LES TRAVERS DE LA LAÏCITÉ. Anne Chemin

Un dialogue très instructif dans Le Monde du 27 septembre 2018 entre Joan Scott et Dominique Schnapper

 
 

Les travers de la laïcité par Anne Chemin

 
 

Inscrit dans la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat, ce principe de notre République est-il vraiment  favorable à l’émancipation des femmes et des minorités ?

 

Dans La Religion de la laïcité (Flammarion, 318 pages, 23,90 euros), l’historienne américaine Joan Scott critique avec virulence la laïcité « à la française ». Elle estime que, depuis les années 1990, les discours laïcs comportent des relents islamophobes, voire racistes, et remet en cause la « fable » qui associe, en France, la laïcité, le recul de l’influence religieuse et l’émancipation des femmes. Nous lui avons proposé de dialoguer avec la sociologue Dominique Schnapper, qui croit, elle, aux vertus démocratiques et émancipatrices de la laïcité.

Joan Scott, vous soulignez dans votre livre que la laïcité et l’égalité hommes-femmes ne sont pas toujours allées de pair. ­Pourriez-vous nous décrire le paysage ­intellectuel qui sert de toile de fond à la loi de 1905 sur la séparation des ­Eglises et de l’Etat ?

En 1905, il y a, en France, un mouvement en ­faveur de l’émancipation des femmes qui ­demande notamment le droit de vote, mais ce souci d’égalité est totalement absent des ­controverses sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Ce silence dure d’ailleurs fort longtemps : en parcourant les décisions du Conseil d’Etat sur l’interprétation de la loi de 1905, j’ai découvert que jusqu’en 1987, la situation des femmes n’était quasiment jamais mentionnée et que jusqu’en 2003, il n’y avait aucune décision les concernant. Pourquoi ce silence ?

Au début du XXe siècle, les partisans de la laïcité croient fermement à la théorie des deux sphères – aux femmes la sphère privée, la religion, la famille, la sensibilité ; aux hommes la sphère publique, la raison, la politique et le commerce. La différence sexuelle est alors considérée comme une donnée naturelle invariable qui prescrit le rôle social des hommes et des femmes. L’inégalité fait donc partie ­intégrante de l’organisation de la société.

 

Cette idée est ancienne, mais avec l’avè­nement de la démocratie, au XIXe siècle, les frontières entre les deux sphères, paradoxalement, se durcissent. L’historien Jules Michelet (1798-1874) affirme que les hommes sont le cerveau et les femmes, l’utérus ; le sociologue Emile Durkheim (1858-1917) insiste sur le fait que les cerveaux des hommes sont plus gros que ceux des femmes ; l’économiste et sociologue Max Weber (1864-1920) explique que le sexe doit désormais être canalisé vers la reproduction créatrice. Cette rigidification des frontières entre les deux sphères assigne plus que jamais les femmes au monde de la maternité, comme si la cruauté du capitalisme devait être compensée par la douceur féminine du foyer.

La loi de 1905 est fondée sur ces croyances très anciennes en une asymétrie irréductible des sexes enracinée dans la nature. Cela ne veut pas dire que le discours laïc de l’époque ne contient pas la « possibilité » d’une extension des droits des femmes, ni que les féministes ne pourront pas s’emparer un jour de la laïcité pour parvenir à l’égalité des droits. Mais il ne faut pas réécrire l’histoire : l’inégalité de genre a été fondamentale pour la formulation de la séparation des Eglises et de l’Etat qui inaugure la modernité occidentale.

Dominique Schnapper, feriez-vous le même constat ?

Joan Scott souligne un fait historique in­contestable : la loi de 1905 portait sur la séparation du politique et du religieux, pas sur l’égalité des sexes. Elle était destinée à régler le conflit de légitimité entre l’Eglise catho­lique et la ­République. Il me semble en re­vanche essentiel de souligner qu’elle contenait, par son ­horizon d’universalité, la graine de la revendication féministe. Vous avez employé le mot de « possibilité », je le reprendrais volontiers.

La loi de 1905 est la forme française de la séparation du politique et du religieux qui est elle-même le fondement de l’ordre démocratique. Or, ce principe d’organisation politique est plus favorable à la revendication d’égalité que les autres. J’en veux d’ailleurs pour preuve que cette revendication a effectivement eu lieu, avec des résultats impressionnants !

Joan Scott, estimez-vous que la démo­cratie, malgré ses imperfections, est la meilleure alliée de l’émancipation des femmes ?

Cette « possibilité » que nous évoquons toutes les deux existe, bien sûr, mais elle ne s’est malheureusement pas réalisée. Les Françaises ont fini, en 1944, par obtenir le droit de vote, mais cette égalité formelle n’a pas engendré l’égalité réelle : plus d’un demi-siècle plus tard, les statistiques sur l’emploi, les ­salaires ou la participation politique montrent qu’il y a, encore aujourd’hui, d’immenses résistances à l’égalité.

Il y a des améliorations, certes, mais les questions de fond que posait Simone de Beauvoir en 1949 dans Le Deuxième Sexe sont toujours là. Le leadership reste associé à la masculinité, y compris dans les sociétés démocratiques :nous en sommes toujours là ! Le mouvement #metoo montre que la culture de la domi­nation masculine continue à opprimer les femmes. Je suis donc sceptique à l’idée que l’égalité formelle permette d’accomplir les promesses démocratiques.

Dominique Schnapper, partagez-vous ces réserves ?

Il faut, il me semble, lire les deux cents ans de l’histoire démocratique à la lumière de la longue histoire des sociétés humaines. Les anthropologues, notamment Françoise Héritier, nous ont montré que les sociétés ont toujours séparé le domaine du féminin du domaine du mas­culin et qu’elles ont toujours subordonné le premier au second. Le XIXe siècle, en reprenant cette distinction entre les deux sphères, s’inscrit donc dans une tradition très ancienne ! Ce qui est essentiel, à mes yeux, c’est que la société démocratique est la première à s’élever contre ces phénomènes anthropologiques.

En proclamant l’égalité de tous les citoyens et la séparation du politique et du religieux, deux principes qui renvoient à une certaine conception de la rationalité et de la liberté humaine, la république a semé la graine de l’égalité politique entre les hommes et les femmes. La résistance des hommes a été très solide, mais la force de la dynamique démocratique n’en a pas moins abouti à l’égalité du suffrage, puis à la réduction des inégalités dans le monde du travail et de la famille. Les droits formels ne sont évidemment pas suffisants, mais ils sont la condition nécessaire de l’égalité réelle. Cette révolution n’a pas complètement abouti, il n’y a aucun doute, mais il y a eu des progrès dont aucune autre société historique connue n’a fait l’expérience : les sociétés démocratiques sont les moins mauvaises des sociétés humaines.

Faut-il souligner le fait qu’on ne soit pas arrivé à remettre totalement en cause l’héritage de l’inégalité politique des sexes, ce que vous faites, ou souligner que cet héritage n’a jamais été à ce point contesté ? Je choisis la seconde option. Vous semblez attribuer les manquements démocratiques à l’essence même de la démocratie. J’estime qu’il faut les penser en termes de manquements et qu’ils sont susceptibles d’être corrigés dans la mesure où la démocratie est le seul régime qui admet et même encourage l’autocritique. Le temps long doit rester l’horizon de la critique : ce qui compte, c’est la marche vers l’égalité.

Joan Scott, reconnaissez-vous que, en matière d’égalité, les sociétés ­démocratiques sont les « moins mauvaises » des sociétés humaines ?

Je n’ai pas fait les mêmes travaux que Françoise Héritier, mais je ne suis pas sûre que la démocratie soit le premier régime politique de l’histoire qui questionne les inégalités hommes-femmes ! Nous avons tendance à analyser les autres sociétés à travers nos lunettes laïques et démocratiques modernes, mais nous sommes souvent aveugles à la complexité des rapports sociaux des autres cultures. En tant qu’historienne, j’ai acquis un certain scepticisme face aux discours de supériorité, d’universalité et de progrès. La marche en avant de l’histoire, c’est la fable que racontent les groupes qui ont réussi.

ANTOINE MOREAU-DUSAULT

Notre désaccord vient du fait que je ne crois pas vraiment en une « essence » démocra­tique. La démocratie proclame bien sûr des principes formidables, mais en affirmant qu’ils constituent la meilleure organisation possible des sociétés humaines, nous refusons le questionnement critique qui nous permettrait de comprendre les résistances à l’égalité que nous observons depuis plus de deux siècles. Qu’est-ce qui, dans la manière dont ces principes ont été théorisés et interprétés, ­résiste à l’égalité pleine et entière ?

