du racisme coloriste, qu’il rapporte à l’intense mobilisation sur les questions de race aux États-Unis et à la difficulté née de l’usage différent du terme de « race », banalisé en contexte anglophone, où les analystes pratiquent par ailleurs une équivalence presque parfaite entre race et color qui pour lui ne va pas de soi, comme toute la démarche de l’ouvrage tend à le démontrer.

Mais il est dommage que, dans son investissement bibliographique, il ne se soit pas suffisamment appuyé sur l’histoire des vieilles colonies françaises, particulièrement riche, dès le 17e siècle, en matériaux de réflexion sur la genèse de ce racisme, qui vont tout à fait dans le sens de son propos. L’historien du droit Yvan Debbasch avait montré, dès 1967, combien les contradictions du système esclavagiste minent sa structure binaire. Si ce système avait fonctionné sans faille, séparant par une cloison étanche les libres et les esclaves, le contraste phénotypique entre leurs couleurs de peau, au départ simple coïncidence historique, serait resté un simple épiphénomène [4]. On peut ainsi observer, dans la Saint-Domingue du 18e siècle, une racialisation des rapports sociaux, autrement dit une autonomisation de la « race » dans le champ social : les caractères phénotypiques se dotent d’une valeur propre, qui sert à positionner les individus, et les lignées dont ils procèdent, dans le jeu social [5].

La race et le postulat d’égalité

Ces réserves mineures ne sauraient entacher la remarquable acuité de vue qui caractérise la pensée de Jean-Frédéric Schaub, et la clarification conceptuelle qu’elle apporte. L’auteur sait élargir son champ de réflexion grâce à des détours comparatifs dans diverses situations historiques qui lui permettent de mettre en relief l’idée-force selon laquelle, malgré l’antinomie fondamentale entre une ségrégation fondée sur une infériorité naturelle, donc immuable, et les horizons universalistes, l’enracinement racial de l’altérité s’avère « d’autant plus nécessaire que le cadre normatif est plus porté à poser l’égalité entre les hommes » (p. 168) [6]. Le postulat d’égalité apparaît dans cette perspective à la fois comme un aliment de la réfutation de la pensée raciale, mais aussi comme la source d’une crainte, celle de « la confusion des conditions », ce qui explique par exemple que le préjugé de couleur se soit « rechargé » à l’époque des Abolitions. Dans l’empiètement de l’autre sur le même, la race est toujours là pour installer une ligne de faille sans pareille.

 

 
 

 

 
 
 
 
 
 
Notes

[1] Une des dernières occurrences de cette formule se trouve dans le titre de l’ouvrage récent de Johann Michel : Devenir descendant d’esclave. Essai sur les régimes mémoriels, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

[2] Olender, Maurice, Razza e destino, Milan, Bompiani, 2014, p. 24.

[3] Fredrickson, George M., Racisme, une histoire, Paris, Éditions Liana Levi, 2003.

[4] Debbasch, Yvan, Couleur et liberté. Le jeu du critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste, Paris, Dalloz, 1967.

[5] Jamard, Jean-Luc, « Réflexions sur la racialisation des rapports sociaux en Martinique : de l’esclavage biracial à l’anthroponymie des races sociales », Archipelago, 3-4, 1983, p. 47-81.

[6] On peut toutefois regretter en cette matière l’absence de référence à la réflexion de Louis Dumont, qui considérait la race comme une « valeur » permettant de restaurer, sous le couvert d’un phénomène « naturel », un principe hiérarchique mis à mal par l’égalitarisme contemporain : « Caste, racisme et stratification », Cahiers internationaux de sociologie, 29, 1960, p. 91-112, texte placé en postface de Homo hierarchicus, Paris, Gallimard, 1966.