Débat entre Gaël Giraud et Thomas Piketty. Revue Etudes. Mars2021

 

NUMÉRO DE MARS 2021  Revue ETUDES

 

Dans le contexte actuel de menace de désastre écologique et social, le capitalisme est-il réformable ? Quelles sont vos propositions respectives ? Deux thèmes principaux ont été abordés : le traitement des inégalités et la critique de la sacralisation de la propriété privée.

 

 

Dans le cadre d'un partenariat avec l'institut Rousseau, la revue Études a réuni les économistes Gaël Giraud et Thomas Piketty pour débattre sur leurs critiques du capitalisme et mieux discerner leurs points de désaccord. 

 

Gaël Giraud : Je commencerai par la question des inégalités. Il y a un enjeu qu'il faut absolument identifier : celui du lien entre les inégalités de revenus et de patrimoine, les inégalités sociales, raciales, les inégalités de genre… et le régime énergétique dans lequel nous vivons. Pour le comprendre, il faut remonter au XIXe  siècle et voir qu'avec la Révolution industrielle et la généralisation du charbon, l'Occident invente un nouveau rapport au monde. La caractéristique du charbon est d'être une énergie très coûteuse à transporter, ce qui au fond donne un pouvoir de négociation politique et sociale relativement important aux salariés (aux mineurs). Si les mineurs réussissent à s'organiser en syndicat pour faire grève, ils paralysent l'acheminement du charbon et donc l'approvisionnement en électricité ou en chaleur d'une ville. C'est une lecture possible parmi beaucoup d'autres mais, à mon avis, assez centrale et souvent négligée par les économistes, des conquêtes sociales des XIXe et XXe  siècles, qui ont été rendues possibles par l'apprentissage cahin-caha par le monde ouvrier de son pouvoir de négociation vis-à-vis du patronat, grâce au charbon. Cela continue jusqu'aux Trente Glorieuses. À partir de 1945 et la généralisation de la consommation de masse (par le biais du plan Marshall en Europe et au Japon), un autre régime énergétique se met en place, construit sur l'adjonction du pétrole. Or, l'or noir est très peu cher à transporter. On peut donc facilement l'acheminer depuis l'étranger. Avec le pétrole qui vient s'ajouter au charbon, la classe ouvrière perd en partie son pouvoir d'obstruction, donc de négociation sociale. Les Trente Glorieuses sont un épisode tout à fait unique dans l'Histoire, parce qu'elles ont gardé les institutions politiques du monde du charbon mais avaient déjà la technologie du pétrole. Elles ont coïncidé en Occident avec une croissance inouïe, évidemment très destructrice du point de vue écologique, et des institutions politiques très favorables à la réduction des inégalités. À partir des années 1970-1980, à la faveur des révolutions postlibérales (Reagan, Thatcher, etc.) et d'une autre révolution intellectuelle qui a lieu dans les universités (en particulier dans les départements d'économie) avec la prise du pouvoir par des économistes antikeynésiens, les propriétaires du capital reconquièrent le pouvoir de négociation qu'ils avaient perdu tout au long du XIXe  siècle. Des années 1970-1980 à aujourd'hui, ce qu'on a appelé peut-être trop rapidement le néolibéralisme sert d'idéologie à cette reprise du pouvoir en partie due au pétrole. Cela pose une question colossale aujourd'hui, puisque nous devons abandonner ces hydrocarbures fossiles pour nous orienter le plus vite possible vers les énergies renouvelables et peut-être le nucléaire. Vers quel type de société allons-nous évoluer ? Qu'est-ce qu'une démocratie des énergies renouvelables par rapport à la démocratie du charbon ou du pétrole ?

Qu'est-ce qu'une démocratie des énergies renouvelables par rapport à la démocratie du charbon ou du pétrole ?

À mon avis, il y a deux grandes options d'économie politique devant nous. Une option, que beaucoup de militants écologistes ont en tête, est celle d'une société décentralisée, avec de petites coopératives qui produisent de l'énergie, voire où chacun a une éolienne dans son jardin pour produire de l'électricité. Cela va de pair avec une démocratie participative et égalitaire. L'autre option est, au contraire, celle d'une société très centralisée, hautement capitalistique, avec une alliance entre le secteur public et le secteur privé très puissante, et un État éventuellement autoritaire. C'est possible car la grande différence entre les énergies renouvelables et fossiles, c'est que les énergies renouvelables impliquent d'importants coûts d'investissement (Capex, pour capital expenditure) et de faibles coûts d'exploitation (Opex, pour operational expenditure). Le coût d'entretien de la machine (éolienne, panneau solaire ou centrale nucléaire) est beaucoup plus faible que le coût d'entretien d'une mine de charbon ou d'un puits de pétrole. C'est ce que certains militants et intellectuels écologistes ne voient pas : du point de vue économique, le monde des énergies renouvelables est un monde hautement capitalistique. Nous sommes aujourd'hui à la croisée des chemins. La deuxième option, la plus violemment inégalitaire, est celle que la Chine explore. C'est peut-être en fait, à mots couverts, l'option qu'Emmanuel Macron est en train d'essayer de mettre en œuvre : un État autoritaire allié au capital privé qui, à un moment ou un autre, va dire aux Parisiens, par exemple : « Si vous voulez de l'électricité à Paris, il faut construire une forêt d'éoliennes, mais comme c'est nous qui avons le capital, c'est nous qui allons décider des conditions dans lesquelles nous allons vous alimenter en électricité. »

Voilà à mon avis une racine des inégalités contemporaines et l'enjeu de la reconstruction écologique. Comment lutter afin de favoriser la première branche de cette bifurcation ou, mieux, réhabiliter un État souverain, démocratique et stratège, qui entreprenne cette reconstruction de manière juste ? Les outils ne manquent pas, en premier lieu l'outil fiscal, par exemple la fiscalité du revenu. Dans ce contexte, l'institut Rousseau a publié deux notes sur l'impôt ABC1, lequel permet de ramener la totalité de la courbe d'imposition à trois paramètres très simples. L'institut Rousseau fait cette proposition parce qu'en réalité, nous n'avons pas de débat transparent sur la fiscalité aujourd'hui.

Que se passerait-il si on fusionnait la deuxième et la troisième tranche sur votre propre taux d'imposition, voire sur le taux d'imposition de votre voisin ? Quel impact cela aurait-il sur la progressivité de l'impôt ? Personne n'en sait rien. L'idée est de rendre transparent le débat démocratique sur l'impôt, raison pour laquelle nous proposons de remplacer le maquis fiscal actuel par un impôt ABC, avec trois paramètres. Le premier paramètre (A), c'est le taux d'imposition effectif maximal. Aujourd'hui, si l'on tient compte de toutes les niches fiscales, et en faisant l'hypothèse que les revenus pris en compte se distribuent selon la moyenne de la distribution entre revenus du travail et revenus du capital, il est en France de 21 %, donc très faible. Pour caricaturer, l'impôt sur le revenu français est de facto à deux tranches : l'une à zéro, l'autre à 20 %. Entre les deux, il y a une petite marche pour les revenus compris entre 1 400 € (montant à partir duquel on commence à payer des impôts) et 7 000 € par mois (où l'on arrive progressivement à un taux d'imposition de 20 %). Le deuxième paramètre (B), c'est le niveau à partir duquel je paie mon premier euro d'impôt. Le troisième paramètre (C), c'est une mesure de la progressivité de l'impôt et de la contribution des classes moyennes et des revenus élevés à la recette fiscale. Plus le paramètre C est élevé, plus le poids de l'imposition est davantage assumé par les hauts revenus. Ces trois paramètres, tout le monde peut en discuter et cela devrait alimenter le débat, aussi bien à droite qu'à gauche.

Enfin, on ne peut pas simplement agir sur la distribution secondaire des richesses : il faut également agir sur la distribution primaire des revenus. Pour cela, il est nécessaire d'intervenir au niveau de l'entreprise elle-même, puisque c'est majoritairement elle qui décide de la distribution des revenus primaires, et sur la manière dont se fait la négociation salariale aujourd'hui au cœur de l'entreprise. Dans l'ouvrage Vingt propositions pour réformer le capitalisme2, nous avons fait des propositions sur la manière de redonner du pouvoir aux salariés dans les conseils d'administration, mais aussi aux parties prenantes, je pense par exemple aux sous-traitants. Parce qu'il y a beaucoup d'entreprises qui délèguent sur leurs sous-traitants le coût de ce qu'elles ne veulent pas assumer avec leurs propres salariés. À mon avis, il faut aller encore plus loin. Il faut modifier le statut même de l'entreprise dans le Code civil, comme nous l'avons proposé dans la deuxième édition des Vingt propositions. Une entreprise n'est pas seulement une société de capitaux qui sont la propriété privée de ses actionnaires. Une entreprise, c'est un projet collectif, un commun qui doit être ordonné à un projet d'utilité collective. Cela suppose de modifier l'article 1832 du Code civil et d'y inscrire la définition de l'entreprise comme un projet d'intérêt général. De manière que l'on puisse avoir un droit de regard sur ce que fait une entreprise. Disant cela, je vais évidemment à rebours de Milton Friedman (qui, dans les années 1960, avait réduit l'entreprise à une boîte noire destinée à produire du cash pour ses actionnaires).

Dans Le Facteur 123, avec Cécile Renouard, nous avons aussi proposé qu'on limite les écarts de salaire d'un à douze à l'intérieur d'une même entreprise. La Suisse a fait une votation là-dessus et l'a rejeté, ce qui ne veut pas dire que ce n'était pas une bonne idée. Ma position, aujourd'hui, serait de conditionner les appels d'offres publics. Pour être éligible à un appel d'offres public, une entreprise devrait au préalable être au carré sur un certain nombre de questions : l'ouverture aux handicapés, la part des femmes et des hommes dans les lieux de pouvoir… mais aussi par exemple sur l'échelle des revenus. Pour commencer, on pourrait conditionner l'obtention d'argent public, l'argent du contribuable, à un écart des salaires d'un à cent (il est d'un à mille dans certaines grandes banques…), puis d'un à cinquante, etc. C'est une autre manière d'influencer le mode de distribution primaire des revenus dans l'entreprise.

L'idée d'un modèle de socialisme participatif, décentralisé, fédéral, écologiste, féministe

Thomas Piketty  : Gaël Giraud a commencé son intervention sur la question des régimes énergétiques et en reprenant beaucoup des thèses de ce très beau livre Carbon democracy de Timothy Mitchell4, qui montre le lien très fort qu'il y a entre régime énergétique et capacité de mobilisation sociale, de mobilisation politique. C'est effectivement un des déterminants très importants de ce qu'il s'est passé au cours du siècle écoulé et de ce qu'il va se passer à l'avenir. Si je place la question de la réformabilité du capitalisme sur un plan encore plus général, ma réponse générale serait de dire qu'on peut et qu'on doit dépasser le capitalisme. J'ai essayé dans mon dernier livre5 de développer l'idée d'un modèle de socialisme participatif, décentralisé, fédéral, écologiste, féministe qui soit évidemment très différent du socialisme étatique qui s'est développé au cours du XXe  siècle, mais qui s'affirme résolument socialiste, qui propose un système global de transformations des relations de propriété et donc des relations de pouvoir, et qui se substitue à la logique capitaliste. Cela repose sur un certain nombre d'institutions qui permettent d'avoir véritablement une circulation permanente de la propriété, du pouvoir. Qui passe par le système fiscal, mais également et peut-être surtout par le système légal et toute la question du pouvoir dans les entreprises.

Je rejoins tout à fait Gaël Giraud sur l'importance d'articuler à la fois des propositions sur le système fiscal et sur le système légal. Sur le système fiscal, j'ai hâte de lire les propositions de l'institut Rousseau sur l'impôt ABC. Après, est-ce qu'il faut trois paramètres, ou cinq, ou dix ? Il ne faut pas non plus fétichiser le nombre de paramètres qu'on va utiliser. Ce qui est certain, c'est qu'il faut prendre en compte à la fois l'imposition des revenus, celle du patrimoine et celle des émissions carbone. Car je pense qu'on va devoir développer des notions de carte carbone individuelle permettant de traiter très différemment les émissions raisonnables et les émissions complètement déraisonnables. Ce ne sera jamais le seul outil, parce qu'il y aura toujours un besoin de normes collectives qui seront beaucoup plus importantes que les signaux envoyés aux personnes mais, à côté de tout un arsenal de normes, de prises en charge publiques, d'investissements publics, cette carte carbone progressive fera partie de la solution. Le fait qu'on ait voulu imposer au début du mandat d'Emmanuel Macron une taxe carbone régressive, au sens où elle reposait surtout sur les plus petites émissions et exonérait ceux qui prennent l'avion, tout cela pour financer la suppression de l'impôt sur la fortune (ISF), a décrédibilisé ce type de politique. Il faudrait reprendre les choses avec une exigence de justice extrêmement forte, de compression des écarts de revenus et des écarts de salaires. Personnellement, je suis plutôt sur un écart d'un à cinq environ. C'est l'écart de revenus ou de salaires que je préconise dans le modèle de socialisme participatif. Quant à la question de l'imposition progressive du revenu, de l'imposition progressive du patrimoine, le taux supérieur pour un revenu infini ou pour un patrimoine infini ne peut évidemment être que de 100 % et il devrait s'en approcher assez vite. Cette limitation drastique interdit en fait que les écarts de revenus et de patrimoines dépassent un certain seuil. Cela permettrait aussi de financer une circulation de la propriété.

Je propose un héritage pour tous de 120 000 € à 25 ans

Parmi les éléments qui caractérisent le modèle de socialisme participatif et autogestionnaire que je développe dans mon livre, je propose un héritage pour tous de 120 000 € à 25 ans. Actuellement, la moitié de la population ne reçoit rien, n'hérite de rien et les autres de tout. Dans le système que je propose dans un premier temps, cela reste très modéré, puisque la moitié des gens qui, actuellement, n'héritent de rien auraient 120 000 € et ceux qui héritent d'un million auraient encore 600 000 € après impôts – un écart encore considérable. À mon avis, on pourrait aller beaucoup plus loin. Pourquoi cette question de la propriété est-elle si importante ? Les systèmes de revenus de base ne suffisent pas. Il faut certes augmenter le niveau du RSA [revenu de solidarité active] très fortement, avec un accès beaucoup plus égalitaire à l'éducation et à la santé, mais cela ne suffit pas. Mais le fait de posséder un capital de départ (120 000 €, par exemple) vous place dans une relation qui est beaucoup moins dépendante vis-à-vis des autres. Ce n'est pas seulement une question d'argent mais une question de pouvoir. Quand vous ne possédez rien, et a fortiori quand vous n'avez que des dettes, vous êtes obligé de tout accepter, parce qu'il faut payer votre loyer, il faut nourrir votre famille, etc. Votre position de négociation vis-à-vis d'employeurs éventuels, vis-à-vis des conditions de travail, vis-à-vis de conditions de salaire, est très faible. Quelqu'un qui a 120 000 € devant lui peut se permettre d'être un peu plus exigeant sur ce qu'il va accepter. C'est sans doute ce qui crispe les employeurs potentiels qui préfèrent négocier avec une personne à leur merci. Mais si l'on veut transformer les relations de pouvoir dans la société, il faut en passer par là.

Une autre proposition importante concerne le partage du pouvoir et des droits de vote dans les entreprises. La propriété privée absolue, même limitée dans son montant, n'est pas un modèle satisfaisant. La propriété doit être sociale dans le sens où les salariés en particulier, en tant que partie prenante à long terme de l'entreprise, et indépendamment de toute participation au capital, doivent avoir un pouvoir réel. Il y a le modèle évoqué par Gaël Giraud qui est en cours en Allemagne et dans une certaine mesure en Suède, où vous avez jusqu'à la moitié des droits de vote pour les salariés dans les grandes entreprises : je pense qu'il faut aller beaucoup plus loin. D'une part, il faut que cela s'applique à toutes les entreprises, y compris les plus petites. D'autre part, sur la moitié des droits de vote qui resteraient aux actionnaires, je pense qu'il est très important de plafonner la quantité de droits de vote qu'un seul actionnaire peut avoir. Dès que la société prend une certaine importance, je propose de plafonner jusqu'à 10 % (ou à 5 % suivant certaines variantes) les droits de vote qu'un actionnaire individuel peut avoir. Tout simplement parce qu'on a besoin de cette délibération, de cette circulation du pouvoir de décision. Il ne faut pas seulement que ce soit dans le système fiscal mais aussi dans le système légal.

Reste un dernier point. Quand on pose la question de la réformabilité du capitalisme, il faut rappeler que l'Histoire ne se produit jamais de façon paisible. Les idées et les discussions sont très importantes, mais ce sont quand même dans les crises, dans les rapports de force que se produisent des transformations de cette nature. Par rapport à ce dernier exemple, dont Gaël Giraud et moi avons parlé, d'un meilleur partage du pouvoir avec les salariés, les parties prenantes, les associations de consommateurs et les collectivités locales, il faut bien voir que ce sont des batailles considérables qui exigent des transformations non seulement du Code civil mais aussi de la Constitution. La Constitution française, telle qu'elle définit la propriété, en a une vision extrêmement conservatrice, issue du XIXe  siècle et des révolutions de la fin du XVIIIe  siècle. Un pays comme l'Allemagne qui a institué un certain partage des droits de vote entre les salariés et les actionnaires, de façon très incomplète et limitée, a dû écrire sa Constitution, sa loi fondamentale de 1949, de façon très différente. La propriété y est définie comme une propriété sociale qui admet différentes parties prenantes, des personnes qui ont un droit d'usage sur le logement, sur les terres, sur le capital… Il n'y a pas que des propriétaires privés. Vu la difficulté de réviser la Constitution en France et dans d'autres pays, cela veut dire que ces transformations passeront nécessairement par des crises politiques, des crises sociales, des crises financières, des crises climatiques peut-être. Les « gilets jaunes » sont un exemple de mouvement social très intéressant, mais sans débouchés politiques et institutionnels. Une seule revendication claire a été obtenue : annuler la taxe carbone. Mais ce débouché est purement négatif : supprimer une réforme que le gouvernement voulait mettre en place. En termes d'autres revendications, de plateformes d'actions, le mouvement des « gilets jaunes » s'est malheureusement montré défaillant, parce qu'il n'était pas structuré autour d'organisations collectives. On a besoin de structures collectives comme les syndicats, comme les partis, comme l'institut Rousseau aussi, qui produisent de la matière donnant des débouchés possibles à ces mobilisations.

Gaël Giraud  : Sur la question de l'écart des revenus, l'économie sociale et solidaire [ESS] vise un facteur cinq. La banque néerlandaise Triodos avait un facteur cinq parmi ses salariés, contre mille chez nos grands groupes bancaires systémiques. Dans la fonction publique, aujourd'hui, on est plutôt à onze ou douze (sans tenir compte des primes). C'est pourquoi nous avons proposé douze, ce qui serait déjà un progrès considérable. On était à vingt au début du XXe  siècle. Thomas Piketty a insisté sur l'idée qu'il serait bon que chacun puisse démarrer dans la vie avec un petit pécule – peu importe le montant. J'entends et je comprends la proposition, mais j'aurais deux remarques à faire. À mon avis, le débat sur le revenu universel n'a pas été abordé sur de bonnes bases et c'est une proposition qui va dans le sens d'un revenu universel6. Je pense que ce serait beaucoup plus intéressant d'avoir un projet de société dans lequel on propose une garantie de l'emploi à tout le monde. Cela permettrait à chacun de s'insérer par le vecteur de socialisation majeur qu'est le travail, plutôt que distribuer simplement de l'argent pour démarrer dans la vie.

C'est beaucoup plus exigeant d'assurer la garantie de l'emploi que de donner une somme d'argent

Thomas Piketty  : On peut faire les deux.

Gaël Giraud  : On peut faire les deux, bien sûr, mais ce n'est pas la même philosophie du monde, et puis c'est beaucoup plus exigeant d'assurer la garantie de l'emploi – qui plus est, un emploi vert et sensé, et non un bullshit job7 – que de donner une somme d'argent. L'autre remarque que je ferais par rapport à cette subvention, c'est que cela façonnerait une société de petits possédants, de petits propriétaires. La petite propriété n'est pas un problème en soi, mais veut-on une société uniquement faite de petits propriétaires ? C'était au fond l'utopie jeffersonienne, et puis celle de George W. Bush, qui a légitimé les subprimes et nous a menés dans le mur en 2008… En 2013, dans L'illusion financière8, j'avais caractérisé ce qu'on appelle le « néolibéralisme » comme la tentative de privatisation du monde. C'est ce que fait Emmanuel Macron aujourd'hui : il privatise tout (la SNCF, Aéroports de Paris, EDF, bientôt la Caisse des dépôts). Le terme « néolibéralisme » suggère – à tort, à mon avis – que les néolibéraux seraient les héritiers des libéraux du XVIIIe  siècle. Ce sont en fait les fossoyeurs du libéralisme. Le projet de la modernité et des Lumières, c'était de désacraliser le pouvoir, de consentir à un lieu du pouvoir vide9 et à la démocratie comme institutionnalisation du conflit et de la délibération collective. Ce premier pilier, c'est celui de la liberté : chacun est libre par rapport à toute tutelle sacrée, toute hétéronomie. Deuxièmement, l'Aufklärung institue le droit (copié d'ailleurs sur le droit de l'Église) pour protéger le citoyen contre la tyrannie de l'État. Ce deuxième pilier, c'est l'égalité : nous sommes tous égaux devant la loi. Le troisième pilier, c'est la propriété privée. Les libéraux du XVIIIe  siècle pensent que la propriété est un droit inaliénable et sacré. Or le projet des « néolibéraux » (Friedrich Hayek, Milton Friedman et aujourd'hui Emmanuel Macron) est à l'opposé de celui des Lumières. Il s'agit de détruire cet héritage-là, de resacraliser le pouvoir en mettant en fait les marchés financiers à la place de Dieu, puisque les États eux-mêmes sont supposés mendier auprès des marchés financiers le droit de mettre en place une politique publique, au prix de leur souveraineté. La souveraineté de l'État est assujettie au bon vouloir des investisseurs. Premièrement, donc, on met les investisseurs et les marchés financiers à la place du Dieu de l'Ancien Régime. Deuxièmement, le droit est complètement tordu pour défendre les intérêts particuliers d'une petite oligarchie, et non plus pour protéger le citoyen contre l'arbitraire. Troisièmement, on absolutise la propriété privée et on tente de tout privatiser. C'est une subversion de l'héritage de la modernité. À mon sens, le renouveau de la modernité exige de désacraliser à nouveau le pouvoir, en régulant la finance, de rétablir l'État de droit qui est bafoué aujourd'hui, y compris par le gouvernement lui-même, et de substituer l'utopie des biens communs à celle de la propriété privée. Les postlibéraux – le vrai nom des néolibéraux – font exactement le contraire : ils détruisent les communs (un vieux combat mené depuis six siècles), assujettissent le droit aux intérêts privés et resacralisent le pouvoir.

Le renouveau de la modernité exige de désacraliser à nouveau le pouvoir, en régulant la finance

Thomas Piketty : Les libéraux classiques des XVIIIe et XIXe  siècles étaient aussi colonialistes, esclavagistes, patriarcaux. Pas Rousseau, ni Condorcet, mais Voltaire, Montesquieu, Tocqueville, etc. Qui, en 1848, quand l'esclavage est aboli, décrète que ce sont les propriétaires d'esclaves qui doivent être compensés pour leur perte de propriété, et non pas les esclaves pour les mauvais traitements subis ? L'État français fait payer à Haïti – pendant un siècle et demi – une dette considérable pour rembourser les propriétaires d'esclaves français de leur perte de propriété. Encore aujourd'hui, beaucoup disent que c'est de l'histoire ancienne, qu'il est trop tard pour corriger cette injustice, alors même qu'on continue de compenser des injustices et des expropriations commises pendant la Deuxième voire la Première Guerre mondiale. Ce refus d'entrer dans cette question des réparations postcoloniales et postesclavagistes pose des problèmes quand il s'agit de construire des normes de justice communes. Donc n'idéalisons pas le libéralisme des XVIIIe et XIXe  siècles, et bien sûr encore moins celui d'Emmanuel Macron aujourd'hui. Sur la question de la petite propriété privée, je précise que je suis pour le développement tous azimuts de sociétés coopératives, de communs, etc. La question est de savoir si l'on peut tout organiser de cette façon-là. Comment organiser de façon décentralisée les dizaines de millions de logements, de micro-entreprises, de petits commerces, d'échoppes d'artisanat, de petites exploitations agricoles, dont on voudrait par ailleurs qu'elles se développent ? Les organiser sans que se recréent des espèces de grandes structures hiérarchiques prétendument indépendantes de l'État, mais qui, au bout du compte, vont devoir prendre des décisions, et les prendre pour des millions de personnes. Proposer, comme Bernard Friot, qu'on ait des caisses de sécurité sociale qui deviennent aussi des caisses d'investissement ou des caisses de salaire, c'est une perspective qui peut être intéressante pour la réflexion. Mais, en attendant, qui va avoir le pouvoir dans la caisse d'investissement ou la caisse de salaire, qui va faire passer des examens à toute la population ou qui va décider où et comment habite toute la population ? Comment ces institutions vont-elles fonctionner et est-on bien sûr qu'elles iront toujours dans le sens de l'émancipation ?

Je pense que la petite propriété privée, en tout cas dans la vision intermédiaire du socialisme participatif et autogestionnaire qui est la mienne, fait partie de la solution, avec beaucoup d'autres institutions, dont le partage du pouvoir avec les salariés, y compris dans les toutes petites entreprises. C'est un peu différent du rêve jeffersonien, qui était par ailleurs propriétaire d'esclaves et qui imaginait une société de petits propriétaires privés disposant chacun de quelques esclaves. Il y a vraiment une question très importante que Gaël Giraud a soulignée, et sur laquelle la réflexion sur le socialisme et le dépassement du capitalisme ne peut pas faire l'impasse : comment est-ce qu'on organise de façon décentralisée le choix des logements, le choix des échoppes, des petites entreprises, si l'on n'a pas une forme de petite propriété privée qui est soigneusement limitée dans son extension, dans les pouvoirs qu'elle procure, mais qui a néanmoins, dans ce cadre-là, une place reconnue ?

Le « socialisme participatif » est aussi un socialisme de petits propriétaires

Gaël Giraud  : Les communs n'ont pas vocation à se substituer à tout. En réalité, je suggère dans Composer un monde en commun10 qu'il y a quatre grands schèmes politiques : le privé, le public (l'État et sa bureaucratie), les communs et le tribal (les communautarismes, les mafias, Boko Haram, le nationalisme hindou de Narendra Modi, etc.). Le renouveau de la modernité, c'est la promotion des communs en lien avec les trois autres schèmes, non pas la substitution des communs à la totalité de la propriété privée.

Thomas Piketty  : Je suis tout à fait d'accord sur ce point : promotion des communs, des coopératives, des droits des salariés et des collectivités. La question reste de savoir ce que l'on fait avec la propriété privée résiduelle. Soit on abolit la propriété privée et les successions, ce qui pourrait être une position cohérente, mais, si on ne le fait pas, alors je pense qu'il faut redistribuer plus équitablement les successions.

Gaël Giraud  : À mon avis, l'impôt sur les successions doit être réfléchi en termes A, B et C. Utilisons la formule de l'institut Rousseau pour réfléchir à ce que l'on veut mettre en place.

Thomas Piketty  : Mais comment est-ce que vous allez utiliser l'impôt pour pouvoir redonner à tout le monde, en plus du revenu de base ? Je ne vois pas pourquoi il n'y aurait que les enfants de classe supérieure qui hériteraient ?

Gaël Giraud  : Il n'en demeure pas moins que le « socialisme participatif » est aussi un socialisme de petits propriétaires… En fait, si l'on veut lutter contre l'extension de la propriété privée, il n'y a que deux grandes options. Soit créer un nouveau type de biens (les communs), soit démembrer le concept de propriété privée, parce qu'en réalité, la propriété privée n'est pas homogène, c'est un faisceau de droits. Quand ils ont reformulé la propriété privée à partir du Codex de Justinien, les théologiens grégoriens du XIe  siècle l'ont construite sur trois piliers : usus (droit d'usage), fructus (droit de bénéficier des fruits de la propriété) et abusus (droit de détruire). Le grand cheval de bataille de l'Église, et notamment des franciscains aux XIVe et XVe  siècles, c'est de refuser d'être les « propriétaires » des biens dont ils ont l'usage, parce que, pour les chrétiens de cette époque, le seul « propriétaire » du monde est Dieu. Guillaume d'Ockham et Michel de Césène veulent donc en être juste les usagers. La crise écologique nous reconduit aujourd'hui vers cette option. Nous devons apprendre tous collectivement à être les usagers d'un certain nombre de ressources rares, fragiles. Ce qui s'invente par exemple avec le Vélib'. Il s'agit simplement de réduire la propriété au droit d'usage (usus). Il y a un nécessaire apprentissage collectif de la réduction de la jouissance du propriétaire à ce droit. Il existe beaucoup d'initiatives dans le monde de gestion commune et participative d'un certain nombre de ressources rares comme l'eau. Les communs entrent dans ce paysage institutionnel et politique, comme une manière de renouveler la donne de la modernité occidentale.

 

NOTES:

1 Joseph Enguehard, Gaël Giraud, Éric Levieil et Mathilde Salin, « Un outil pour la délibération fiscale : l'impôt ABC » ; Boris Bouzol-Broitman, N. Dufrêne, Gaël Giraud, A. Kuhanathan et D. Varenne, « Utiliser l'impôt ABC pour une réforme d'ampleur en faveur de la justice fiscale ».

2 Gaël Giraud et Cécile Renouard, Vingt propositions pour réformer le capitalisme, Flammarion, « Champs essais », n° 1031, [2009] 2012.

3 G. Giraud et C. Renouard, Le Facteur 12, Carnets Nord, 2013.

4 T. Mitchell, Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l'ère du pétrole, La Découverte, « Cahiers libres », 2013.

5 Th. Piketty, Capital et idéologie, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 2019.

6 G. Giraud, « Le revenu de base dans un monde fini », Études, n° 4277, décembre 2020, pp. 53-66.

7 David Graeber, Bullshit Jobs, Les liens qui libèrent, 2018.

8 G. Giraud, L'illusion financière, Les éditions de l'Atelier, 2013.

9 Claude Lefort, L'invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Fayard, 1981.

10 G. Giraud, Composer un monde en commun, Seuil, 2021 (à paraître)