L’Ukraine et la révolution de 1917

 
 
Pour mieux comprendre ce qui se passe en Ukraine
 

La révolution ukrainienne de 1917 fut-elle un moment de « décolonisation » face à la domination de l’Empire russe ? L’auteur du présent article revisite cette thèse et restitue les grandes caractéristiques d’un événement peu connu du lectorat français. Cette révolution, menée en langue ukrainienne, est allée jusqu’à la déclaration d’indépendance vis-à-vis de la Russie. Elle a réfléchi, dans le cadre d’une assemblée (la Rada) à la question complexe des nationalités dans une société inégalitaire et composée de plusieurs minorités, notamment juive. L’article souligne in fine la fragilité de cette révolution, l’impuissance des autorités politiques ukrainiennes, la situation de chaos militaire et la faillite de l’État après la révolution bolchevique.

Le 23 février 1917, dans le cadre de grèves endémiques dans les usines de Petrograd, des milliers de femmes convergent vers le centre-ville de la capitale impériale pour protester contre les rumeurs d’un nouveau rationnement du pain. En quelques jours, dans toute la Russie, grèves et manifestations se généralisent ; la contestation gagne toutes les provinces depuis les grandes villes. Bientôt, elle ne porte plus seulement sur les conditions de vie, mais sur la nature même du pouvoir. Le refus de conciliation du tsar conduit à son abdication. L’Empire russe a basculé dans la révolution. L’Ukraine est alors sous administration militaire, traversée de convois et maillée de casernes. Dans le tableau général de la révolution, elle est presque à la traîne des autres régions de l’Empire. Et la proximité du front fait justement craindre, avant toute chose, une propagation de la révolution dommageable à la conduite de la guerre.

Moins d’un an plus tard, le 9 janvier 1918, le parlement ukrainien né de la révolution, la Rada, proclame l’indépendance ; les anciennes institutions politiques, sociales et économiques ont été balayées. L’Ukraine a été soumise à de multiples forces politiques, simultanément inclusives dans le cadre d’une Russie renouvelée et centrifuges. En quelques mois, scandés par quatre grandes proclamations politiques usant du terme cosaque traditionnel d’universal, ces régions occidentales de l’ancien Empire russe se sont lentement détachées. La révolution en Ukraine aboutit finalement à une révolution proprement ukrainienne avec ses formes et ses enjeux propres : ukrainienne parce qu’elle ne se déroule plus dans le cadre (politique, linguistique, institutionnel) de l’ancien Empire russe, mais plutôt contre la Russie. Partisans d’une révolution propagée à toute l’Europe, les bolcheviks n’en prennent pas moins en compte cette configuration particulière, opposant en 1918 à la proclamation d’indépendance de la République populaire ukrainienne, celle de la seconde république soviétique de l’histoire, la République socialiste soviétique d’Ukraine, formellement indépendante de sa consœur russe jusqu’à la création de l’Union soviétique.

Des études récentes, suscitées notamment par le centenaire de la Grande Guerre et de 1917, portées par un renouveau plus général des études sur les nationalités, ont souligné le poids de la question nationale au temps des tsars puis des soviets. Plutôt qu’une lente résurrection nationale et une accession inexorable à l’indépendance, telle qu’elle se déploie notamment dans l’historiographie générale prisée en Ukraine [1], la révolution en Ukraine souligne ainsi d’un même mouvement la rapidité de l’évolution politique aux marges de l’ancien empire et pour ainsi dire l’inventivité institutionnelle de la révolution ; mais aussi les nombreuses disjonctions entre la révolution en Russie et aux périphéries. Autonomie puis indépendance, loin d’être actées d’emblée, furent le produit de contraintes en partie imposées par le centre, mais aussi d’opportunités saisies par la périphérie [2]. Et si le nationalisme ukrainien a pu se cristalliser en si peu de temps, ce n’est pas tant en raison de sa force intrinsèque que par sa faculté à épouser la mobilisation et les enjeux de la révolution. Dans un essai stimulant, Joshua Sanborn a notamment avancé l’idée que la guerre mondiale et la révolution ont constitué un moment de « décolonisation » pour l’Europe centrale et orientale, mettant en lumière tant les nouvelles formes de mobilisation sur base nationale que le délitement des empires dû à la guerre [3]. Avant 1917, le phénomène ne semble toutefois pas aussi avancé en Ukraine qu’il semble le dire. Le présent article plaide pour replacer, plus que la guerre, 1917 et la révolution au cœur de ce processus de « décolonisation ».

« Quelle autonomie nous voulons »L’autonomie comme principale revendication

Quelques heures après que le tsar a abdiqué le 2 mars, le gouvernement provisoire n’est même pas encore constitué que des représentants de toutes les minorités de l’Empire s’organisent. À Petrograd, un comité révolutionnaire provisoire ukrainien avance en des termes généraux la revendication principale des différents partis et organisations ukrainiens dans la capitale et en Ukraine : l’autonomie [4]. À Kiev, le 4 mars, différents partis politiques se jugeant représentatifs de la minorité ukrainienne se constituent en assemblée, la Rada. Tous les partis, les comités, tous les organismes nés de la révolution ou mus par elle scellent le même mot d’ordre en faveur de l’autonomie. Cette même idée autonomiste et fédérative est mise en avant par Groushevski, dans un pamphlet publié à Kiev et intitulé Quelle autonomie et fédération nous voulons[5]. Exilé intérieur jusqu’en 1917 pour son appartenance à l’Union pour l’indépendance de l’Ukraine en 1914, Groushevski, universitaire et historien reconnu, figure tutélaire du nationalisme ukrainien, immédiatement nommé président de la Rada à son retour à Kiev, n’envisage pas encore d’aller au-delà. Dans la presse, certains hommes politiques évoquent un partenariat semblable à celui du Royaume-Uni entre l’Angleterre et l’Écosse ou un statut de dominion – contre le « centralisme », inefficace et impropre aux États où cohabitent différentes nationalités [6].

Des étudiants aux paysans des coopératives agricoles, des partis libéraux aux socialistes et marxistes, toutes les proclamations, résolutions et discours des débuts de l’année 1917 en appellent à l’établissement d’une « République russe fédérale » garantissant « une autonomie nationale et territoriale de l’Ukraine » [7]. Dans une résolution, le Parti ukrainien social-démocrate des travailleurs, d’inspiration nettement marxiste, n’emploie pas de termes différents et « avance sans équivoque l’ancienne résolution du Parti – l’autonomie de l’Ukraine ». Y compris pour nombre de sociaux-démocrates ukrainiens, l’autonomie apparaît comme la revendication minimale à porter, l’émancipation du prolétariat devant dans un premier temps « aller de pair avec les autres classes auxquelles appartiennent les citoyens ukrainiens », avant de s’en séparer [8]. Une position politique commune en faveur de l’autonomie notamment affirmée lors de la réunion du large éventail des organisations politiques présentes à Kiev, le 4 avril 1917, tandis que s’affirment déjà de profondes dissensions entre les partisans d’un gouvernement issu du parlement ukrainien, plus nationaliste et libéral, « bourgeois » est-il bientôt dit, et ceux du Comité des députés des ouvriers et des soldats de la garnison de Kiev, plus ouvertement socialiste [9].

