THOMAS PIKETTY DÉNONCE LE NATIONAL LIBÉRALISME (Le Monde du 8/02/20

Thomas Piketty pose on ne peut plus clairement les problèmes économiques de la période et propose des solutions crédibles pour les résoudre.(CLA)

Chronique. Ainsi donc le Royaume-Uni a-t-il quitté officiellement il y a quelques jours l’Union européenne. Que l’on ne s’y trompe pas : avec l’élection de Trump aux Etats-Unis en 2016, il s’agit d’un bouleversement majeur dans l’histoire de la mondialisation. Les deux pays qui avaient fait le choix de l’ultralibéralisme avec Reagan et Thatcher dans les années 1980, et qui avaient depuis lors connu la plus forte progression des inégalités, décident trois décennies plus tard d’opter pour le nationalisme et une forme de retour aux frontières et à l’identité nationale.

Ce tournant peut se voir de différentes manières. Il exprime à sa façon l’échec du reaganisme et du thatchérisme. Les classes moyennes et populaires états-uniennes et britanniques n’ont pas connu la prospérité promise par le libéralisme intégral. Au fil du temps, elles se sont senties de plus en plus malmenées par la concurrence internationale et le système économique mondial. Il fallait donc désigner des coupables. Pour Trump, ce furent les travailleurs mexicains, la Chine, et tous les sournois du reste du monde qui auraient volé le dur labeur de l’Amérique blanche. Pour les brexiters, ce furent les Polonais, l’Union européenne et tous ceux qui s’en prennent à la grandeur britannique.

La tentation identitaire et xénophobe

A terme, la politique de repli nationaliste et identitaire ne résoudra aucun des grands défis de notre temps, inégalitaires et climatiques, d’autant que les trumpistes et les brexiters ajoutent une nouvelle couche de dumping fiscal et social en faveur des plus riches et des plus mobiles, ce qui ne fera qu’accroître les inégalités et les frustrations. Mais dans l’immédiat, le discours nationaliste-libéral apparaît souvent aux électeurs qui votent encore comme la seule réponse nouvelle et crédible à leur malaise, faute de discours alternatifs plus convaincants.

 

De fait, ce risque de dérive idéologique dépasse de très loin le cadre anglo-saxon. La tentation identitaire et xénophobe existe un peu partout, en Italie et en Europe de l’Est, au Brésil ou en Inde. En Allemagne, le « centre droit » vient d’élire en Thuringe un gouvernement régional avec les voix de l’extrême droite, pour la première fois depuis la guerre.

 

En France, l’hystérie arabophobe atteint des sommets. Une part croissante de la presse semble s’imaginer que la « gauche » serait responsable de la montée de l’islamisme mondial, du fait de sa permissivité, de son tiers-mondisme et de son électoralisme. En réalité, si les électeurs d’origine nord-africaine ou subsaharienne votent pour les partis de gauche, c’est avant tout du fait de la violente hostilité exprimée à leur encontre par la droite et l’extrême droite, de même que les électeurs noirs aux Etats-Unis ou musulmans en Inde.

Echec collectif

Au-delà des spécificités nationales, il faut d’abord analyser le Brexit pour ce qu’il est : la conséquence d’un échec collectif dans la façon dont on a organisé la mondialisation économique depuis les années 1980, notamment au sein de l’Union européenne. Tous les dirigeants européens successifs, en particulier français et allemands, portent leur part de responsabilité. La libre circulation des capitaux, des biens et des services, sans régulation collective, sans politique fiscale ou sociale commune, fonctionne avant tout au bénéfice des plus riches et des plus mobiles, et lamine les plus défavorisés et les plus fragiles.

Pour résumer les nationalistes s’attaquent à la circulation des personnes ; le social-fédéralisme doit s’en prendre à celle des capitaux et à l’impunité fiscale des plus riches

On ne peut pas définir un projet politique et un modèle de développement en s’appuyant simplement sur le libre-échange, la concurrence de tous contre tous et la discipline de marché. L’Union européenne a certes ajouté deux éléments à ce schéma général d’organisation de l’économie mondiale : la libre circulation des personnes, et un petit budget commun (1 % du PIB européen) alimenté par les contributions des Etats et finançant de légers transferts des pays les plus riches (environ 0,5 % de leur PIB) vers les plus pauvres.

Avec la monnaie commune (que l’on retrouve également en Afrique de l’Ouest), c’est ce qui distingue l’UE des autres zones de libre-échange dans le monde, comme par exemple en Amérique du Nord (Mexique, Etats-Unis, Canada), où l’on ne pratique ni la libre circulation des personnes ni le budget commun et les fonds structurels régionaux.

Le problème est que ces deux éléments sont insuffisants pour arrimer les pays à l’ensemble. Le pari des brexiters est simple : le cours actuel de la mondialisation permet d’avoir accès au libre-échange sur les biens, les services et les capitaux, tout en conservant le contrôle des flux de personnes, et sans contribuer à un budget commun.

Un piège mortifère

Ce piège mortifère pour l’Union européenne ne peut être évité qu’en redéfinissant radicalement les règles de la mondialisation, avec une approche de type « social-fédéraliste ». Autrement dit, le libre-échange doit être conditionné à l’adoption d’objectifs sociaux contraignants, permettant de mettre à contribution les acteurs économiques les plus riches et les plus mobiles au service d’un modèle de développement durable et équitable. Pour résumer : les nationalistes s’attaquent à la circulation des personnes ; le social-fédéralisme doit s’en prendre à celle des capitaux et à l’impunité fiscale des plus riches.

Karl Polanyi et Hannah Arendt, en 1944 et 1951, dénonçaient déjà la naïveté des sociaux-démocrates face aux flux de capitaux et leur timidité fédérale ; la leçon vaut encore aujourd’hui. Pour aller dans cette direction, une refonte des traités européens et internationaux s’impose, en commençant par quelques pays.

 

En attendant, chacun peut et doit prendre des mesures unilatérales et incitatives, par exemple en imposant les importations en provenance de pays et d’entreprises pratiquant le dumping fiscal. Si on ne lui oppose pas une alternative résolue, alors le national-libéralisme emportera tout sur son passage.

Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris

Thomas Piketty (Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris)