Le soutien indéfectible de l’Allemagne à Israël

 

  • Le soutien indéfectible de l’Allemagne à Israël

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20/11/2023

Le soutien indéfectible de l’Allemagne à Israël

Moyen-Orient et AfriqueUnion Européenne

 

AUTEUR

Alexandre Robinet-Borgomano

Expert Associé - Allemagne

Dans la crise consécutive à l’assaut du Hamas le 7 octobre, l’Allemagne se range résolument aux côtés d’Israël, avec une unanimité politique absolue et sans réserve assez éloignée des débats que connaît la France. La puissance des liens qui unissent Berlin et Israël se lit à l’aune de la responsabilité historique de l’Allemagne dans la Shoah : l’existence d’Israël est la raison d’être même de la nation allemande.

Comment se manifeste cette position singulière de Berlin et comment s’intègre-t-elle à l’action européenne au sens large ? Quel rôle peut jouer l’Allemagne dans la résolution du conflit au proche Orient ? Réponses avec Alexandre Robinet-Borgomano.

Je reconnais que je ne considère pas l’appel à un cessez le feu immédiat, ou à une pause longue, ce qui dans les faits reviendrait au même, comme une bonne option. Cela signifierait au bout du compte qu’Israël permette au Hamas de recomposer ses forces et de se procurer de nouvelles armes pour continuer à tirer, ce que nous ne pouvons pas accepter”. Alors que les appels à une trêve humanitaire et à un cessez-le-feu à Gaza se multiplient, y compris dans le camp occidental, le Chancelier allemand Olaf Scholz a fait entendre dimanche 12 novembre une voix singulière dans le concert européen des nations. Plus d’un mois après le massacre perpétré par le Hamas sur le sol israélien, le Chancelier allemand confirme la position de l’Allemagne aux côtés de l’État hébreux, considérant que l’intensité des frappes sur Gaza et les victimes civiles qui y sont attachées, sont inséparables du droit d’Israël à se défendre. 

Dans le conflit qui oppose le Hamas et Israël, l’Allemagne a choisi son camp. Au lendemain du massacre perpétré par le Hamas, au cours duquel 1 400 personnes pourraient avoir été assassinées et 240 autres prises en otage, le Chancelier Olaf Scholz prononce le 12 octobre devant le Bundestag un discours de politique générale dans lequel il affirme que “la seule place pour l’Allemagne, dans ce moment, est d’être aux côtés d’Israël”. Mettant en avant le droit d’Israël garanti par le droit international de se défendre et de défendre ses citoyens, le Chancelier affirme dans ce discours que “la sécurité d’Israël relève pour l’Allemagne de la raison d’État” (“die Sicherheit Israël ist deutsche Staatsräson”). Une formule qu’il reprend cinq jours plus tard lors d’un déplacement en Israël, faisant de lui le premier chef de gouvernement à se rendre dans l’État hébreux au lendemain de son agression.

La sécurité d’Israël et la "raison d’État"

La formule selon laquelle la sécurité d’Israël relève pour l’Allemagne de la “raison d’État” fut inaugurée en 2008 par l’ancienne Chancelière Angela Merkel, lors d’un discours prononcé en allemand devant la Knesset, à l’occasion du 60e anniversaire de la création de l’État hébreux. "Tous les gouvernements fédéraux et tous les chanceliers avant moi se sont engagés à assumer la responsabilité historique particulière de l'Allemagne pour la sécurité d'Israël. Cette responsabilité historique de l'Allemagne fait partie de notre raison d'État”. À travers ce discours, la Chancelière réactualise un concept tiré de la philosophie politique de la Renaissance et désignant, depuis Giovanni Botero, la capacité de l’État à s’affranchir des règles du droit et de la morale pour assurer sa conservation. Dépourvu de validité juridique concrète, ce concept apparaît davantage comme une promesse adressée à Israël d’intervenir activement dès lors que son existence est en jeu.

"La phrase selon laquelle la sécurité d’Israël relève en Allemagne de la raison d’État ne saurait se réduire à une formule creuse. [Elle] signifie que la sécurité d’Israël est pour l’Allemagne, en tant qu’État, une nécessité".

Dans une vidéo publiée le 3 novembre sur les réseaux sociaux et largement partagée depuis, le Ministre vert de l’économie et du climat, Robert Habeck, a cherché à clarifier la nature de ce soutien. Pour Robert Habeck, "La phrase selon laquelle la sécurité d’Israël relève en Allemagne de la raison d’État ne saurait se réduire à une formule creuse. Cette phrase signifie que la sécurité d’Israël est pour l’Allemagne, en tant qu’État, une nécessité". Cette formule signifie également qu’aucune forme d’antisémitisme ne saurait être tolérée "ici et maintenant, en Allemagne, presque 80 ans après l’Holocauste". Elle implique enfin de reconnaître que le Hamas et son allié, l’Iran, sont les principaux obstacles à la mise en place d’une solution à deux États et au rétablissement de la paix au Proche-Orient. 

L’affirmation de la sécurité d’Israël comme "raison d’État" renferme des implications concrètes sur le plan militaire. L’Allemagne, par la voix de son ministre de la Défense, Boris Pistorius, s’est engagée à soutenir militairement l’État hébreux si celui-ci en formulait la demande. Dès le 12 octobre, l’Allemagne autorise l’utilisation par Israël de deux drones Heron TP dans sa contre-offensive et depuis le déclenchement du conflit, les autorisations de livraisons d’armement ont permis de décupler la valeur des exportations d’armes allemandes à destination d’Israël (303 Millions en 2023, contre 32 millions sur la même période en 2022). 

Une responsabilité historique

Le soutien apporté par le gouvernement allemand à l’État d’Israël repose essentiellement sur la responsabilité historique de l’Allemagne dans l’extermination des Juifs d’Europe durant la seconde guerre mondiale. "Notre histoire, notre responsabilité découlant de la Shoah nous imposent le devoir permanent de défendre l’existence et la sécurité de l’État d’Israël. C’est cette responsabilité qui nous guide", affirme ainsi le Chancelier Olaf Scholz dans le discours qu’il prononce devant le Bundestag au lendemain du massacre perpétré par le Hamas. 

Au XXIe siècle, le rapport que les Allemands entretiennent avec leur histoire est encore largement déterminé par la référence au passé nazi. La permanence dans le discours politique des références à ce passé atteste d’un travail de mémoire que l’on pourrait qualifier d’exemplaire s’il ne s’appliquait au mal absolu. Il semble cependant erroné d’affirmer, comme le fait le philosophe allemand Slavoj Zizek dans les colonnes du Freitag que "les Allemands tentent de se décharger de leur culpabilité en approuvant les injustices commises par Israël". Plus que la seule référence au passé, l’Allemagne, en affichant vis-à-vis d’Israël un soutien indéfectible, se montre fidèle à l’alliance politique, diplomatique et militaire, qu’elle a su construire avec l’État hébreux après la guerre.

Allemagne-Israël : une relation particulière

Dans un récent essai intitulé "Leadership et responsabilité" (2023) Christophe Heusgen, qui fut le conseiller diplomatique d’Angela Merkel pendant des années et qui préside aujourd’hui la Conférence de Munich sur la sécurité (MSC), évoque la relation particulière unissant l’Allemagne à Israël : "Le soutien à Israël à travers l’envoi de matériel militaire repose sur une longue tradition. Celle-ci commence à l’époque de Konrad Adenauer, qui, avec Ben Gourion, avait posé les bases de la réconciliation". Alors que les premiers passeports israéliens précisaient que leur validité s’étendait à tous les pays "à l’exception de l’Allemagne", il faut attendre 1952 et l'accord de Luxembourg sur les réparations, pour que s’opère un rapprochement. Les relations diplomatiques entre l’Allemagne de l’Ouest et l’État hébreux sont établies officiellement en 1965, et en 1973, au lendemain de la prise d’otage de la délégation israélienne venue à Munich pour les Jeux Olympiques, Willy Brandt devient le premier Chancelier à se rendre officiellement en Israël. 

La coopération militaire entre les deux États s’intensifie à partir de cette époque, marquée notamment par la coopération des industries de défense allemandes et israéliennes, ce qui explique en partie le choix controversé de l’Allemagne de recourir à des technologies israéliennes - le système de défense anti-missiles balistiques "Arrow 3" - pour son projet de bouclier antimissile européen (Sky shield initiative). Sur le plan politique, l’intensification des relations est marquée par la mise en place de rencontres gouvernementales (Regierungskonsultationen) réunissant depuis 2008 les gouvernements des deux États. Une proximité qui n’a pas d’équivalent pour l’Allemagne en dehors de sa relation avec la France. 

Le caractère singulier de la relation germano-israélienne n’a pas empêché l’Allemagne d’exprimer des critiques à l’encontre du gouvernement israélien. En 2017, la Chancelière Angela Merkel suspend la livraison de sous-marins allemands fabriqués par ThyssenKrupp en raison des soupçons de corruption impliquant l’entourage de Benjamin Netanyahou.

En mars 2023, alors qu’il reçoit pour la première fois à Berlin le Premier ministre israélien, Olaf Scholz met en garde sur le risque que la réforme de la justice fait peser sur la démocratie israélienne. À la même date, le ministère allemand des Affaires étrangères (Auswärtiges Amt) condamne de manière inhabituelle la colonisation soutenue par l'État hébreux. Si la relation construite entre l’Allemagne et Israël n'exclut pas les critiques en temps de paix, le gouvernement fédéral considère qu’en temps de guerre son devoir est de se tenir aux côtés de son allié. 

Si la relation [...] n'exclut pas les critiques en temps de paix, le gouvernement fédéral considère qu’en temps de guerre son devoir est de se tenir aux côtés de son allié. 

Un consensus allemand

Le caractère unanime du soutien à Israël en Allemagne s’est exprimé au lendemain du massacre du 7 octobre, lorsque les six groupes politiques représentés au Bundestag, de l’extrême gauche(Die Linke), à l’extrême droite (AfD), ont adopté à l’unanimité un texte assurant Israël de sa solidarité, dénonçant le Hamas comme une organisation terroriste, et appelant le gouvernement allemand à tout mettre en œuvre pour assurer la libération des otages et permettre à Israël d’exercer son droit à se défendre. Si l’extrême droite s’est empressée de demander l’interruption du soutien apporté par l’Allemagne au programme de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (UNHCR), vu de France, le soutien apporté à Israël par l’extrême gauche apparaît comme un fait singulier. 

En Thuringe, à l’Est de l’Allemagne, le Ministre Président Bodo Ramelow (Die Linke) a fait hisser le drapeau israélien devant la Chancellerie d’État ; à Hambourg, le théâtre Rote Flora occupé par des autonomistes d’extrême gauche inscrivait sur sa façade "Killing Jews is not fighting for freedom!"; et Sarah Wagenknecht, qui vient de créer un nouveau parti populiste à l’extrême gauche de l’échiquier politique, a rappelé la nécessité de soutenir Israël tout en dénonçant le sort de Gaza, devenu “une prison à ciel ouvert”. Dans le camp progressiste, le mouvement pro-climat Friday for future s’est très clairement distancé des déclarations de Greta Thunberg appelant au cessez le feu et dénonçant le "génocide" pratiqué par Israël à Gaza. La scène culturelle allemande, qui réfléchit depuis la débâcle de la dernière Documenta à Kassel aux liens entre antisémitisme et discours postcolonial, brille quant à elle par son absence dans le débat. Plus à droite de l’échiquier politique, le puissant patron des médias Matthias Döpfner a lancé dans Die Welt un vibrant plaidoyer intitulé "Free Palestine!" appelant l’Occident à débarrasser la Palestine d’une organisation terroriste qui prend en otage sa propre population, rappelant que les civils de Gaza qui meurent sous les bombes étaient avant tout les victimes du Hamas. 