Je ne rejette ni la laïcité ni la démocratie mais je constate que, dans les sociétés démocratiques, un présupposé puissant veut que certaines personnes soient plus égales que d’autres – les hommes sont plus égaux que les femmes, les Blancs plus égaux que les Noirs. Ces présupposés qui ne reposent sur aucune différence naturelle sont tellement profondément encastrés dans l’imaginaire social qu’il est extrêmement difficile de les combattre : ils ne sont pas des dérives ponctuelles, ils sont au cœur même du principe d’organisation de nos sociétés démocratiques. Et c’est la clé du problème.

Dominique Schnapper, diriez-vous que les inégalités hommes-femmes sont, ­encore aujourd’hui, au cœur de notre fonctionnement démocratique ?

La démocratie, c’est sa grande vertu, se caractérise par la critique continue d’elle-même : vous êtes donc pleinement démocratique en critiquant la démocratie ! L’égalité démocratique est un projet, une théorie, une idée régulatrice comme dirait Kant, à laquelle nous comparons la réalité telle que nous l’observons, mais ce n’est pas une description de la réalité – elle n’est d’ailleurs pas totalement réalisable. Si nous insistons aujourd’hui, à juste titre, sur les déconvenues et les limites, c’est justement parce que nous les comparons à la haute idée de l’égalité que se font les sociétés démocratiques.

ANTOINE MOREAU-DUSAULT

Je ne vois pourtant pas, aujourd’hui, de meilleure idée que l’idée républicaine pour organiser humainement une société : proclamer la liberté et l’égalité de tous les êtres humains, c’est une idée révolutionnaire. Elle n’a rien de spontané ou de naturel car l’expérience que nous faisons tous, au quotidien, c’est l’expérience des différences et des inégalités. Une conception de la société construite autour de l’idée d’égalité est donc une construction ­intellectuelle fondée sur des convictions philosophiques. C’est pour cela qu’elle rencontre énormément de résistances !

Joan Scott, vous évoquez longuement, dans votre livre, la laïcité. Vous regrettez qu’elle se soit radicalisée et qu’elle désigne désormais l’islam comme son principal ennemi. De quand date, selon vous, cette évolution ?

Je situerais le tournant au début des années 2000. En 2003, dans un rapport remis au premier ministre, François Baroin, porte-parole de l’UMP, défend l’idée d’une « nouvelle laïcité » qui, comme l’a montré l’historien Jean Baubérot, modifie profondément les termes de la loi de 1905. Le texte sur la séparation des Eglises et de l’Etat se contentait de garantir la neutralité de l’Etat et des agents du service public : la « nouvelle laïcité » étend désormais cette exigence à l’ensemble de l’espace public, et donc aux citoyens. Ce changement consi­dérable de définition gagne alors les esprits : dans les années 2000, plusieurs textes excluent les femmes voilées de l’espace public.

La loi de 2004 interdit ainsi aux jeunes filles de porter un voile au collège, la loi de 2010 interdit le port du voile intégral dans l’espace public, la circulaire de Luc Chatel de 2012 interdit aux mères voilées d’accompagner les sorties scolaires. Pourtant, les collégiennes en hidjab ne sont ni des fonctionnaires de l’Etat ni des représentantes du service public ! La IIIe République faisait le pari que l’école ferait accéder les enfants à la raison. Désormais, on exige que les enfants, quand ils arrivent à l’école, soient déjà neutres et « républicanisés ».

Dominique Schnapper, estimez-vous que la laïcité d’aujourd’hui s’éloigne de l’esprit de 1905 ?

Certains extrémistes de la laïcité pensent peut-être qu’il faut « laïciser » l’espace public, mais les textes législatifs et les circulaires de l’éducation nationale font parfaitement la distinction entre la neutralité de l’Etat, qui est une obligation héritée de la loi de 1905, et la neutralité de l’espace public, qui n’est en aucun cas une nécessité.