La Première Guerre mondiale n’a pas eu, en Ukraine, l’effet d’érosion qu’elle a pu avoir sur d’autres périphéries de l’Empire. En Pologne, la surenchère des promesses des différents belligérants n’a cessé d’ancrer plus fermement la question de l’autonomie, puis de l’indépendance [10]. À l’Ouest, l’avancée des armées des empires centraux marqua l’effondrement de l’ordre impérial russe ; en Asie centrale, cet ordre s’effondra dans un entremêlement de crise économique, de paralysie de l’administration tsariste et de mobilisation à outrance, contestée par les populations [11]. Tout en favorisant les politiques nationales, la Grande Guerre raffermit chez les élites l’idée d’un lien étroit entre la Russie et l’Ukraine [12]. Si 1917 entend recomposer les relations entre l’Ukraine et la Russie, de toute l’Ukraine proviennent au lendemain de Février des télégrammes, comme la toute première proclamation de la Rada, saluant la constitution d’un gouvernement provisoire et l’avènement d’une « Russie libre » et présentant leurs vœux au nouveau Premier ministre, le Prince Lvov. Les assemblées paysannes sont de ce point de vue au diapason des grandes villes et des instances nationales [13]. À l’inverse, en Pologne, en Bessarabie ou en Finlande, les partis politiques locaux, après avoir salué l’avènement de la révolution et de la démocratie, ont très tôt pris leurs distances avec le gouvernement de Petrograd et revendiqué l’émancipation de la tutelle russe et la fin des sujétions impériales.

Une révolution en ukrainien

Une première déprise du centre et la reconnaissance de l’autonomie ukrainienne s’affichent immédiatement dans la sphère publique par l’autorisation de l’ukrainien. Dans les villes, les élites politiques et culturelles arboraient le russe comme emblème de domination et d’intégration à l’Empire. S’il ne s’impose pas sans partage, l’ukrainien pénètre largement dans les discours et discussions politiques en 1917. Il s’imprime librement dans les journaux et fleurit dans les pamphlets. Des orateurs en usent sans surprise auprès des paysans, mais aussi des ouvriers [14]. Dès le 14 mars, le gouvernement provisoire entérine l’usage de l’ukrainien dans les écoles en vue de « garantir les intérêts de la minorité des étudiants », lui reconnaissant le statut de langue de plein droit [15]. Il acquiert la qualité de langue politique, d’une langue du politique, ce que le pouvoir impérial refusait catégoriquement, le reléguant au rang de jargon paysan banni des administrations. C’est là finalement l’une des premières marques de la révolution ukrainienne que d’avoir été en partie une révolution en ukrainien. Le russe demeure toutefois la langue revendicative des grandes villes, de nombreux comités et de la presse à grands tirages.

Ceux qui en revendiquent l’usage ne visent pas l’imposition sans partage de l’ukrainien. Ils en seraient bien incapables ; à l’Est, dans les régions plus largement russophones, l’usage militant de l’ukrainien de la part de certains « agitateurs » conduit certains « petits vieux russifiés » à « couper court au jargon » pour mieux reprendre en russe les discussions des assemblées paysannes ; ce qui n’empêche pas les mêmes assemblées de voter une résolution en faveur de l’enseignement de l’ukrainien [16]. L’émergence de cette langue symbolise essentiellement une appropriation populaire de tout langage d’autorité. Il s’agit littéralement d’y comprendre quelque chose. L’ukrainien n’est pas seulement politique. Ainsi que le proclame l’assemblée des coopératives agricoles en mars : « La langue ukrainienne doit être introduite immédiatement dans les écoles, dans les tribunaux, dans toutes les institutions publiques et gouvernementales », mais aussi dans les offices religieux [17]. Le russe doit s’effacer, non pas en tant que tel, mais comme langue de domination et d’autorité, notamment à l’encontre des paysans.

De l’autonomie fédérale à l’indépendance contre la Russie

Le réaménagement des rapports entre le centre et l’Ukraine butte rapidement sur l’émergence de nouvelles institutions proprement ukrainiennes et aux prétentions inédites. L’idée d’autonomie est théoriquement agréée d’emblée par Petrograd. Mais la question se pose très tôt du périmètre et des compétences de cette autonomie, et par conséquent des pouvoirs des institutions ukrainiennes, au premier rang desquelles la Rada. L’autonomie est garantie très tôt dans les domaines linguistique et culturel. Mais une première disjonction s’opère dans celui de la politique.

La proclamation d’indépendance

En mai 1917, la Rada fait converger vers elle l’ensemble des proclamations et des soutiens. Sans incarner un organe légitime et souverain (elle est régulièrement critiquée par les comités pour son manque de représentativité), elle s’impose pour beaucoup de comités et d’assemblées, et notamment les comités de soldats ukrainiens, comme le relais de la révolution en Ukraine. En position de force, elle envoie auprès du gouvernement provisoire et du soviet de Petrograd une délégation porteuse d’un memorandum compilant les revendications à l’autonomie [18]. Dans toutes ses déclarations de l’année 1917 et jusque dans le quatrième universal qui proclame l’indépendance totale de l’Ukraine, la Rada maintient à l’horizon politique des liens fédéraux avec la Russie. Elle tente, non de jouer l’apaisement ou double-jeu, mais de capter à son profit la légitimité politique et révolutionnaire de Petrograd pour mieux être avalisée comme organe de gouvernement en Ukraine, face aux comités révolutionnaires dans toute l’Ukraine, et face aux administrations lesquelles, comme l’armée, prétendent encore conduire partout leur politique. Mais ce memorandum de mai 1917 est rejeté par simple télégramme. Pour le gouvernement provisoire ou le soviet de Petrograd, la Rada semble anecdotique, au même titre que l’ensemble des revendications des minorités nationales [19]. Les promesses aux nationalités de la révolution se doivent de demeurer toutes symboliques, au nom de « la préservation de l’unité de l’État russe [20] ».

Aux reniements du gouvernement provisoire, la Rada oppose deux grandes proclamations. Les deux universali du 10 juin et du 3 juillet constituent des tentatives unilatérales d’instaurer l’autonomie, soit un cadre proprement ukrainien à la révolution, et de ne plus seulement envisager l’autodétermination ukrainienne comme un aménagement régional du gouvernement provisoire. La Rada devient ainsi la principale instigatrice de la tentative de transformation de la révolution en Ukraine en révolution ukrainienne à l’été 1917. Le premier universal reprend, parfois au mot près, les revendications du memorandum précédent [21]. Il réaffirme le principe d’autonomie : « Nos principales demandes sont les suivantes : que le gouvernement russe déclare publiquement, par un acte spécial, qu’il ne s’oppose pas à la volonté populaire de l’Ukraine et au droit de notre peuple à l’autonomie. […] Sans se séparer de toute la Russie, sans rompre avec l’État russe, le peuple ukrainien doit être libre de vivre sa propre vie sur son propre sol », et d’élire, notamment, ses propres institutions. Celles-ci sont préfigurées par la Rada, car toutes les institutions, tous les comités, doivent « renforcer leurs liens organisationnels avec la Rada centrale ». C’est donc paradoxalement l’intransigeance du gouvernement qui cristallise au sein de l’assemblée ukrainienne une coalition politique alternative et une forme de gouvernement.

Les principes demeurent en juin assez généraux. Le second universal en juillet se veut plus spécifique [22]. Il institue un organe de gouvernement : le secrétariat général de la Rada centrale, « agissant comme organe du gouvernement provisoire dans la sphère de l’administration étatique », plus tard présenté comme « le plus haut organe territorial d’administration en Ukraine [23] ». Dans le même temps, Kiev soumet au gouvernement provisoire un projet de nouvelles institutions, notamment en matière fiscale. Celui présenté à Petrograd dresse le 16 juillet un organigramme abstrait, mais les jours précédents ont été occupés à distribuer les différents portefeuilles aux factions politiques de la Rada. Les attributions ne sont rendues publiques que le 18 juillet par voie de presse, bien qu’elles soient établies dès le 15 [24]. Cette incarnation du pouvoir en Ukraine se manifeste par ailleurs sur le deuxième universal lui-même qui est formellement signé par les plus hauts dirigeants du secrétariat ukrainien, autrement dit, du nouveau gouvernement autoproclamé.

En réponse au projet déposé par la Rada, le gouvernement provisoire oppose une série d’instructions [25]. Il n’entérine qu’une fraction minimale des velléités ukrainiennes : un territoire limité aux régions de Volhynie, Podolie, Kiev, Poltava et Tchernigov. Sont retranchées toutes les régions industrielles et minières de l’Est et au Sud les grands ports maritimes et fluviaux d’Odessa, de Kherson et d’Ekaterinoslav. Qu’une majorité d’Ukrainiens habitent ces régions est un critère trop fragile à l’établissement d’institutions spécifiques. Le gouvernement nie donc à la Rada sa prétention principale, celle de gouverner l’ensemble des Ukrainiens. La Rada désirait surtout mener la totalité de la politique de l’Ukraine et des Ukrainiens, et être associée aux décisions militaires et diplomatiques. Avec les instructions de Petrograd disparaissent ces fonctions régaliennes, la maîtrise de l’impôt et les secrétariats à la Guerre et aux Affaires étrangères. La place concédée à l’Ukraine est celle d’une province largement autonome économiquement et culturellement, mais en aucun cas souveraine politiquement.

La question militaire

En ces temps de guerre, la question militaire cristallise les conflits de souveraineté. Des comités de soldats revendiquent en mars 1917 l’instauration de l’ukrainien dans le commandement, ainsi que des officiers ukrainiens, afin de briser l’antagonisme entre les officiers russes et la troupe [26]. Le 9 mars 1917, une première déclaration des comités de soldats et d’officiers ukrainiens appelle à la constitution de régiments nationaux et d’un conseil militaire ukrainien distinct, pour renforcer la cohésion de la troupe dans un moment de profonde subversion de l’autorité militaire. Elle est d’abord facultative : après des années de guerre, certains montrent leur loyauté à leurs anciens compagnons d’armes plutôt qu’à leur nationalité et demeurent dans des régiments mixtes [27]. Les régiments nationaux sont un vecteur de remobilisation symbolique plus qu’une réelle réorganisation de l’armée. Ils permettent aussi d’avancer des objectifs propres, plus offensifs, notamment le fait de « réunir toutes les terres ukrainiennes de Russie, d’Autriche, de Hongrie », reprenant les promesses annexionnistes portées dès 1914 [28]. Cette déclaration du 9 mars, simultanée à la demande de paix « sans annexion ni contribution » du soviet de Petrograd, est suivie le surlendemain par la constitution d’un régiment ukrainien à Kiev sous le patronage cosaque de Bogdan Khmelnitski [29]. En constituant des unités militaires, ces soldats démontraient leur détermination à poursuivre la guerre, sans omettre de la plier à leurs revendications.

La tenue d’un deuxième congrès militaire ukrainien le 2 juin est interdite par Kerenski, alors ministre de la Guerre, autant pour endiguer l’autorité grandissante de la Rada que pour amorcer une reprise en main de l’armée à la veille des grandes offensives depuis l’Ukraine [30]. Cette interdiction entraîne la réaction de comités et d’Ukrainiens sous l’uniforme, pour qui la question demeurait auparavant secondaire. Une proclamation de la garnison d’Odessa (qui ne semblait pas la plus en pointe sur la question ukrainienne) décrit cette interdiction comme une « attitude clairement hostile à l’encontre du mouvement de libération ukrainien », une atteinte à l’autonomie et à la révolution. La garnison s’y oppose « à l’unanimité » et exige la constitution de régiments nationaux, commandés par des Ukrainiens afin de renforcer la cohésion du rang [31]. L’ukrainisation de l’armée devient ainsi un biais concret de garantie des avancées révolutionnaires.

Après l’introduction de la démocratie dans l’armée, c’est donc l’armée qui s’insinue dans la démocratie : les régiments nationaux deviennent pour la Rada et les mouvements autonomistes ukrainiens la clé de voûte et le garant de leurs prétentions à gouverner. Plus qu’un symbole ou une source de légitimité, l’armée s’affirme comme levier politique [32]. Comme pour l’autonomie politique, le refus du gouvernement provisoire de favoriser l’ukrainisation de l’armée transforme une option en une alternative inconciliable. À l’automne, contre l’avis de l’état-major, les régiments ukrainiens stationnés en Russie cherchent à regagner l’Ukraine, parfois au prix d’escarmouches [33]. Sur le front, les ordres ne sont plus suivis, « la crédibilité des officiers est faible ». Certains régiments « refuse[nt] d’accueillir des non-Ukrainiens » ; globalement, « les soldats sont hostiles à l’encontre des officiers non-ukrainiens ». « La capacité de combat est insignifiante et continue de se détériorer » [34].

La situation militaire souligne une faillite complète de l’État et d’un consentement a minima à être mobilisé et dirigé, marquée par la prolifération d’institutions concurrentes, qui contribue in fine à paralyser tout l’appareil d’État en mettant en lumière l’impéritie grandissante des autorités. Même lorsqu’il s’agit de contrecarrer la prise de pouvoir par le général Kornilov, les différents ordres n’identifient pas clairement leur source d’autorité ; on se revendique de la Rada aussi bien que du gouvernement, dans l’espoir d’enrayer la contre-révolution [35]. À l’automne, dans ses notes internes, le secrétariat aux Affaires intérieures est forcé de constater que son emprise est dans certaines régions très limitée. Il est contraint de rappeler qu’il incarne la « plus haute instance de pouvoir » en Ukraine, en admettant une forme d’impuissance à restaurer l’ordre et à faire suivre ses ordres, voire à contrôler ses propres administrations [36].

Après la révolution bolchevique

La prise de pouvoir à Petrograd par les bolcheviks et leurs alliés ne marque pas une césure dans le lent délitement de l’État en Ukraine. En novembre, des escouades s’arrogent le droit, « sans aucune autorité », de contrôler les papiers et d’arrêter en pleine rue des suspects, sans que le secrétariat aux Affaires intérieures, qui ordonne l’arrêt de ces pratiques, ne sache si elles sont le fait de pro- ou d’antibolcheviks [37]. Le troisième universal du 7 novembre part de ce constat général : « Le gouvernement central s’est effondré, et l’anarchie, le désordre et la ruine se sont répandus [38]. » Octobre est une occasion pour la Rada de combler un vide politique plus que de prendre le pouvoir. Car l’essentiel de l’universal est dans la proclamation suivante : « À partir de ce jour, l’Ukraine devient la République populaire ukrainienne », une entité politique souveraine, autonome, et émancipée de la tutelle russe. La proclamation réussit le tour de force de ne pas user une seule fois des mots « bolchevik » ou « soviétique ». L’universal met bien plutôt l’accent sur une révolution à l’Est confusément perçue comme « un danger », une lente plongée dans le chaos. Mais tout en souhaitant se prémunir d’une radicalisation de la révolution, la Rada n’en adopte pas moins des mesures prises par le jeune gouvernement soviétique : socialisation de la terre, abolition des grandes propriétés nobles et cléricales, journée de huit heures dans les usines, « contrôle d’État de toute la production à travers l’Ukraine », négociations de paix immédiates. La révolution ukrainienne ne peut se poursuivre sans adopter les revendications sociales emblématiques de la révolution de 1917.

Pour s’imposer, la Rada tente de faire passer sous son commandement l’ensemble des forces armées stationnées en Ukraine, soit les fronts sud-ouest et roumain [39]. Les régiments ukrainisés sont les premiers à « soutenir immédiatement et activement la Rada centrale », « qui devrait être la seule autorité en Ukraine », parce que la prise de pouvoir par les bolcheviks « menace toutes les réalisations du peuple ukrainien pendant la révolution » [40]. Certaines garnisons reprennent parfois littéralement cette position. Avec moins de flamboyance, d’autres se rangent de facto du côté de la Rada, non pas tant par antibolchevisme qu’au gré d’un certain attentisme [41]. Du 2 au 12 novembre, la Rada sollicite la tenue d’un troisième Congrès militaire ukrainien, qui parachève cette coalition militaire précaire [42]. Dans une résolution, ses délégués s’opposent explicitement à tout commandement russe et passent sous autorité de la Rada. Mais cette initiative ne fait que mettre au jour ses difficultés à canaliser l’activité des comités de soldats, qui se sont multipliés pendant toute l’année 1917. Plusieurs se rangent ouvertement du côté du « pouvoir du Conseil des commissaires du peuple » [43]. Si l’action de la Rada polarise la loyauté des corps armés, elle ne tranche pas complètement la situation. L’attentisme, qui fait pencher certains comités vers elle, en entraîne d’autres aux préférences soviétiques plus marquées « à s’abstenir de discours individualistes le temps de clarifier la question du pouvoir central étatique » et à refuser par conséquent, au moins pour un temps, de reconnaître « la Rada centrale comme un pouvoir d’État » [44]. Celle-ci échoue à chaque tentative d’instaurer un monopole sur les autorités politiques, administratives ou militaires.

Impasse des minorités

Les prises de distance répétées avec Petrograd et le gouvernement provisoire ouvrent de nouvelles perspectives à la Rada et au nationalisme ukrainien. Dès août, l’assemblée tente de se réformer, afin de ne plus seulement représenter les intérêts des populations ethniquement ukrainiennes, mais d’apparaître comme l’assemblée souveraine de tout le territoire ukrainien et de toutes les populations qu’il abrite, Ukrainiens et membres des autres minorités nationales. Une décision du 2 août élargit le collège des élus de la Rada en confiant des sièges aux différents partis politiques juifs et polonais qui, dans l’ensemble, soutiennent les revendications autonomistes [45].

La question des minorités apparaît rapidement comme le principal point d’achoppement du nationalisme ukrainien. Le troisième universal proclame au nom de la République ukrainienne qu’est « accordée aux peuples [narodam] grand-russe, juif, polonais et autres en Ukraine l’autonomie national-personnelle qui garantit leurs droits et liberté à l’autonomie en matière de vie nationale », dont les modalités sont encore à définir par un secrétariat aux Nationalités [46]. La jeune République ukrainienne est le premier État indépendant à garantir ainsi l’autonomie de ses minorités, une question centrale de la Conférence de la Paix de Paris, qui se déroule quelques mois plus tard. Mais pendant toute l’année 1917, à mesure qu’une large autonomie voire l’indépendance se profilent, et par conséquent l’intronisation des Ukrainiens en majorité politique, l’inclusion des minorités dans le cadre national ukrainien est loin d’être actée. De l’aveu même des éminents représentants de la Rada, ce passage est difficile à négocier. Le deuxième universal souligne le fait que l’assemblée tient sa légitimité pour l’essentiel des Ukrainiens au sens ethnique du terme, et qu’elle se doit de s’ouvrir « sur une juste base aux représentants des organisations révolutionnaires des autres peuples vivant en Ukraine ». Et lorsqu’à la fin de l’été, l’effondrement de l’armée et un regain de tensions économiques et sociales provoque une nouvelle vague de violences antisémites, le secrétaire aux nationalités constate le lien naissant entre nationalisme et stigmatisation des minorités : « Nous avons été opprimés mais nous ne devons pas opprimer les autres, parce que nous savons bien combien il est difficile de vivre dans l’oppression. […] La résurrection de l’Ukraine ne doit pas signifier celle des pogroms. C’est une question d’honneur national [47]. »

Antagonismes nationaux et sociaux

La révolution a attisé les antagonismes nationaux au même titre que les antagonismes sociaux, d’autant qu’ils se superposent largement en Ukraine. Si les paysans sont largement ukrainiens, les élites urbaines, intégrées à l’Empire, ainsi que les officiers sont russes, tout comme les grands propriétaires, qualité qu’ils partagent avec les Polonais ; artisans, commerçants, intermédiaires économiques, fortement stigmatisés en ces périodes de pénurie car accusés de spéculation, sont juifs. Les résultats électoraux de l’année 1917 soulignent que les partis et la Rada ne peuvent se départir de leur assise paysanne et ukrainienne [48]. Les partis strictement ukrainiens en sortent renforcés. La Rada est fragile mais portée par un mouvement de fond. Elle n’a pas seulement fait converger vers elle les institutions révolutionnaires. Les grandes revendications, notamment paysannes, ont été relayées par les partis nationalistes ukrainiens, au détriment des partis panrusses rayonnant sur tout l’ancien Empire. Le Parti socialiste-révolutionnaire ukrainien surclasse ainsi largement les listes présentées par le Parti socialiste-révolutionnaire, lorsqu’il leur est opposé, en dépit de programmes semblables. Le Bloc socialiste ukrainien, coalition assez hétéroclite qui regroupait toutefois la presque totalité des partis présents dans les travées de la Rada, dominait largement le quart nord-ouest de l’Ukraine (Kiev, Volhynie et Podolie).

À l’exception de Poltava, toutes les régions à l’est du Dniepr apparaissent à l’inverse comme les bastions du bolchevisme, sans pour autant que ses listes ne parviennent jamais à rassembler plus du quart des votes. Mais la polarisation politique de la révolution n’est pas aussi binaire et ne se superpose pas nettement aux antagonismes nationaux (Russes/Ukrainiens), géographiques (Ouest/Est) ou sociaux (villes/campagnes). Dans la région de Kherson, le bolchevisme est ainsi un phénomène de grandes villes, avec près de la moitié de ses voix à Odessa. Mais si la région de Tchernigov est le principal foyer du bolchevisme en Ukraine avec plus du quart de toutes les voix exprimées, la ville de Tchernigov elle-même récolte à peine 492 suffrages (6 % du total) [49]. De même, le Bloc socialiste ukrainien, plus faible dans le Sud, ne parvient à former une majorité dans aucune ville : un phénomène que viennent redoubler les résultats dans les garnisons. Mais certains des courants du Bloc socialiste ukrainien, plus visiblement ancrés auprès des élites citadines ukrainophones, rassemblent petits fonctionnaires, instituteurs, boutiquiers, relais urbain du nationalisme ukrainien, qui forment après 1918 les cadres du nouveau pouvoir.

La redéfinition de l’Ukraine sur la base d’un ethno-nationalisme agressif est donc profondément liée à la révolution. Elle a été discutée très tôt par des militants ukrainiens, par exemple en avril 1917, lors du Congrès national ukrainien qui proclame : « Nous appelons Ukraine le territoire habité par notre peuple ukrainien [50]. » Le lendemain, cette définition de l’Ukraine, arc-boutée sur la seule nationalité ukrainienne, se précise : « Qui sont les ennemis de l’autonomie ? » se demande un délégué, avant de répondre, entre autres et sans détour : « Les minorités nationales qui, jusqu’à présent, se sont tenues sous la bannière de la culture de Moscou » et, enfin, « toute sorte de renégats à leur nation », qui « ne reconnaissent pas les divisions entre les nations », ciblant visiblement tous les courants internationalistes. « De toutes ces catégories d’adversaires à l’autonomie de l’Ukraine, les plus forts sont les minorités nationales. Elles sont le plus grand ennemi en raison de leur nombre et de leur force morale [51]. » Plus que des adversaires, les minorités sont donc des traîtres intérieurs. La question de leur loyauté politique et militaire à l’endroit d’un État ukrainien est pour ces partisans de l’Ukraine d’autant plus pressante que les bastions électoraux des partis nationalistes ukrainiens sont, dans le même temps, les régions où cohabitent Ukrainiens, Russes, Juifs, Polonais, Allemands et d’autres encore.

L’antagonisme entre ce versant du nationalisme ukrainien et l’affirmation du droit des minorités entraîne une intégration contradictoire et houleuse. Celle-ci est essentiellement promue « par le haut » : proclamations officielles et billets de banque affichent désormais les principales langues du pays (ukrainien, russe, yiddish et, dans une moindre mesure, le polonais). Le quatrième et dernier universal, publié le 9 janvier 1918, en même temps qu’il proclame ouvertement l’indépendance de l’Ukraine, réitère le droit à l’autonomie des minorités au sein de la nouvelle République [52].

Vers une intégration des Juifs

Mais la poursuite de l’égalité connaît « en bas » d’innombrables entraves, particulièrement critiques dans le cas des Juifs. Le bien-fondé de l’égalité obtenue en 1917 et de leur participation à la vie publique est régulièrement remis en cause, parce que celles-ci favoriseraient leur traîtrise ou parce qu’elles menaceraient les autres citoyens. À participer au même titre que les autres nationalités, les Juifs suscitent le ressentiment et attisent la menace de nouvelles violences. À Kiev, l’universitaire V. I. Vernadski, haute figure du libéralisme du Parti constitutionnel-démocrate, qui s’enorgueillissait pourtant de garder des liens cordiaux avec ses collègues juifs, ne pouvait s’empêcher de noter dans son journal en mars 1918 qu’à ses yeux les jeunes juifs sont à présent « arrogants » et que « le sentiment antisémite ne cesse de croître parmi la population » [53]. Ailleurs, les avertissements de Kiev virent à la violence. À Soroki, ville frontalière avec la Bessarabie, la douma de la ville est dispersée par la foule parce que vingt-deux des trente-trois représentants sont juifs [54]. Dans une pareille bourgade, où plus de la moitié de la population était juive, un tel résultat était une nouveauté, mais pas une surprise. À Odessa, une contestation similaire agite la ville : en août, les employés juifs de l’Administration des postes et télégraphes sont expulsés et, en octobre, une foule saccage, avec l’aide de soldats, les locaux de la milice aux cris de : « À bas les youpins, les youpins hors de la milice, désarmez-les [55] ! »

Une dernière revendication cristallise les crispations : le refus de constitution de régiments juifs, à l’image des ukrainiens. Au début du mois de septembre 1917 était déposée sans succès une demande de création d’une légion de volontaires juifs, qui visait à éviter, tandis que la contre-révolution militaire relevait la tête, de revenir à l’autocratie dont les Juifs étaient les « enfants martyrs ». La demande est réitérée devant la Rada par un député sioniste au nom des « Juifs mobilisés », sans plus de résultat [56]. Le projet est définitivement condamné en janvier 1918, tandis que tente de se tenir à Kiev un congrès de soldats juifs. Un des dirigeants du congrès est assassiné, des participants arrêtés. Les formations armées des minorités en Ukraine (quoique sous l’égide de la Rada et en dépit de protestations régulières de loyauté pendant toute l’année 1917) sont présentées comme séditieuses et sapant le projet politique d’indépendance ukrainienne [57].

Sur le plan économique, aussi, l’égalité tarde à se concrétiser. Les difficultés dans la nouvelle répartition des terres entraînent des résolutions interdisant aux Juifs de posséder des terres, renouvelant de fait des discriminations que la révolution avait balayées [58]. L’impossible intégration de cette minorité à la paysannerie met en lumière un problème plus sourd mais certainement plus crucial en Ukraine.

La question des terres

Le quatrième universal ne peut que constater le retard pris dans le démantèlement des grandes propriétés foncières nobiliaires, cléricales et étatiques. Le premier laissait pourtant entendre que « personne ne sait mieux que les paysans comment s’occuper de leur terre », et que les grandes propriétés devaient par conséquent être « confisquées et devenir la propriété du peuple ». Il suivait en cela les innombrables demandes des congrès paysans du printemps 1917 et les initiatives locales, qui n’avaient pas attendu la socialisation de la terre pour se diviser les parcelles ; un phénomène qu’avait sanctionné plus que déclenché le troisième universal, très semblable en cela au décret contemporain de socialisation de la terre en Russie soviétique [59]. Mais contrairement à la révolution paysanne en Russie, qui ne connut aucun frein, la paysannerie en Ukraine fut très largement entravée par l’armée et ses exigences de ravitaillement. Face à la multiplication des émeutes paysannes et la menace de destructions des propriétés, les autorités militaires, sans susciter de récrimination de la Rada, envoient la troupe [60]. L’intervention est intéressée. Dès les premières heures de la révolution, les autorités du front sud-ouest, en la personne du général Broussilov, prennent une série de mesures autoritaires en vue de maintenir l’approvisionnement du front : réquisitions, travail forcé, frein au partage des terres sont imposées avec une brutalité croissante. Devenu commandant-en-chef, Broussilov généralise sa décision à tout le front fin juin. Pendant l’été, les responsables militaires successifs en Ukraine ne cessent de réitérer ces ordres, inaugurant dès 1917 un affrontement ouvert entre un État aux abois, prédateur et brutal, et les paysans frustrés dans leur révolution [61]. Les minorités nationales constituent une variable d’ajustement dans cette lutte. De même que les Juifs sont jugés étrangers à la paysannerie, les grandes propriétés polonaises focalisent les violences paysannes de 1917. Ennemi social et national, les grands propriétaires polonais sont totalement dépossédés en 1918 quand le reste du partage peine toujours à se faire [62].

« Nous sommes contraints de créer notre propre destinée », avançait le premier universal, non sans raison. Si la Grande Guerre a pu marquer un moment de mobilisation des minorités et d’érosion de l’État impérial central, l’éclatement des marches occidentales de l’Empire, la « décolonisation », pour reprendre l’expression de l’historien Joshua Sanborn, n’intervint qu’avec la révolution et en raison de la révolution ; notamment parce que convergèrent vers les institutions nées en 1917, et en Ukraine vers la Rada, l’ensemble des revendications et des investissements politiques des comités, des assemblées et des congrès, qui furent essentiels dans le détachement d’avec la Russie. La nationalité ukrainienne devint un vecteur de mobilisation révolutionnaire qui dépassait largement le cadre étroit des partis strictement nationalistes. Plus que la vigueur des courants nationalistes ukrainiens, ce sont les contraintes et les contradictions du gouvernement provisoire et du soviet de Petrograd qui favorisèrent les propositions de la Rada, forçant les organes révolutionnaires à prendre position sur les questions de l’autonomie politique ou des régiments nationaux, et les projets politiques à se préciser et à s’incarner.

La compétition des pouvoirs et des institutions en Ukraine en 1917 sapa profondément l’autorité centrale et laissa le champ libre à ces innovations ukrainiennes. Mais ce phénomène de vide politique à combler, loin de s’apparenter à une marche glorieuse vers l’indépendance et la liberté, mit en lumière les innombrables contradictions de la révolution en Ukraine et l’impossibilité d’en faire complètement une révolution ukrainienne. Tandis que la Rada proclamait l’indépendance, des pans entiers de la vie politique, des administrations, voire du territoire échappaient à son emprise, voire contestaient ouvertement son autorité. Certaines initiatives soulignent cette inadéquation, cette contestation fondamentale du tournant pris par la révolution en Ukraine. Des unités, ayant pris le parti de la jeune république soviétique russe, sont ainsi expulsées vers la Russie quand elles ont passé toute l’année révolutionnaire en Ukraine.

L’armée apparaît comme un des acteurs principaux dans l’enrayement de la révolution ukrainienne : la proximité du front, les exigences de ravitaillement raccrochèrent systématiquement l’Ukraine à un contexte plus global. À l’inverse, dans les régions où l’armée était moins présente (parce qu’elle était hors de portée, comme en Pologne occupée, ou parce que le front était un enjeu moins pressant, comme en Finlande), le transfert de souveraineté put s’opérer avec moins de heurts. Dans le délitement de l’emprise impériale, la question des marges concédées aux périphéries par les institutions centrales semble plus cruciale que la vigueur du nationalisme en lui-même.

Le corps politique projeté par le nationalisme ukrainien peinait aussi à intégrer l’ensemble des populations. La révolution ukrainienne ne parvint ainsi jamais à englober totalement la révolution en Ukraine ; plus encore, elle s’est largement nourrie dans son élaboration d’une opposition contre des populations que la Rada prétendait gouverner. Elle fragilisait donc dans le même temps l’assise de la République populaire ukrainienne. Ainsi, les politiques d’inclusion volontariste des minorités ne résolurent pas localement l’exclusion qui s’organisait.

La proclamation d’indépendance de la République ukrainienne ne doit ainsi pas faire illusion. Elle est un voile de souveraineté posé sur une société morcelée, où les lignes de fracture n’ont cessé de se creuser en 1917. La proclamation d’indépendance, soit le quatrième et dernier universal, constituait une dernière tentative de nier cette faiblesse et pour ainsi dire d’immobiliser un bref instant la révolution en vue d’asseoir l’autorité du nouvel État et de son gouvernement : une sorte de pari face à un « gouvernement de Petrograd des commissaires du peuple » qui, « dans une tentative de ramener la libre République populaire ukrainienne sous sa coupe, a déclaré la guerre contre l’Ukraine et a envoyé sur nos terres ses armées de gardes rouges et de bolcheviks qui volent le pain des paysans, n’épargnant pas même les semailles et emporte tout vers la Russie » [63]. Elle s’avéra être un ultime sursaut de mobilisation, qui permettrait de s’arracher complètement à la révolution à l’Est. Le dernier universal se voulait donc optimiste, pacifiste : à travers ses lignes se dessinait un État souverain politiquement et économiquement, avec ses monopoles sur l’industrie, ses banques ; un État fort, capable de mettre fin à la guerre : « à présent, la guerre est finie ». En fait, cet État était faible et la guerre ne faisait que commencer.