Les manifestations pro-palestiniennes ne sont pas interdites mais face à la résurgence des actes antisémites en Allemagne, le gouvernement fédéral fait preuve d’une particulière intransigeance vis-à-vis des prises de positions qui pourraient s’apparenter à une forme de soutien au Hamas. Dénonçant comme "inacceptable" la dimension des manifestations islamistes intervenues à Berlin et dans d’autres villes d’Allemagne, le Vice-Chancelier Robert Habeck a rappelé ce qu’il considère comme un fondement du vivre-ensemble en Allemagne : "brûler des drapeaux israéliens est un délit ; l’apologie de la terreur du Hamas aussi. Ceux qui sont allemands en répondront devant un tribunal, ceux qui ne sont pas allemands risquent leur titre de séjour. Celui qui n’a pas de titre de séjour donne ainsi une bonne raison pour son expulsion"

Si les principales prises de position dans le débat public allemand donnent l’image d’un consensus apparent, les récents sondages d’opinion donnent à voir une réalité concordante certes, mais plus nuancée. Selon le dernier baromètre politique de la ZDF, 50 % des personnes interrogées considèrent que l'action militaire d'Israël dans la bande de Gaza est justifiée, 35 % s’y opposent. 54 % des personnes interrogées sont d'accord avec l'ampleur du soutien apporté par le gouvernement fédéral à Israël, 21 % estiment qu'il va trop loin et 10 % souhaiteraient un soutien plus conséquent. Le soutien dont bénéficie le gouvernement et la clarté de son positionnement lui permettent aujourd’hui de jouer un rôle actif dans la tentative de résolution du conflit au proche Orient.

Vers une affirmation du rôle de l’Allemagne au Proche-Orient ?

Depuis le consensus de Munich en 2015 et plus encore depuis l’annonce du Zeitenwende (Changement d’époque) par le Chancelier Olaf Scholz en février 2022, l’Allemagne se dit prête à assumer davantage de responsabilités sur la scène internationale - y compris militairement. Considérant que la réponse européenne à la crise actuelle, marquée par la dispersion et les rivalités personnelles, est un "échec", la Présidente de la Commission de défense du Bundestag, Marie-Agnès Strack Zimmermann (FDP) appelle ainsi l’Allemagne à aller de l’avant pour prendre le leadership d’une véritable politique extérieure et de sécurité en Europe. Un appel similaire a été lancé par le directeur de la DGAP, Guntram Wolff dans un mémo intitulé "Germany’s Support of Israel Needs to Lead to Strategic Action". 

L’Allemagne doit aujourd’hui composer avec les limites de l’engagement militaire américain et avec un positionnement de l’UE au Proche-Orient dans lequel elle peine à se reconnaître. Compte tenu de la clarté de son positionnement en faveur de l’État hébreux, mais également du soutien financier majeur qu’elle apporte au programme des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, dont elle devenu le deuxième contributeur - après les États-Unis mais devant l’UE - l’Allemagne devrait être amenée à jouer un rôle géopolitique majeur dans la résolution du conflit qui embrase actuellement la région. 

Les contradictions auxquelles la diplomatie allemande doit faire face dans sa volonté de rendre compatible son soutien à Israël avec son engagement en faveur du droit international pourraient fragiliser l’affirmation de ce leadership.

Pour autant, les contradictions auxquelles la diplomatie allemande doit faire face dans sa volonté de rendre compatible son soutien à Israël avec son engagement en faveur du droit international pourraient fragiliser l’affirmation de ce leadership. Cette contradiction s’est illustrée lors du vote d’une résolution par l’Assemblée générale des Nations Unies le 27 octobre 2023, demandant une trêve humanitaire immédiate. Arguant du fait qu’elle ne nommait pas clairement la terreur du Hamas, n’exigeait pas assez clairement la libération de tous les otages et ne réaffirmait pas le droit d’Israël à se défendre, l’Allemagne, contrairement à la France, s’est abstenue dans ce vote, s’attirant ainsi les foudres d’Israël, qui considère que l’Allemagne aurait dû aller jusqu’à voter contre. 

Cette ambiguïté se retrouve également dans la vidéo diffusée par Robert Habeck début novembre : tout en évoquant les efforts de l’Allemagne et des États-Unis pour convaincre Israël d’épargner les civils présents à Gaza, le Vice-Chancelier évoque les limites des appels au respect du droit humanitaire, inaugurant une nouvelle ère de la Realpolitik allemande : "Bien sûr, Israël doit respecter le droit et les normes internationales. Mais la différence est : qui formulerait de telles attentes envers le Hamas ?"