Colonisations. Notre histoire.

Auteur de l'oeuvre: 
Pierre Singaravélou (dir.)

Publié par En Attendant Nadeau

  • La colonisation, au passé et au présent

par Sonia Dayan-Herzbrun

16 septembre 2023

 

La colonisation fait partie du passé mais aussi du présent de la France. C’est de ce constat qu’est parti l’historien Pierre Singaravélou, qui a réuni de très nombreux chercheuses et chercheurs, mais aussi des romanciers et des artistes, pour construire une somme de près de mille pages qui fera date. En proposant une histoire longue du fait colonial français dans le monde, Colonisations vise à enrichir mais aussi à apaiser les débats publics autour de sujets encore brûlants.

 

Pierre Singaravélou (dir.) | Colonisations. Notre histoire. Coordonné par Arthur Asseraf, Guillaume Blanc, Nadia Yala Kisukidi, Mélanie Lamotte. Seuil, coll. « L’univers historique », 720 p., 35 €

Longtemps, les historiens ont relégué la question coloniale aux marges du champ intellectuel. Les Lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, ne consacrent à la colonisation qu’une seule de leurs 130 contributions, « dédiée de surcroît à un événement éminemment parisien, l’Exposition coloniale de 1931 », rappelle Pierre Singaravélou. Laurence De Cock met en évidence la difficulté d’enseigner aujourd’hui le fait colonial, tant au collège qu’au lycée. Les élèves français passent ainsi à côté « d’un pan entier de l’intelligibilité du monde ».

C’est toujours à partir du présent qu’on interroge le passé. Pierre Singaravélou prend le parti de remonter le cours du temps, depuis le plus actuel jusqu’aux mondes d’avant la colonisation. « Au lendemain des indépendances », écrit Nadia Yala Kisukidi, qui introduit la première partie du volume, « des traces matérielles du monde colonial façonnent le visage de la France et de ses ex-colonies ». Ce sont ces traces, ces empreintes, que repèrent les auteurs et autrices des très courts essais qui suivent : à l’intérieur de l’Hexagone avec les vestiges coloniaux qui subsistent à Cherbourg, jadis ville impériale (Stéphane Valognes), mais aussi en Amérique du Nord où l’empreinte coloniale française est repérable dans les dénominations de lieux et dans les ethnonymes de plusieurs groupes amérindiens (Yves Frenette). La marque est autrement douloureuse quand il s’agit de l’extraction de l’uranium, sans lequel il n’y aurait ni nucléaire français, ni électricité dans les foyers français, au prix de cancers et de maladies pulmonaires dans les foyers gabonais et nigériens (Gabrielle Hecht).

Dans ce temps postcolonial hybride, apparaît une France de fait multiculturelle et cosmopolite, qui a du mal à faire le deuil de sa grandeur impériale passée. Il y a d’un côté, en 2001, l’adoption de la loi Taubira qui reconnaît la traite et l’esclavage coloniaux comme des crimes contre l’humanité, permettant ainsi « la construction d’une communauté politique renouvelée » (Magali Bessone), ou encore le rap qui dit les histoires migratoires et, en en humanisant l’objet, « révèle et déjoue le processus partagé de réification subi par des hommes et des femmes d’origines variées affrontant la misère, l’exil, puis le mépris raciste et la brutalité de la condition ouvrière » (Karim Hammou) ; et de l’autre, ce qui relève de la « mélancolie postcoloniale » comme l’a nommée Paul Gilroy. La cristallisation des débats autour de l’identité nationale, de l’intégration de l’islam à la République, le fantasme d’une invasion « où s’opère un renversement du rapport colonisateur-colonisé » (Nadia Yala Kisukidi), se nourrissent de mémoires plurielles dont Colonisations entend tenir compte. 

L’enquête historique qui nous est offerte propose « une multiplicité d’approches et d’interprétations, excluant la doxa du récit unique », dit Pierre Singaravélou. Mais quand Pierre Turpin écrit que la francophonie « constitue un espace de solidarité politique qui permet à la France d’aider à la prévention et à la sortie de crises tout en œuvrant, par sa pédagogie normative, au développement de la démocratie et des droits de l’homme dans l’espace francophone », alors que Jean-François Bayart écrit quelques pages plus haut que la France continue à multiplier les interventions militaires au sud du Sahara et à « cautionner l’autoritarisme soixante ans après la colonisation », quelle interprétation les lecteurs devront-ils retenir ? Ou bien devront-ils se livrer à une curieuse acrobatie dialectique en tentant de penser ensemble le point de vue « officiel » représenté par Pierre Turpin et l’analyse de François Robinet qui conclut dans son article que la force du sentiment anti-français ainsi que les échecs en Centrafrique et au Mali semblent « devoir conduire à une reconfiguration durable et profonde des formes de la présence militaire française en Afrique » ?

Au terme de décolonisation, largement utilisé par les Français, Guillaume Blanc préfère celui d’indépendance. L’histoire que raconte le mot « ne s’attache généralement qu’à un seul personnage, celui qui a colonisé et ensuite dé-colonisé, incarné au premier chef par le général de Gaulle qui, en 1960, déclarait à la télévision : “Nous avons reconnu à ceux qui dépendaient de nous le droit de disposer d’eux-mêmes. Le leur refuser, c’eût été contrarier notre idéal” ». Ce faisant, de Gaulle plaçait la France au cœur de l’action et anonymisait les visages berbères et sénégalais, martiniquais, congolais, cambodgiens ou calédoniens appartenant à « celles et ceux qui transforment l’ordre colonial, jusqu’à le renverser ».

C’est à ceux que la colonisation voulait réduire au silence que la deuxième partie du livre rend la parole. Elle souligne leur capacité de contestation et d’action, sans négliger l’ampleur des dominations et de la violence quotidienne, qu’elle soit symbolique ou physique.  Dans cette affirmation d’une autonomie, intellectuel.le.s, écrivain.e.s et artistes jouent un rôle important. Ainsi de la revue Tropiques, fondée en 1941 à Fort-de-France par Aimé Césaire, Suzanne Césaire et René Ménil, qui « prône l’avènement d’une société proprement caribéenne, renouvelée par une émancipation esthétique, une conscience historique et civilisationnelle ainsi qu’une clairvoyance écopolitique » (Anny-Dominique Curtius). Dans Les bouts de bois de Dieu, recréation fictionnelle de la grève historique des cheminots qui secoua l’Afrique occidentale entre octobre 1947 et mars 1948, le romancier Ousmane Sembène met en évidence « la contribution cruciale des femmes non seulement à la mobilisation ouvrière, mais aussi à la vague plus ample d’activisme anticolonial qui a balayé l’Afrique de l’Ouest au milieu du XXe siècle » (Annette Joseph-Gabriel).

Si l’on continue à remonter le temps, on rencontre les années de constitution de ce gigantesque empire colonial, par la guerre, la contrainte et la collaboration. Ici, la cartographie est trompeuse, car la « colonisation est un processus dynamique », comme le montre Arthur Asseraf dans l’introduction de la troisième partie du livre. « Il est difficile d’identifier le moment précis où on bascule dans un ordre colonial », et, devant la diversité des expériences, on peut se demander s’il y a un seul empire : « Qu’y a–t-il de commun entre la vie d’une Bretonne, d’un Kanak et d’une Peule en 1930, au-delà de l’imaginaire de quelques hommes d’État français ? » 

En multipliant les perspectives de tous les points du monde, les textes juxtaposés montrent la colonisation « comme un long, immense et chaotique dérèglement du monde » (Arthur Asseraf) qui donne le pouvoir à une minorité sur la majorité. En effet, à la différence de ce qui s’est produit ailleurs, en Tasmanie et en Australie, en Namibie et en Californie, l’immigration française de peuplement « reste trop faible pour se substituer aux populations sur place et n’entreprend pas de les exterminer pour s’emparer de leurs ressources. Elle dépend d’elles, au contraire, pour faire fonctionner l’économie », dit James McDougall, y compris par le travail forcé, né de l’abolition comme le montre Issiaka Mandé.

La construction de l’empire, c’est aussi la création ou l’invention de différences, à travers le régime de l’indigénat, appliqué par décret d’abord en Cochinchine, puis en Tunisie avant de s’étendre aux autres territoires de l’empire. En Algérie, constituée de départements, « l’indigénat n’est légalisé qu’en partie, par une loi de 1881 qui ne concerne que les pouvoirs disciplinaires » (Sylvie Thénault). Les processus de racialisation liés au contexte colonial sont multiples et ne sont pas toujours associés au phénotype. Dans le monde atlantique, ils ont été le produit de l’esclavage. En Algérie, où l’on invente la fiction juridique de « l’indigène musulman chrétien » faisant de l’appartenance à l’islam une qualité indélébile, « c’est sur la religion que se fixe le processus de racialisation » (Emmanuelle Saada). En réponse à ce qui apparaissait souvent comme une instrumentalisation du religieux, les populations locales, en Algérie, au Cambodge, au Laos, au Cameroun, « ont fait de l’espace religieux un lieu de résilience des identités locales et des résistances » (Claire Thi Liên Tran).

Les deux dernières parties de cette immense fresque pointilliste dont on ne peut mentionner que quelques aspects sont celles qui justifient le pluriel du titre du livre. On ne connaît encore qu’imparfaitement cette longue période (1500-1815) des origines de l’empire car les sources historiques manquent : « la vaste majorité des gens, en France comme dans les colonies, sont illettrés », écrit Mélanie Lamotte dans son analyse introductive. Ce qui est certain, c’est que les projets français multiformes d’implantation coloniale sont loin de se limiter aux espaces colonisés à partir du XIXe siècle. Brésil, Amérique du Nord, Inde, océan Indien, les désirs d’empire s’affirment d’un continent à l’autre. La volonté de conversion des populations locales au christianisme justifie la conquête, s’ajoutant au « droit de découverte » d’une terre réputée non habitée (terra nullius). Les missions françaises dans lesquelles se déploie un véritable « féminisme religieux » (Dominique Deslandres) sont indissociables de cette première mondialisation. Les peuples locaux présents lors des cérémonies de prise de possession les perçoivent comme des « cérémonies d’alliance impliquant droits et obligations pour les deux parties » (Alice Bairoch). Et de fait, durant les premières décennies de la colonisation en Louisiane, où les Français manquaient de tout, c’est avec l’aide des peuples autochtones qu’ils sont parvenus « à survivre et à protéger et exploiter leurs territoires ultramarins » (Mélanie Lamotte).

La stratégie d’assimilation, liée dans l’Amérique française au « métissage d’un petit groupe de colons avec des femmes autochtones » (Saliha Belmessous), échoue. La porte est alors ouverte à la racialisation des autochtones et au durcissement des politiques. Lorsque les conflits éclatent, la violence explose. À la suite de l’expédition menée en 1729, contre les Natchez, au nord de La Nouvelle-Orléans, les vaincus « sont embarqués pour être vendus comme esclaves à Saint-Domingue » (Arnaud Balvay). L’essor de la colonie, c’est aussi celui de la traite, dans l’Atlantique mais également dans les océans Indien et Pacifique. Toute une économie s’organise autour de ce commerce, et la « capitation sur les exportations d’esclaves représente une importante source de revenus pour les dirigeants locaux » comme le roi mérina de Madagascar ou le sultan d’Oman qui contrôle Zanzibar (Richard B. Allen).

La quête des origines de ce que les colonisations ont fait à la France et de ce que la France a fait aux colonies aurait pu s’arrêter là. Mais le projet « pluraliste » de Pierre Singaravélou va au-delà de la confrontation de mémoires plurielles et parfois discordantes. Dans une dernière partie, qui n’est pas conclusive mais peut se lire comme une ouverture vers une réflexion beaucoup plus fondamentale, il opère un véritable décentrement : les mondes d’avant dont il est alors question pourraient être aussi des mondes d’après. Le fait colonial y est présenté dans sa finitude, comme « un moment dans l’histoire longue des sociétés africaines, arabes, asiatiques, antillaises, océaniennes et européennes », écrit Pierre Singaravélou. Il faut, dit-il, « défataliser le récit historique dominant – un véritable roman impérial – qui présente la colonisation occidentale comme le passage obligé des sociétés non occidentales à la modernité ».

Apparaissent alors d’autres cartographies, aussi diverses que créatives, d’autres mondialisations (Romain Bertrand), les chasseurs-cueilleurs océaniens ayant peut-être été, il y a 40 000 ans, les premiers navigateurs au long cours de l’histoire (Christophe Sand). De grands empires se sont constitués dans la zone euro-asiatique bien avant l’expansion européenne (Alessandro Stanziani). Les savoirs autochtones, comme ceux « des griots pourvoyeurs de sources » (Jan Jansen) commencent à être reconnus, tout comme la multiplicité des rapports au temps. « C’est au moment colonial, concomitant du vaste mouvement de synchronisation du monde, que l’extraordinaire diversité des rapports au temps et des formes de sa computation a été tout à la fois révélée et réduite, jusqu’à avoir été rendue presque invisible aujourd’hui » (Sylvia Chiffoleau). 

Le pluriel de Colonisations est donc aussi le pluriel des regards, des histoires, des récits, des méthodes. Chacun des textes ouvre une piste qu’on pourra suivre à sa guise. Comme une invitation au voyage dans les temps et les espace