Les donneurs de leçons en matière de lutte contre l’extrême droite doivent balayer devant leur porte

 Les donneurs de leçons en matière de lutte contre l’extrême droite doivent balayer devant leur porte »

Dans une tribune au « Monde », les intellectuels Henri Pena-Ruiz, Bruno Streiff et Jean-Paul Scot considèrent que voter Macron pour stopper le « fascisme » est un chantage indigne. Ce sont les gouvernements de gauche et de droite, en trahissant les classes populaires, qui ont fait monter le FN.

LE MONDE | 02.05.2017 | Par Henri Pena-Ruiz et Bruno Streiff (Henri Pena-Ruiz est philosophe et écrivain, Bruno Streiff est romancier et metteur en scène)

TRIBUNE. Comment voter le 7 mai ? Battre le FN. Soit. Donc voter Macron, selon la pseudo-évidence en forme de rengaine dont on nous accable. Mais un tel vote ne légitime-t-il pas un type de politique qui n’a cessé de nourrir le FN en causant une désespérance sociale ? Telle est la vive contradiction que peut éprouver une conscience citoyenne, insoumise. Et dès lors, rien n’est aussi simple. Rejeter l’effet Le Pen sans remonter à la cause politique et sociale que perpétue le programme Macron, est-ce vraiment faire face à l’emprise de l’idéologie du FN, qui n’a cessé de s’étendre ces trente dernières années ? On peut s’interroger sans être aussitôt soupçonné de complicité avec l’extrême droite ! Ne serait-ce que pour éviter à M. Macron de se croire tout permis en se méprenant sur le sens de son élection éventuelle, par rejet de son adversaire plutôt que par adhésion à sa personne et à son programme. Voter blanc est un acte de défiance à l’égard des deux candidats, qui prend en compte le moyen terme et pas seulement le court terme, la cause et pas seulement l’effet. On nous ressasse le principe de précaution en disant : « Une chose après l’autre. » Aujourd’hui faire gagner Macron. Et dès demain le combattre. C’est peut-être sage. Mais là encore les choses sont moins simples.

Que fera le vainqueur de sa majorité présidentielle, en l’exploitant à fond pour en tirer une majorité législative qui entravera singulièrement toute possibilité de le combattre ? On voit que le principe de précaution peut se jouer à deux niveaux : présidentiel et législatif.

Un peu d’histoire pour comprendre le ras-le-bol sur le rôle dévolu au FN, de François Mitterrand à François Hollande. On ne devrait pas jouer les apprentis sorciers avec le FN. C’est pourtant ce qu’ont fait le PS avec Mitterrand, en le favorisant pour affaiblir le Parti communiste, et la droite pour triompher de la gauche. Un argumentaire bien rodé : « Bien entendu, nous avons trahi nos engagements, mais vous n’allez quand même pas les laisser passer ! » Le peuple floué est sommé d’intégrer le mal nommé front républicain ; 82 % pour Jacques Chirac. Pour quel résultat ? Une montée continue du FN et du nombre de chômeurs qui désespèrent. On ne peut que constater aujourd’hui l’échec de cette stratégie purement défensive, qui ne répondait pas aux préoccupations des électeurs et a fini par déconsidérer les forces politiques.

Pendant ce temps, tout fonctionnait à merveille pour les puissances d’argent et les forces réactionnaires. On passait d’une vraie droite à une fausse gauche et vice versa pour que tout change sans que rien ne change, comme dans Le Guépard de Lampedusa et de Visconti. Sous le coude, un Front national comme repoussoir au cas où. Mais voilà que les affaires rattrapent Fillon et que les sondages annoncent une défaite inimaginable quelques semaines auparavant. Et si les Insoumis se retrouvaient au second tour face au FN ? Panique. Heureusement, les stratèges voient loin. On avait déjà lancé le produit d’appel Macron, un grand commis des banques d’affaires, celui qui, entre autres, avait permis à Patrick Drahi de faire des plus-values de plusieurs milliards et, une fois au gouvernement, brada Alsthom aux Américains en abattant les protections érigées par Arnaud Montebourg. 90 % des médias sont entre les mains d’une poignée de milliardaires. Alors on bétonne : autant d’articles de presse pour Macron que pour Le Pen, Fillon et Mélenchon réunis ! Et la machine à décérébrer s’est mise en marche. Tous pour Macron : il fallait voter « utile » pour barrer la route à Marine Le Pen. Et les gogos ont gobé. Beaucoup doivent s’en mordre les doigts : s’ils avaient voté Mélenchon, Marine Le Pen ne serait pas au second tour ! Absurdité de la stratégie : c’est en votant « utile » contre le FN dès le premier tour qu’on le qualifie pour le second !

