POUR OU CONTRE LE REVENU UNIVERSEL. DEBAT DANS LE 1

POUR OU CONTRE LE REVENU UNIVERSEL ?

Le libéral Gaspard Koenig milite pour un revenu universel qui permettrait aux individus d’échapper à la grande pauvreté aussi bien qu’à une bureaucratie sociale humiliante. Le journaliste économique y voit, lui, une fausse piste et défend un droit au travail.

Jean-Louis Gombeaud, journaliste

Gaspard Koenig, auteur

Par Jochen Gerner

Pour quelles raisons vous êtes-vous intéressé au revenu universel ?

Gaspard Koenig :L’idée fait partie du corpus libéral. C’est Milton Friedman qui a relancé le débat dans Capitalisme et liberté, chapitre 12 : comment éradiquer la pauvreté d’une manière libérale, c’est-à-dire non paternaliste. Du reste, il ne propose pas exactement un revenu universel. Il considère que, à partir du moment où des gens se retrouvent dans la grande pauvreté, la meilleure manière de procéder, c’est de donner du cash à tout le monde. C’est un argument qui sera repris par Martin Luther King qui explique que, plutôt que de s’attaquer aux causes de la pauvreté comme le logement, il faut s’attaquer à la pauvreté elle-même. J’avais cette petite musique en tête. 

Quelle forme donneriez-vous à ce revenu universel ?

Gaspard Koenig :J’ai travaillé avec l’AIRE, une association favorable à l’instauration d’un revenu d’existence et qui réfléchit à cette question depuis 1989. Mon option est bien de donner à chacun un revenu mensuel, de la naissance à la mort, sous forme de crédit d’impôt. C’est un système extrêmement flexible et automatique qui s’adapte à la disparité des revenus. Un phénomène qui deviendra la norme dans un monde post-salarial. Il s’agit d’un filet de sécurité qui éradique la grande pauvreté et supprime l’angoisse d’y tomber. Cela ne change pas grand-chose financièrement par rapport au RSA – environ 50 euros de plus –, mais cela change tout dans la vie des gens qui perdent un temps fou à effectuer des démarches, sont dans une peur constante de l’administration et craignent de perdre leurs allocations. Ils échapperont à cette bureaucratie sociale humiliante pour les allocataires. 

Actuellement, le taux de non-recours au RSA est de l’ordre de 30 à 60 % selon les catégories. Dans une société riche et civilisée, on peut se dire que la subsistance – pouvoir répondre à ses besoins de base – est un droit universel. Ce n’est pas de la charité. Il n’est pas admissible qu’il y ait 90 milliards de dépenses sociales en France et des gens qui n’ont rien à manger. C’est un outil de lutte contre la pauvreté. 

Que pensez-vous de cette philosophie ? 

Jean-Louis Gombeaud :Nous sommes tous d’accord pour dire que 500 euros, ce n’est rien. En vous écoutant, on se demande si votre propos est bien de lutter contre la pauvreté ou d’établir l’impôt proportionnel. Quel est votre objectif ? Que fait-on des pauvres ? C’est une question majeure et qui remonte bien avant Thomas More. De fait, comment peut-on admettre dans une société que des gens n’aient rien pour vivre, ou très peu ! Or, en France, 15 à 16 % des gens sont catalogués par les statistiques comme des pauvres. Ce n’est pas tenable. La question qui nous est posée, c’est comment en sortir.

Napoléon III s’était intéressé au sujet au point d’écrire un petit livre sur l’extinction du paupérisme. Que proposait-il ? Que l’État rachète l’ensemble des terres en friche et les alloue aux pauvres afin qu’ils puissent vivre de la vente de leurs produits. C’était une idée. Plus proche de nous, Ben Bernanke, l’ancien gouverneur de la FED, la banque centrale des États-Unis, en était venu à la conclusion que la solution aux crises consistait à distribuer de l’argent. Cela résolvait selon lui au moins le problème des pauvres, cette question éternelle. On l’a surnommé Helicopter Money.

Mais je pense à autre chose à propos du revenu de base. Savez-vous que cela a été pratiqué en masse sous l’Empire romain ? L’Empire avait créé le service de l’annone qui consistait à garantir, uniquement aux citoyens romains, la nourriture, essentiellement le blé, parfois la viande et le vin. Une garantie en nature financée par l’État non seulement à Rome, mais dans toutes les grandes villes de l’Empire. Le revenu universel a donc existé il y a bien longtemps et a, du reste, coûté très cher. Mais l’idée de faire dépendre le revenu des gens non d’un travail mais d’un chèque me choque. Surtout s’il existe une crise financière publique de l’État et que celui-ci ne puisse garantir quoi que ce soit. Selon moi, c’est le travail qui fait le citoyen. Le seul remède pour aider les pauvres, c’est le droit au travail. C’est le travail qui socialise, qui donne une identité. Ce n’est pas de recevoir un chèque de la société.

