Le Monde du 7/04/18. Piketty.RUSSIE : REGNE DE LA KLEPTOCRATIE

Chronique. Le mois prochain, Karl Marx aura 200 ans. Qu’aurait-il pensé du triste état de la Russie, pays qui n’a cessé de se réclamer du « marxisme-léninisme » pendant la période soviétique ?

Sans doute aurait-il décliné toute responsabilité face à un régime apparu longtemps après sa mort. Marx a grandi dans un monde d’oppression censitaire et de sacralisation de la propriété privée, où même les propriétaires d’esclaves devaient être grassement compensés si l’on attentait à leur bien (pour les « libéraux » comme Tocqueville, cela allait de soi).

Difficile pour lui d’anticiper les succès de la social-démocratie et de l’Etat social au XXe siècle. Marx a 30 ans lors des révolutions de 1848 et disparaît en 1883, quand naît Keynes. L’un et l’autre ont été des chroniqueurs aiguisés de leur temps ; sans doute a-t-on eu tort de les prendre pour des théoriciens achevés du futur.

« Société des voleurs »

Toujours est-il que, quand les bolcheviques prennent le pouvoir en 1917, leurs plans d’action sont loin d’être aussi « scientifiques » qu’ils ne le prétendent. La propriété privée sera abolie, c’est entendu. Mais comment seront organisés les rapports de production, et qui seront les nouveaux maîtres ? Par quels mécanismes les décisions seront-elles prises et les richesses réparties au sein du gigantesque appareil d’Etat et de planification ?

Faute de solutions, on se replie sur l’hyperpersonnalisation du pouvoir ; et faute de résultats, on trouve vite des boucs émissaires, on enferme et on purge à tout-va.

A la mort de Staline, en 1953, 4 % de la population soviétique est en prison, dont plus de la moitié pour des « vols de propriété socialiste » et autres petits larcins permettant d’améliorer l’ordinaire. C’est la « société des voleurs » décrite par Juliette Cadiot, et elle signe le dramatique échec d’un régime qui se voulait émancipateur. Pour dépasser un tel niveau d’enfermement, il faut considérer le cas de la population masculine noire américaine aujourd’hui (5 % des hommes adultes en prison).

Les investissements soviétiques dans les infrastructures, l’éducation et la santé permettent certes un certain rattrapage : le revenu national par habitant stagnait avant la révolution à environ 30 %-40 % du niveau ouest-européen, il fait un bond à plus de 60 % dans les années 1950. Mais le retard se creuse de nouveau dans les années 1960-1970, l’espérance de vie se mettant même à diminuer (phénomène unique par temps de paix). Le régime est au bord de l’implosion.

Le démantèlement de l’Union soviétique (URSS) et de son appareil productif conduit à une chute du niveau de vie en 1992-1995. Le revenu par habitant remonte à partir de 2000 et se situe en 2018 à environ 70 % du niveau ouest-européen en parité de pouvoir d’achat (mais deux fois plus bas si l’on utilise le taux de change courant, compte tenu de la faiblesse du rouble). Malheureusement, les inégalités ont progressé beaucoup plus vite que ne le prétendent les statistiques officielles, comme l’a montré une étude récente réalisée avec Filip Novokmet et Gabriel Zucman (disponible sur Wid.world).

Dérive kleptocratique sans limites

Plus généralement, le désastre soviétique a conduit à l’abandon de toute ambition de redistribution. Depuis 2001, l’impôt sur le revenu est de 13 %, que votre revenu soit de 1 000 roubles ou de 100 milliards de roubles.

Même Reagan et Trump n’ont pas été aussi loin dans la démolition de l’impôt progressif. Il n’existe aucun impôt sur les successions en Russie, ni d’ailleurs en Chine populaire. Si vous voulez transmettre votre fortune en paix en Asie, mieux vaut mourir dans les anciens pays communistes, et surtout pas dans les pays capitalistes, Taïwan, Corée du Sud ou Japon, où le taux appliqué aux successions les plus élevées vient de passer de 50 % à 55 %.

Mais là où la Chine a su préserver un certain contrôle sur les sorties de capitaux et les accumulations privées, la Russie poutinienne se caractérise par une dérive kleptocratique sans limites. Entre 1993 et 2018, elle a réalisé des excédents commerciaux gigantesques : environ 10 % du produit intérieur brut (PIB) par an en moyenne pendant vingt-cinq ans, soit au total de l’ordre de 250 % du PIB (deux années et demie de production nationale). En principe, cela aurait dû permettre l’accumulation de réserves financières du même ordre : c’est d’ailleurs à peu près la taille du fonds souverain public accumulé par la Norvège, sous le regard des électeurs. Mais les réserves officielles russes sont dix fois plus faibles : à peine 25 % du PIB.

Où est passé l’argent ? Selon nos estimations, les actifs offshore détenus par de riches Russes dépassent à eux seuls une année de PIB, soit l’équivalent de la totalité des actifs financiers officiels détenus par les ménages russes. Autrement dit, les richesses naturelles du pays (qui, soit dit en passant, auraient mieux fait de rester dans le sol pour limiter le réchauffement climatique) ont été massivement exportées pour alimenter des structures opaques permettant à une minorité de détenir d’énormes actifs financiers russes et internationaux.

Ces riches Russes vivent entre Londres, Monaco et Moscou ; certains n’ont jamais quitté la Russie et détiennent leur pays via des entités offshore ; de nombreux intermédiaires et des sociétés occidentales ont également récupéré au passage de grosses miettes, et continuent de le faire aujourd’hui dans le sport ou les médias (on appelle parfois cela de la philanthropie). L’ampleur du détournement est sans équivalent dans l’histoire.

Plutôt que d’appliquer des sanctions commerciales, l’Europe serait bien inspirée de s’en prendre enfin à ces actifs et de s’adresser à l’opinion russe. Le postcommunisme est aujourd’hui devenu le pire allié de l’hypercapitalisme : Marx aurait apprécié l’ironie, mais ce n’est pas une raison pour s’en accommoder.