19,6 % contre 21,3 %. Le coup passa si près… Alors jouons la dramatisation et refermons le piège habituel. Si vous ne votez pas Macron, vous voilà complices du fascisme. Rien que ça ! Au passage, le FN est tenu sans examen pour un parti fasciste. Mais si c’est vraiment le cas, il faut l’interdire. Et si c’est seulement, si l’on ose dire, une extrême droite à tendance raciste et xénophobe avec des potentialités de fascisme, il faut le combattre idéologiquement en déconstruisant son idéologie, mais aussi en le privant d’électorat par une politique de justice sociale. C’est ce pour quoi lutte inlassablement la France insoumise, par un admirable travail d’éducation populaire. Avec les résultats remarquables que l’on sait. Pour la première fois dans l’histoire, le score du FN a baissé, tandis que nombre de travailleurs écœurés par les trahisons sont revenus au bercail, grâce à un programme de gauche authentique, formulé par les Insoumis dans « L’avenir en commun ». Les donneurs de leçons en matière de lutte contre l’extrême droite doivent balayer devant leur porte, en assumant au regard de l’histoire le rôle qu’ils ont cru malin de faire jouer à la montée du FN.

Contradiction entre le moyen et la fin

Le cas échéant, on brandit des analogies pour faire honte aux Insoumis qui hésitent parce qu’ils saisissent la contradiction évoquée entre le moyen (voter Macron) et la fin (combattre une politique responsable de l’essor du FN). S’interroger sur le vote Macron ? La calomnie est prompte : c’est être complice du fascisme. Rien que cela ! Osons penser à rebours des caricatures. Le programme de M. Macron, au-delà de la nouveauté apparente de l’homme, perpétue et prolonge trente ans d’oubli de la question sociale et de destruction des acquis du programme du Conseil national de la Résistance. En 2007, Denis Kessler, ancien président du Medef, livrait la clé du néolibéralisme à la française : « Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde. » Donc privatiser les services publics, refondre la Sécurité sociale et déconstruire le statut de la fonction publique, réviser l’âge de la retraite. Et surtout, raturer le code du travail, ce dont MM. Hollande et Macron se sont chargés. M. Gattaz a exulté. Tout cela en phase avec la construction d’une Europe qui impose le néolibéralisme sous prétexte de sauver la paix, dessaisit les peuples de leur souveraineté sous prétexte d’efficience économique, fait du social et de l’écologie des résidus facultatifs d’une économie soucieuse des seuls profits de la haute finance. Fidèle à ce programme, M. Macron, en digne candidat du Medef, se propose de poursuivre la casse sociale exigée par l’Europe des banquiers, et notamment d’aggraver par ordonnance la loi El-Khomri, au cours des vacances d’été pour éviter la contestation. Dans sa finalité réactionnaire comme dans sa modalité antidémocratique, ce projet à lui seul doit nous alerter, car il grossira encore les rangs du FN.