Si la circulaire Chatel interdit aux femmes voilées d’accompagner les sorties scolaires, ce n’est pas parce que les signes religieux sont interdits dans la rue, mais parce que les accompagnatrices sont considérées comme des « auxiliaires » du service public. Et si les jeunes filles n’ont pas le droit de porter un voile au collège, c’est parce qu’elles sont mineures et qu’elles doivent être émancipées de toute pression – le voile n’est pas interdit à l’université, où les étudiantes, qui ont plus de 18 ans, sont responsables de leurs choix.

La loi sur l’interdiction du voile intégral peut apparaître comme une exception au principe de liberté et d’ouverture de l’espace public. Mais cette entorse a été consentie au nom d’un autre principe démocratique : celui qui garantit la possibilité des échanges entre tous. Les femmes qui portent le voile intégral vous voient mais vous ne les voyez pas : leur voile remet donc profondément en cause notre manière symbolique de construire l’espace public car il supprime la réciprocité des regards. Or la possibilité d’entrer en relation avec tous les autres est au principe de l’ordre démocratique.

Joan Scott, vous estimez que cette « nouvelle laïcité » a des relents islamophobes, voire racistes. Pourquoi ?

Je le dis sans détour : je considère que ce nouveau discours – il n’y a pas d’« essence » de la laïcité, ce sont les discours changeants que j’interroge – instrumentalise le combat laïc pour en faire un projet discriminatoire et islamophobe. En voulant « laïciser » l’espace public, en chassant les femmes voilées des rues, des crèches, des écoles et des collèges, on postule que le mode de vie des musulmans est contraire au principe français de laïcité. Leurs pratiques religieuses les disqualifient d’emblée, comme s’ils ne pouvaient être pleinement français dès lors qu’ils se pensent comme musulmans. A New York, j’ai ren­contré une étudiante française d’origine marocaine qui m’a dit qu’en France, elle subissait des discriminations quand elle portait le hidjab car elle correspondait au stéréotype de la musulmane intégriste. Elle n’était pourtant pas une militante de l’islamisme politique !

En insistant sur la supériorité de notre mode de vie, ce nouveau discours de la laïcité définit un groupe comme inacceptable – et ce, quelles que soient sa pratique religieuse, son affiliation politique ou son identification à la laïcité. Il y a pourtant beaucoup de musulmans laïcs, de même qu’il y avait autrefois beaucoup de juifs laïcs, mais ils sont victimes des mêmes discriminations que les musulmans pratiquants : à cause de leur nom ou de leur visage, ils ne sont, quoi qu’ils fassent, jamais considérés comme des égaux. La laïcité nourrit des discriminations raciales contre l’ensemble des « arabo-musulmans » – y compris quand leur comportement n’a rien à voir avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat !

Dominique Schnapper, faites-vous un lien entre les discriminations envers les musulmans et le discours laïc ?

Qu’il y ait des discriminations à l’égard de certaines populations, notamment musulmanes, c’est vrai. Que l’invocation de la laïcité puisse dans certains cas masquer des sentiments hostiles à des populations musulmanes, c’est vrai aussi. Mais il ne faut pas confondre les problèmes objectifs avec les utilisations politiques qui en sont faites de façon tendancieuse.

Ce n’est pas ce que vous appelez « le discours laïc » qui crée les discriminations – il existe d’ailleurs de nombreux courants de pensée parmi les partisans de la laïcité. Le principe de la laïcité permet en outre de condamner les discriminations et de les combattre. La séparation du politique et du religieux est un principe fondamental qu’une partie des musulmans n’ont pas encore accepté : ils sont minoritaires (des enquêtes les évaluent à 28 %), mais ils doivent réaliser ce travail d’adaptation au cadre laïc et réinterpréter leurs croyances en termes religieux ou spirituels – et non pas en termes politiques.

Le souligner n’implique en rien qu’ils n’y arriveront pas, ni que tous les musulmans sont religieux, voire obscurantistes : la population musulmane française est diverse et il existe de nombreux musulmans laïcs, notamment des intellectuels, hommes et femmes. Le phénomène massif de ces dernières décennies, c’est l’intégration des populations issues de l’immigration de tradition musulmane dans les classes moyennes, mais ne pas constater que l’intégration d’une partie minoritaire d’entre eux pose des difficultés serait ne pas voir la réalité. Ce serait d’ailleurs mépriser les populations musulmanes que de ne pas exiger d’elles ce qu’on exige des autres dans la démocratie.

Anne Chemin