« La situation en Ukraine et en Palestine risque de faire perdre aux Européens le respect d’eux-mêmes et celui des autres »

dans LE MONDE DU 09/11/2023

Jean-Marie Guéhenno, ancien diplomate : « La situation en Ukraine et en Palestine risque de faire perdre aux Européens le respect d’eux-mêmes et celui des autres » Tribune

Jean-Marie Guéhenno

Ancien secrétaire général adjoint des Nations unies

Les hésitations de l’UE face à la situation en Ukraine et à l’escalade du conflit israélo-palestinien ternit durablement son image et les valeurs qu’elle entend promouvoir, estime l’ancien secrétaire général adjoint des Nations unies, dans une tribune au « Monde ».

 

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Cette fin d’année est un double test pour l’Europe. En Ukraine, la perspective d’une victoire sur la Russie s’éloigne, et les Européens, qui en auraient les moyens, ne semblent pas prêts, politiquement et matériellement, à prendre le relais des Etats-Unis si, comme c’est de plus en plus probable, le soutien américain diminue ou s’arrête. Au Moyen-Orient, l’Europe, incapable de se rallier à une position commune sur Gaza, a étalé ses divisions aux Nations unies.

 

Cette double débâcle risque de sceller la fin de l’Europe géopolitique : l’Union européenne (UE) entretient l’illusion que l’importance de son marché, auquel le reste du monde veut accéder, pourrait suffire à asseoir son influence. Mais il faudrait pour cela que l’Europe ait un cap stratégique qui donne du sens à ses actes. L’Europe existe quand elle est aussi une idée, une ambition universaliste qui plonge ses racines dans l’âge des Lumières. On peut certes en dire autant des Etats-Unis, mais avec une différence essentielle : même privés de leur soft power, les Etats-Unis sont de très loin la première puissance militaire, et ils trouvent naturellement leur place dans un monde de rapports de force où seuls comptent les grands fauves. Beaucoup à travers le monde n’aiment pas les Etats-Unis, mais ils n’osent l’ignorer.

 

Privés de leur soft power, les Européens ne sont pas grand-chose. L’Ukraine et la Palestine risquent de leur faire perdre le respect d’eux-mêmes et le respect des autres. L’UE est construite sur une idée simple : son fonctionnement interne est régi par le droit. Elle ne prétend certes pas imposer cette vision au reste du monde, mais peut-elle sérieusement conserver l’indispensable adhésion de ses citoyens et le respect du monde si elle montre qu’elle n’est prête à aucun sacrifice pour contribuer au respect, au-delà de ses frontières, de principes qu’elle prétend universels ?

 

En Ukraine, les Etats-Unis ont des raisons de déclarer « mission accomplie ». Les capacités militaires de la Russie sont durablement affaiblies, et l’Occident a fait la démonstration de sa capacité à mettre en place un paquet de sanctions significatif : la leçon n’est pas perdue pour la Chine, priorité stratégique de Washington.

Les Européens sont dans une tout autre situation : le risque d’une attaque militaire d’un pays membre de l’OTAN ou de l’UE par la Russie est certes bien mince, mais on peut être certain que cette dernière exploitera sur le plan politique une demi-défaite ukrainienne, semant le doute et la division dans des opinions européennes démoralisées. Quant aux pays qui rêvent de rejoindre l’UE, ils percevront l’abandon européen comme une trahison qui creusera un fossé difficile à combler entre une Union affaiblie et ses voisins.

Emotions contrastées

Au Moyen-Orient, la catastrophe humanitaire en cours et la timidité de la réponse de la plupart des pays européens, leur incapacité collective à séparer la condamnation des atrocités du Hamas et le soutien sans faille à l’existence d’Israël de la défense du droit international humanitaire, qui s’applique également aux Palestiniens, le contraste avec les émotions qu’a suscitées l’Ukraine, confirment les préjugés de ceux qui voient dans l’Europe un club d’anciens empires coloniaux pour lesquels la vie des « autres », qu’ils soient immigrés ou victimes d’un conflit, aura toujours moins de prix que celle d’un Européen blanc.

 

Cette réaction est dévastatrice pour l’Europe et pour les idées qu’elle porte. Aussi longtemps que l’Occident a été dominant, l’universalisme européen a défini la manière dont le monde se pensait : l’idée même de monde est une idée largement européenne, dont découle l’affirmation de droits humains universels, et donc l’anticolonialisme autant que le colonialisme. Avec le relatif déclin géopolitique de l’Occident, c’est la face cachée du dernier demi-millénaire, l’histoire des crimes et des violences des empires européens, qui est dans la lumière des projecteurs. Ce pourrait être un progrès, si elle ne plongeait pas dans l’obscurité l’autre face, l’universalisme européen et occidental.

 

Mais l’appui sans réserve de beaucoup d’Européens à la riposte israélienne conduit précisément à cela : il ranime l’hostilité de tous ceux qui ont eu à souffrir du colonialisme, et pas seulement celle des antisionistes de principe, qui voient dans la création d’Israël une entreprise de nature coloniale, oubliant le sort des juifs qui furent expulsés des pays arabes après la création de l’Etat hébreu. Il renforce le doute du Sud global sur la vraie nature de l’universalisme européen. Et l’UE, à la différence des Etats-Unis, n’a pas d’institutions assez fortes pour surmonter par la puissance les doutes et les divisions qui la minent. La double capitulation morale sur l’Ukraine et sur la tragédie de Gaza prive l’Europe du ciment éthique qui l’a rassemblée et de la capacité de rayonnement qui pourrait la faire respecter.

Jean-Marie Guéhenno est ancien secrétaire général adjoint des Nations unies et professeur à l’université Columbia (New York). Il a notamment écrit « Le Premier XXIe Siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde » (Flammarion, 2021).

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