Trente années de trahison au nom de « la concurrence libre et non faussée » ont abouti à de nouvelles formes de misère sociale, qui contrastent de façon saisissante avec l’insolence des revenus du capital. Voilà un système « qui produit la richesse en créant la misère » (Victor Hugo dans Melancholia). Les Insoumis, quant à eux, ne veulent pas seulement changer de politique. Ils veulent changer la politique, par une intelligence collective dépourvue de gourous, et c’est l’honneur de Jean-Luc Mélenchon d’avoir fait droit à cette double volonté en organisant leur consultation. Certains Insoumis s’apprêtent à voter Macron, d’autres à voter blanc. Pas de « ni-ni » donc, mais une conscience vive de la contradiction évoquée entre le moyen et la fin, la lutte contre l’effet et le maintien de la cause. Tous sont unis pour faire barrage au FN, mais en agissant sur les causes de son essor au lieu de s’en tenir à des discours à courte vue. Au lieu d’agiter un épouvantail pour fonder une victoire électorale sur la peur, ses militants mènent une double lutte, destinée à supprimer les causes qui font prospérer le FN. D’une part, ils livrent la bataille des idées pour souligner le rôle des immigrés dans la reconstruction de la richesse nationale, promouvoir le devoir d’hospitalité universelle que soulignait déjà Kant, réfuter le nationalisme d’exclusion xénophobe ou raciste qui reprend l’opposition du « eux » et du « nous » chère à Carl Schmitt ou la thèse du choc des civilisations chère à Samuel Huntington. D’autre part, ils proposent dans « L’avenir en commun » une refondation écologique et sociale de l’économie et une refonte de la politique par une VIe République.

Analogies infondées

Quant à ceux qui ressortent l’histoire et les analogies infondées pour orchestrer la peur et forcer un vote, il convient de leur rappeler que comparaison n’est pas raison. L’Histoire ne se répète pas. Les situations sont toujours uniques et spécifiques. Si le Parti communiste allemand a commis une faute impardonnable en renvoyant dos à dos le social-fascisme du Parti social-democrate et le national-fascisme du parti nazi, en 1931, c’est que plusieurs bains de sang empêchaient toute action commune entre communistes et socialistes. Le président de la République allemande Friedrich Ebert et le ministre de l’intérieur Gustav Noske, tous deux socialistes de droite, avaient couvert l’assassinat de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht par des corps francs nationalistes. L’écrasement de la République sociale de Munich, en 1919, puis de l’insurrection ouvrière de Hambourg, en 1924, par la Reichswehr, avaient été ordonnés par les mêmes gouvernants socialistes et centristes. L’aveuglement du Parti communiste allemand, dénoncé à juste titre par Trotski, n’en fut pas moins dramatique. Rien de tel en France, en dépit du conflit aigu entre socialistes et communistes jusqu’à l’émeute fasciste du 6 février 1934. A l’époque, certains tenants du patronat français lançaient le mot d’ordre « Plutôt Hitler que le Front Populaire ». Mais socialistes et communistes surent s’unir pour écrire une belle page du mouvement ouvrier par la conquête des congés payés et de nouveaux droits. Ils se désunirent, hélas, en raison de la non-intervention en Espagne, décidée par Blum et Chamberlain, laissant les mains libres à Hitler et Mussolini pour forger la victoire de Franco. Par ailleurs, face aux terribles crises financières et économiques de 1924 et de 1929, le Parti socialiste allemand préconisa des politiques d’austérité en s’alliant avec le Parti du centre (catholique) de Bruning, approuvant les réductions de salaires et des retraites comme un moindre mal. De plus, dès 1931, le parti nazi reçut un soutien financier de nombre d’industriels allemands et la complaisance de la police et de la justice, qui n’avaient pas été épurées sous la République de Weimar et pour lesquelles les communistes étaient les pires ennemis. En France, la crise fut bien plus tardive et de bien moins grande violence. Comparer la position de Mélenchon à celle des communistes allemands est absurde et scandaleux, car lui ne se trompe pas d’adversaire principal et immédiat. Il ne cesse d’affirmer que le FN doit être combattu sans transiger, et il n’assimile pas Macron à un fasciste.

 

Sachons raison garder, et votons en notre âme et conscience pour faire échec à l’extrême droite selon un principe de précaution qui doit ouvrir sur une révolution citoyenne propre à assainir la politique tout en redonnant confiance aux laissés-pour-compte de la mondialisation malheureuse. La VIe République est un horizon qui doit devenir une source.

Henri Pena-Ruiz et Bruno Streiff (Henri Pena-Ruiz est philosophe et écrivain, Bruno Streiff est romancier et metteur en scène)