 

Gaspard Koenig :Les libéraux réfléchissent de plus en plus en termes de libertés réelles. C’est cela l’évolution de cette philosophie politique : passer de la notion de liberté négative à la notion d’autonomie. Pour cela, il faut des politiques publiques. Le rôle de la société est de me permettre, si je le souhaite, d’échapper à ma famille et à mon travail, de me retirer dans cette petite monade individuelle que je suis. Le revenu universel me permet de choisir. Bien sûr, toutes les expérimentations le montrent, je vais travailler, mais ce sera, du coup, une activité volontaire. Vous donnez une base réelle au libre arbitre : vous pouvez faire des choix car vous pouvez choisir de vous arracher au groupe. Le système est fiscal, plus que social. Le revenu universel, loin d’éloigner du travail est un encouragement à travailler. C’est un système anti-assistanat car le travail paie toujours. Vous donnez aux gens la possibilité de chercher vraiment un travail, de s’inclure. Le fait que ce soit en cash, contrairement au système de l’annone, n’est pas anecdotique. Cela permet aux gens d’arbitrer entre leurs besoins. Chacun choisit.

Jean-Louis Gombeaud :La question du revenu universel nous renvoie à un thème philosophique majeur : qu’est-ce que l’humain ? Les libéraux en ont une conception théorique que je ne partage pas. Margaret Thatcher disait : il n’y a rien que vous puissiez appeler société ; il existe juste des individus, hommes et femmes. Il n’y aurait donc pas de société, mais une agglomération d’individus qui font des choix. Dans cette vision, on ne serait pas obligé d’appartenir à la société. Mais c’est tout le contraire ! L’homme est un animal social, disait Aristote. Comme humain, on doit appartenir à la société. Il n’y a pas le choix. Et on ne peut y appartenir que par le travail. 

La solidarité ne fait pas la société. Rien ne vaut un contrat de travail, pas même un carnet de chèques. Vous nous entraînez sur une fausse piste pour retrouver les bases philosophiques de votre conception de l’humain. La vraie piste, c’est le travail, c’est la construction de chaque être humain C’est cela qui crée des liens dans la société, pas le cash qu’on va distribuer. 

Gaspard Koenig :L’homme animal social, mille fois oui ! Le dispositif que nous proposons vise à ce que la société soit une société choisie, que les gens aient envie de travailler et d’être en contact avec les autres. C’est ce que prouvent toutes les expériences de revenu universel menées aux États-Unis, en Inde ou en Namibie : quand on donne une somme fixe aux gens, ils ont davantage le goût d’entreprendre, ils envoient leurs enfants à école ou se désendettent. Ils ont donc un usage rationnel de leur argent. Personne ne reste dans son coin à dépenser son argent au café. La faculté de se retirer du jeu social rend d’autant plus libre. C’est parce qu’on a confiance dans la nature sociale de l’individu qu’on ne cherche pas à le contraindre d’appartenir à la société. 

Quel serait le coût d’une telle mesure pour la société ?

Gaspard Koenig :Notre proposition est assez bien chiffrée pour être rationnelle. Daniel Cohen exagère dans son chiffrage en négligeant la fiscalité. Il multiplie le nombre d’individus majeurs par 600 euros et conclut qu’on aboutit à des sommes extravagantes qu’on ne peut financer. Dans mon système modélisé, la dépense qui sort en cash est de près de 100 milliards d’euros annuels pour les gens gagnant moins de 2 000 euros. La discussion est plus sereine. On ne parle pas d’un coût de 300 milliards. Est-ce un solde de tout compte, comme s’en inquiètent le Secours catholique et une partie de la gauche craignant qu’on veuille supprimer toutes les autres allocations ? C’est un procès d’intention. Le revenu universel doit se substituer à ce qui assure le minimum vital, dont le RSA. Il n’inclut pas le logement. Les 500 euros distribués se substitueraient à l’allocation de subsistance. Mais ce n’est pas un solde de tout compte. On ne remet pas en cause les allocations spécifiques au chômage, aux retraites ou au logement. Je propose un système modeste et réaliste. 

Jean-Louis Gombeaud :Votre philosophie ne conduit pas au solde de tout compte. Mais en réalité, elle mène à la suppression du SMIC. Cette tendance l’emportera car ce ne sont pas les philosophes mais les comptables qui gèrent les pays. Et ils diront : avec une aide de 500 euros, plus besoin du SMIC. Affirmer que ce revenu universel n’entraînera pas de conséquences en chaîne est une autre forme d’utopie !

Gaspard Koenig : L’inquiétude existe aussi que le revenu universel passe progressivement à 700 euros dans cinq ans, puis à 1 000, voire 1 500 euros, et qu’on arrive à une socialisation totale, néocommuniste, de la société. Les arguments vont dans les deux sens. S’agissant du SMIC, on peut vouloir son abolition indépendamment du revenu universel. Quant à la bureaucratie fiscale, elle doit être réduite à peau de chagrin. La seule chose à contrôler, c’est la déclaration de revenus. Pour le contribuable, le gain de prévisibilité sera énorme par rapport au système actuel qui ne permet pas de savoir combien d’impôts on va payer, combien d’allocations on va toucher. Pour une fois, on saura précisément pourquoi on paie l’impôt, de façon saine et logique : l’impôt que je paie en tant qu’individu sert à financer le filet de protection dont je bénéficie en tant qu’individu. C’est la justification la plus forte. Dès lors, un simple ordinateur à Bercy peut établir les calculs, 500 euros de versement et 25 % de prélèvement. C’est une machine plus légère. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER