Guerre en Ukraine : « La guerre est en train de diviser Ukrainiens et Russes pour toujours

Dans un entretien au « Monde », le chercheur ukrainien Volodymyr Kulyk explique que la résistance dans des zones russophones comme Kherson, dans le sud du pays, était inimaginable pour Moscou.

Propos recueillis par Allan Kaval

Le Monde du 16 mars 2022

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Volodymyr Kulyk, membre de l’Institut d’études politiques et ethniques et de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine, est chercheur à l’Institut d’études ukrainiennes de l’université Harvard. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont le dernier, non traduit, intitulé « Le discours médiatique ukrainien : identités, idéologies, relations avec le gouvernement »a été publié en 2010, à Kiev.

Depuis le début de l’invasion russe, le 24 février, la résistance des Ukrainiens, souvent présentés comme un peuple divisé, a marqué l’opinion internationale. Cette agression est-elle en train de façonner une nouvelle identité ukrainienne ?

A la racine de cette résistance, il y a la volonté d’indépendance du peuple ukrainien vis-à-vis du voisin russe. Toute identité nationale est complexe. L’Ukraine est très diverse, avec notamment des communautés russophones et ukrainophones, et il existe une proximité culturelle avec la Russie. Si l’histoire a pu contribuer à forger une expérience commune entre ces deux pays, le présent est en train de diviser Ukrainiens et Russes pour toujours. Tout le récit de Vladimir Poutine consiste à dire qu’il s’agit d’un même peuple, mais ses actions ont rendu cette assertion plus absurde que jamais. L’histoire mémorielle des Ukrainiens est d’ailleurs en train de changer : ceux qui adhéraient à l’idée selon laquelle nous avions traversé ensemble les épreuves du passé tendent maintenant à percevoir nos relations sous un angle opposant l’oppression russe à la résistance ukrainienne.

Comment ces nouvelles références à l’histoire se matérialisent-elles ?

L’une des expériences les plus traumatisantes des relations entre la Russie et les Ukrainiens demeure la famine orchestrée par le régime soviétique en Ukraine en 1932 et 1933 [qui fit entre 2,5 millions et 5 millions de morts], l’Holodomor. Ce terme réapparaît aujourd’hui pour décrire la situation à Marioupol, là où les populations assiégées sont coupées de tout par les occupants, qui veulent organiser leur déplacement.

 

Des réseaux sociaux aux médias, en passant par les slogans entonnés dans les manifestations contre l’occupant, un autre terme revient : « fasciste ». Dans le monde post-soviétique, c’est l’étalon du mal. Alors même que Poutine utilise la mémoire de la seconde guerre mondiale et la présence de prétendus « nazis » pour justifier son agression, le terme de « fasciste » est renvoyé à la face de Moscou.

Il s’agit de l’aboutissement d’événements commencés en 2014, avec la révolution proeuropéenne en Ukraine et la première agression russe contre la Crimée et l’est de l’Ukraine. Avant cette date, ceux qui percevaient la Russie comme une puissance hostile étaient minoritaires. Depuis, ils sont devenus majoritaires. Aujourd’hui, cette perception est unanime.

Les derniers liens qui pouvaient rapprocher les identités ukrainienne et russe ont-ils donc disparu ?

Oui, car une autre évolution est en cours : la montée d’une haine profonde envers le peuple russe, jugé complice du régime. Les familles ukrainiennes qui ont des liens avec la Russie sont innombrables. Mais des Ukrainiens comprennent que leurs proches, de l’autre côté de la frontière, sont abreuvés de propagande russe. Non seulement ces derniers ne les comprennent pas, mais ils ne les croient pas non plus. Ces oncles, ces tantes, ces cousins vivent dans une réalité différente.

Les liens sont brisés, car notre identité n’est plus seulement culturelle. Elle est, plus que jamais, politique. Dans une situation de guerre, cette identité se structure autour des notions d’alliés et d’ennemis. Il est d’ailleurs intéressant d’observer les différences d’un point de vue géographique : après l’indépendance, le sentiment d’hostilité envers la Russie était plus fort dans l’Ouest, ukrainophone, que dans l’Est, où le russe reste la langue principale. Jusqu’à récemment, la langue et la culture russes y étaient perçues comme des références et la Russie comme un bon voisin. C’est terminé. Les régions russophones sont aujourd’hui celles qui souffrent le plus de l’agression russe.

Ce tableau est très éloigné de la reconstitution d’un « monde russe », cher à Vladimir Poutine…

La Russie n’a jamais réussi à comprendre l’évolution de l’Ukraine en trente ans d’indépendance. Une nation est née et elle s’est renforcée. Or Poutine voit le monde à travers un prisme impérial. Il veut imposer sa puissance à des territoires sans tenir compte des peuples. La guerre en cours est aussi une confrontation entre le nationalisme et l’impérialisme.

Le récit historique de Poutine sur l’Ukraine puise d’ailleurs ses origines dans l’époque tsariste, pendant laquelle les Slaves de l’Est ne formaient qu’une seule nation, avec les Grands-Russes dans le territoire de la Russie actuelle, les Russes-Blancs en Biélorussie et les Petits-Russes, une expression qui désignait les Ukrainiens.

Tandis que l’imaginaire russe est imprégné de ces références, l’idée nationale ukrainienne a suivi sa trajectoire propre. Il y a donc une incompréhension chez les Russes. Alors qu’être à la fois russophones et ukrainiens leur est impensable, les Ukrainiens de langue russe tournent le dos à Moscou. Une telle résistance dans des zones russophones comme Kherson, dans le sud du pays, était inimaginable pour Moscou.

L’idée nationale ukrainienne s’est-elle constituée uniquement en opposition à la Russie ?

L’identité nationale ukrainienne s’est développée dans la première moitié du XIXe siècle, à une époque où les Ukrainiens vivaient, à l’Ouest, sous la domination de l’empire des Habsbourg et, à l’Est, dans le giron russe. La construction identitaire s’est faite grâce au travail d’intellectuels influencés par le courant romantique, qui ont collecté des œuvres folkloriques, bâti une littérature historique, avant de donner un contenu politique à cette identité culturelle et de la promouvoir auprès des masses majoritairement paysannes.

Dans l’Empire russe, ce premier nationalisme ukrainien était lié au souvenir vivace de l’Hetmanat cosaque, une entité autonome fondée au XVIIe siècle, reconnue par Moscou, avant d’être démantelée en 1764. L’Hetmanat englobait une partie limitée du territoire ukrainien, mais il a pris une place disproportionnée dans la mémoire nationale, où il est associé au thème de la trahison russe envers l’Ukraine.

Si, dans l’Empire russe, toutes les activités du mouvement national étaient interdites, elles étaient tolérées sous la domination autrichienne. La production des intellectuels ukrainiens a donc pu être imprimée à l’Ouest et passer clandestinement à l’Est pour y éveiller la conscience d’une identité distincte. C’est ainsi que s’est construite l’identité ukrainienne. Après la première guerre mondiale, elle n’a pas pu se matérialiser dans le cadre d’un Etat durablement indépendant [1918-1920]. Cependant elle a laissé en héritage un sentiment national suffisamment fort pour contraindre les bolcheviques à prendre en compte cette identité.

Comment l’identité nationale ukrainienne a-t-elle traversé la période soviétique ?

Même aux pires heures de la répression stalinienne, l’existence de l’Ukraine en tant que nation n’a pas été remise en cause. Les autorités ont favorisé une forme d’expression ukrainienne dans le cadre soviétique. Dans les régions issues de l’empire des Habsbourg, intégrées à la Pologne de l’entre-deux-guerres et ensuite rattachées à l’URSS en application du pacte germano-soviétique de 1939, des nationalistes ukrainiens ont combattu les Polonais avec le soutien de l’Allemagne nazie, puis ils ont combattu les nazis et les Soviétiques, avant d’être écrasés en URSS dans les années 1950. Après la guerre, la nouvelle génération a subi une forme d’assimilation forcée à la culture soviétique de langue russe, mais la nation ukrainienne a conservé une existence officielle. Pendant la perestroïka, de 1985 à 1991, l’Ukraine des écrivains, des artistes et des élites formées dans le giron soviétique a mené le pays vers l’indépendance, ralliant d’anciens dissidents, mais aussi des membres de la Nomenklatura. C’est parce que les Ukrainiens formaient une nationalité reconnue par l’URSS que l’indépendance a été possible.

L’identité ukrainienne, après l’indépendance de 1991, était-elle fondée sur un critère ethnique ?

La nationalité ukrainienne contemporaine s’est construite sur un fondement civique. A l’indépendance, tous les résidents du pays ont pu devenir citoyens. On parle alors non pas de peuple ukrainien, mais de peuple d’Ukraine. Il s’agissait d’une appartenance inclusive qui s’est enrichie progressivement d’un contenu ethnoculturel ukrainien basé sur le folklore, la littérature et l’historiographie nationale. Et aussi sur la langue ukrainienne, qui s’est étendue aux communautés dont ce n’était pas la langue natale. Cette évolution a conduit à la disparition progressive d’une définition ethnique et à ce que la notion d’Ukrainien désigne simplement les citoyens de l’Ukraine. Dans le même mouvement, le terme « russe » a cessé d’être une catégorie d’identification en Ukraine et n’a plus désigné que les citoyens de la Fédération de Russie.

Quel a été l’impact de la mobilisation proeuropéenne de 2014, puis celui de la guerre contre les séparatistes prorusses dans l’est du pays ?

Les événements de 2014 ont accéléré cette évolution. Ceux qui se disaient encore russes ont arrêté de le dire. Ce faisant, de nombreux Ukrainiens ont voulu retirer à Poutine l’argument selon lequel son action avait pour objectif de protéger les Russes en dehors des frontières de la Russie. Une forme de « dérussification » par le bas s’est produite, à travers un changement d’identité ethnique et linguistique.

Alors que l’ukrainien jouissait du statut de seule langue officielle du pays depuis l’indépendance, une nouvelle loi, votée en 2019, en a fait la langue principale. Il est évident que la guerre en cours renforce encore l’identification des Ukrainiens à leur langue, quand bien même le russe reste leur langue au quotidien. Le président Volodymyr Zelensky est un exemple intéressant : il vient d’une famille russophone, le russe est sa langue d’expression naturelle. Il était plutôt opposé à la loi de 2019, mais il a dû la mettre en œuvre pour éviter des conflits internes. Aujourd’hui, il en tire avantage. Il a appris l’ukrainien, ce qui fait de lui un chef bien plus crédible aux yeux des Ukrainiens, quelles que soient leurs origines.

Allan Kava