Notes
  • [1]
    Voir par exemple, par ailleurs traduits en ukrainien : Paul Robert Magosci, History of Ukraine : The Land and its People, Toronto, University of Toronto Press, 2010 ; Serhii Plokhy, The Gates of Europe : A History of Ukraine, New York, Basic Books, 2015. Suivant un biais classique, ces synthèses retranscrivent l’histoire de l’indépendance en commençant par l’éveil d’une supposée conscience nationale au 19e siècle, et la constitution d’une avant-garde culturelle puis politique s’achevant dans une adhésion collective et définitive.
  • [2]
    Je souscris ainsi aux nouvelles approches, parfois en discussion, proposées notamment par Eric Lohr et Mark von Hagen, dans Eric Lohr, Vera Tolz, Alexander Semyonov et Mark von Hagen (dir.), The Empire and Nationalism at War, Bloomington, Slavica, 2014.
  • [3]
    Joshua Sanborn, Imperial Apocalypse : The Great War and the Destruction of the Russian Empire, Oxford, Oxford University Press, 2015.
  • [4]
    Ukrainskii natsional’no-vizvol’nyi rukh, berezen’-listopad 1917 roku : dokumenti i materiali [Le mouvement de libération nationale ukrainien, mars-novembre 1917 : documents et matériaux], Kiev, Vidavnitstvo Oleni Tenigi, 2003, p. 36. Ce recueil rassemble une large part des documents, pour l’essentiel en ukrainien, relatifs à 1917, conservés aux archives centrales ukrainiennes et très divers dans leur nature : articles de presse, transcriptions de réunions, proclamations, tracts, etc., simplement classés chronologiquement. Il participe de la même collection d’archives publiées que le recueil relatif à la Rada centrale utilisé plus loin.
  • [5]
    Mikhailo Grushevskii, Iakoi mi khochemo avtonomii ta federacii, Kiev, sans éditeur, 1917.
  • [6]
    Ukrainskii natsional’no-vizvol’nyi rukhop. cit., p. 90-96.
  • [7]
    Termes d’une résolution du Parti socialiste-révolutionnaire ukrainien, l’un des principaux d’Ukraine, du 4 et 5 avril (ibid., p. 132-135) ; même tonalité dans un appel d’étudiants ukrainiens à Kiev (p. 88-89) ; et d’une assemblée des coopératives paysannes (p. 55).
  • [8]
    Ibid., p. 137-141 et 97-105 (articles de la Robitnycha Gazeta du 30 mars 1917 et 6 avril 1917).
  • [9]
    Ibid., p. 123-130 (compte rendu de la réunion des partis politiques à Kiev paru dans le principal quotidien de la ville, le Kievskaja Mysl, 6 avril 1917).
  • [10]
    Les empires centraux finissent par promettre une Pologne indépendante (à condition d’être sous influence allemande) ; l’Empire russe concède une autonomie accrue à une Pologne réunifiée : Stanislas Filasiewicz, Recueil des actes diplomatiques, traités et documents concernant la Pologne, t. II : La question polonaise pendant la guerre mondiale, Paris, Section d’études et de publications politiques du comité national polonais, 1920.
  • [11]
    Marco Buttino, « Central Asia (1916-20) : A Kaleidoscope of Local Revolutions and the Building of the Bolshevik Order », in E. Lohr et al. (dir.), The Empire and Nationalism at Warop. cit., p. 109-135.
  • [12]
    Voir par exemple la lettre de Simon Petliura, futur homme fort de l’État indépendant ukrainien après 1918, à un journaliste et homme politique ukrainien qui avait l’heur d’être austro-hongrois : Simon Petliura, Statti. Listi. Dokumenti, New York, Ukrainian Academy of Arts and Science in the US, 1956, p. 188-190.
  • [13]
    Ukrainskii natsional’no-vizvol’nyi rukhop. cit., p. 37-40 et 89-90 ; Robert Paul Browder et Alexander Kerensky (dir.), The Provisional Government, 1917 : Documents, Stanford, Stanford University Press, 1961, vol. 1, p. 370.
  • [14]
    Ukrainskii natsional’no-vizvol’nyi rukhop. cit., p. 45-46 et 62-64.
  • [15]
    R. P. Browder et A. Kerensky (dir.), The Provisional Government…op. cit., vol. 1, p. 370.
  • [16]
    Ukrainskii natsional’no-vizvol’nyi rukhop. cit., p. 277 (compte rendu de réunion et résolution d’une assemblée paysanne de la région de Kharkov, début mai 1917).
  • [17]
    Ibid., p. 55 ; revendication partagée par des comités du Congrès national ukrainien à l’Est, comme à Kharkov (ibid., p. 115-117).
  • [18]
    Ukrainska Tsentral’na Rada : dokumenti i materiali (La Rada centrale ukrainienne : documents et matériaux ; désormais : Rada), t. I, Kiev, Naukova Dumka, 1996, p. 92-98. Ce recueil regroupe la quasi-totalité des documents internes et émanant de la Rada, conservés aux archives centrales d’Ukraine ; sténogrammes de réunions et notes internes y côtoient les memorandums et déclarations officiels.
  • [19]
    Marc Ferro, La Révolution de 1917, Paris, Albin Michel, 1997, p. 421-424.
  • [20]
    R. P. Browder et A. Kerensky (dir.), The Provisional Government…op. cit., vol. 1, p. 317.
  • [21]
    Rada, t. I, p. 101-105.
  • [22]
    Ibid., p. 164-168.
  • [23]
    Ibid., p. 164-168 et 180-182 (statuts du secrétariat général).
  • [24]
    Ibid., p. 179-180 et supra pour les discussions au sein de la Rada.
  • [25]
    Ibid., p. 213-214.
  • [26]
    Ukrainskii natsional’no-vizvol’nyi rukhop. cit., p. 48-49.
  • [27]
    Joshua Sanborn, Drafting the Russian Nation : Military Conscription, Total War, and Mass Politics 1905-1925, DeKalb, Northern Illinois University Press, 2003, p. 81-82.
  • [28]
    Ukrainskii natsional’no-vizvol’nyi rukhop. cit., p. 48-49 (proclamation du Comité militaire ukrainien, 9 mars 1917).
  • [29]
    Ibid., p. 50-51 (résolution du Comité militaire ukrainien, 11 mars 1917).
  • [30]
    R. P. Browder et A. Kerensky (dir.), The Provisional Government…op. cit., vol. 1, p. 379-380.
  • [31]
    Ukrainskii natsional’no-vizvol’nyi rukhop. cit., p. 353-355 ; proclamation d’un autre régiment en des termes semblables, p. 357-359.
  • [32]
    R. P. Browder et A. Kerensky (dir.), The Provisional Government…op. cit., vol. 1, p. 374-376 ; voir aussi le témoignage de Tiutiunnik, délégué au Congrès et acteur essentiel de l’ukrainisation de l’armée, l’un des principaux généraux ukrainiens antibolcheviques à partir de 1918 : Z arkhiviv VUChK-GPU-NKVD-KGB, 1998, 1-2 (6-7), p. 24-56.
  • [33]
    L’Ukraine, 38, 20 décembre 1917, et supplément au numéro 40, 22 février 1918, « Les événements en Ukraine chronologiquement ».
  • [34]
    Série de rapports militaires sur les fronts sud-ouest et roumain, reproduits dans : Oktiabrskaia revoliutsiia i armiia25 oktiabria 1917 g. – mart 1918 g : sbornik dokumentov, Moscou, Nauka, 1973, p. 72-80 et 101-106.
  • [35]
    Rada, t. I, p. 271.
  • [36]
    Ibid., p. 318 et 450.
  • [37]
    Ibid., p. 384.
  • [38]
    Ibid., p. 398-401.
  • [39]
    Ibid., p. 385.
  • [40]
    Ukrainskii natsional’no-vizvol’nyi rukhop. cit., p. 911.
  • [41]
    Ibid., p. 912, 923 et 924-925.
  • [42]
    R. P. Browder et A. Kerensky (éd.), The Provisional Government…op. cit., vol. 1, p. 401-402.
  • [43]
    Oktiabrskaia revoliutsiia i armiiaop. cit., p. 192 et 256-257.
  • [44]
    Ibid., p. 164. (« Individualistes », c’est-à-dire singularisant les Ukrainiens dans la grande masse de l’armée en révolution.)
  • [45]
    Rada, t. I, p. 212 ; voir notamment le témoignage d’un dirigeant du Bund, le principal parti socialiste juif : M. G. Rafes, Dva goda revoliutsii na Ukraine, Moscou, Gosizdat, 1920. Plus généralement : Henry Abramson, A Prayer for the Government : Ukrainians and Jews in Revolutionary Times, 1917-1920, Cambridge, Harvard University Press, 1999.
  • [46]
    Rada, t. I, p. 398-401.
  • [47]
    Ibid., p. 354-355.
  • [48]
    Steven L. Guthier, « The Popular Base of Ukrainian Nationalism in 1917 », Slavic Review, 38 (1), mars 1979, p. 30-47. L’article compile utilement tous les résultats électoraux de 1917 en Ukraine.
  • [49]
    Ibid., p. 36. Ces résultats n’englobent pas la garnison ; la proportion bolchevique y étant probablement assez forte, ils n’empêchent pas une présence du bolchevisme en ville.
  • [50]
    Ukrainskii natsional’no-vizvol’nyi rukhop. cit., p. 151.
  • [51]
    Ibid., p. 155.
  • [52]
    Rada, t. II, p. 102-104.
  • [53]
    V. I. Vernadskii, Dnevniki, 1917-1921, Kiev, Naukova Dumka, 1994, t. I, p. 54 et 58.
  • [54]
    Agence de presse russe, bulletin n° 161, 10 novembre 1917.
  • [55]
    Novoe Vremia, 12 octobre 1917 ; Agence de presse russe, bulletin n° 110, 29 août 1917. D’autres policiers municipaux juifs sont sporadiquement expulsés à la fin de l’année : Stephen Velychenko, State Building in Revolutionary Ukraine : A Comparative Study of Governments and Bureaucrats, 1917-1922, Toronto, Toronto University Press, 2011, p. 84.
  • [56]
    Léo Motzkin, Les Pogromes en Ukraine sous les gouvernements ukrainiens, 1917-1920, Paris, Comité des délégations juives, 1927, annexes, p. 4.
  • [57]
    Ilia Cherikover, Antisemitizm i pogromy na Ukraine 1917-1918gg., Berlin, Ostjüdisches historisches archive, 1923, p. 223-235. Pour des démonstrations de loyauté, voir par exemple : Agence de presse russe, bulletin n° 161, 6 novembre 1917.
  • [58]
    Rassvet, 3, 23 juillet 1917.
  • [59]
    Ukrainskii natsional’no-vizvol’nyi rukhop. cit., p. 285. Sur la révolution paysanne, outre Marc Ferro, voir Alexandre Sumpf, « Violences et révolution sociale dans les campagnes russes en 1917 », Revue d’histoire de la Shoah, 189, juillet-décembre 2008, p. 297-318.
  • [60]
    M. Ferro, La Révolution de 1917op. cit., p. 669-671.
  • [61]
    Voir les différents ordres, rapports et directives de mai à octobre 1917 dans R. P. Browder et A. Kerensky (dir.), The Provisional Government…op. cit., vol. 2, p. 653-657.
  • [62]
    Grazhdanskaia voina na Ukraine 1918-1920 : sbornik dokumentov i materialov, Kiev, Naukova Dumka, 1967, vol. 1, t. I, p. 522-523 ; voir aussi le témoignage de Zofia Kossack, Pozhoga, Cracovie, Greg, 2008.
  • [63]
    Rada, t. II, p. 102-104.
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/09/2017
https://doi.org/10.3917/ving.135.0073
 
 
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