Proche-Orient : la patience stratégique des idéologues du « Grand Israël »

 

Proche-Orient : la patience stratégique des idéologues du « Grand Israël »

Par Louis Imbert(Jérusalem, Tel Aviv, Kedoumim, envoyé spécial) Publié le 08 décembre 2023 . Le Monde.

Les faits.

Hormis une minorité qui prône un retour à Gaza, les penseurs de la colonisation misent sur le temps long pour imposer leurs idées.

Le rabbin Yosef Artziel voit poindre l’aube d’« un nouvel âge ». Selon ce fondamentaliste religieux, l’attaque menée par le Hamas en Israël, le 7 octobre, a plongé son pays dans « un moment révolutionnaire ». Ce vieil idéologue, qui vit retiré dans la colonie de Kedoumim, dans le nord de la Cisjordanie occupée, voit dans ce désastre une manifestation de la volonté divine et une occasion historique de faire avancer sa cause.

« Les peuples ne grandissent que dans l’épreuve. Il a fallu la guerre du Kippour, en 1973, pour qu’Israël commence à reconquérir sa terre en Judée-Samarie [la Cisjordanie] », raisonne-t-il. Le jeune Yosef Artziel avait alors quitté, à 26 ans, sa paisible communauté religieuse, dans le sud d’Israël, pour rejoindre le mouvement Goush Emounim (« Bloc de la foi »), qui lançait la colonisation de la Cisjordanie.

Il a contribué à fonder la petite implantation de Karnei Shomron et la plus grande ville juive des territoires occupés, Ariel, ainsi que celle de Kedoumim, qui, avec le temps, a pris un faux air de paisible banlieue pavillonnaire à l’américaine. Les efforts de sa petite avant-garde ont payé : plus de 700 000 colons vivent aujourd’hui à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Depuis le début de la guerre à Gaza, dix de ses petits-enfants sont mobilisés dans l’armée.

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Le rabbin ne doute pas que cette crise fera émerger « une nouvelle garde » au sein du mouvement colon, capable de bouleverser Israël, comme sa génération l’a fait en 1973. « Notre mouvement deviendra beaucoup plus important, parce que nous avons vu la réalité avant les autres, prédit-il. Nous n’avons jamais fait confiance aux Arabes. »

Alors que la guerre échauffe tous les esprits, le rabbin voit se normaliser les idées de l’un de ses voisins à Kedoumim, Bezalel Smotrich, ministre des finances et ministre de tutelle de la Cisjordanie au sein du ministère de la défense. Dès 2017, M. Smotrich a exhorté l’Etat hébreu à chasser les Palestiniens hors du « Grand Israël », à soumettre ceux qui restent et à tuer ceux qui résistent.

Il avait suscité une large réprobation, au début de 2023, en appelant l’armée à raser un village entier de Cisjordanie. Mais, aujourd’hui, des élus et d’anciens responsables de la sécurité de tous bords, y compris du centre, font écho à ses projets radicaux, en encourageant l’armée à bouter les 2,3 millions de Palestiniens de Gaza hors de l’enclave, vers le désert du Sinaï, en Egypte.

Le rabbin Artziel se satisfait de voir la guerre s’intensifier chez lui aussi, en Cisjordanie : plus de 250 Palestiniens y ont été tués depuis le 7 octobre par les forces armées israéliennes, en partie constituées de réservistes issus des colonies. Un millier de Palestiniens ont également été chassés de leurs terres par des colons, que l’armée protège, et parfois, assiste.

Un moment « révolutionnaire »

Depuis le 7 octobre, une autre résidente historique de Kedoumim, Daniela Weiss, elle aussi vétérane du Bloc de la foi, s’active pour structurer et armer durablement des milices censées « défendre » les colonies de Cisjordanie mais aussi la ville de Ramat Arbel, une toute nouvelle cité de Galilée qu’elle a contribué à fonder en 2022, afin de mieux « judaïser » cette région en partie arabe d’Israël.

 

« Nous savions, dès avant la guerre, que les gens devaient pouvoir se défendre eux-mêmes contre toute attaque », rappelle Mme Weiss. Depuis les massacres perpétrés par le Hamas aux alentours de Gaza, plus de 250 000 Israéliens ont déposé une demande de permis de port d’arme à travers le pays. Mme Weiss s’en réjouit : « Itamar Ben Gvir [ministre suprémaciste juif, chargé de la sécurité nationale] disait de longue date que cela était nécessaire et, aujourd’hui, nous accumulons enfin des capacités. »

Comme le rabbin Artziel, la passionaria des colons vit un moment « révolutionnaire » : une occasion de redessiner les cartes du « Grand Israël » et de conquérir des territoires. Elle tâche de fédérer un nouveau mouvement militant, censé encourager le gouvernement à expulser tous les Palestiniens de Gaza, et à recoloniser l’enclave, après le retrait décrété en 2005 par l’ex-premier ministre Ariel Sharon. Les Palestiniens « ont perdu le droit d’y vivre en menant cette attaque, le 7 octobre, avec une intention d’extermination », estime-t-elle.

Son projet est impopulaire en Israël. Et même parmi les colons, il apparaît encore irréaliste. En novembre, un adolescent actif dans le mouvement Nachala de Mme Weiss, s’est étonné qu’elle l’incite à œuvrer en faveur d’un retour à Gaza. Ce jeune homme, Eliahou Gantz, a demandé conseil à son grand-père, Haïm, un rabbin influent dans leur mouvance. « N’y pense même pas », lui a répondu son aïeul.

« Notre ambition nationale aujourd’hui, c’est d’extirper le mal de ce monde », c’est-à-dire de détruire le Hamas, estime Haïm Gantz. Le vieux rabbin voit dans cette guerre un moment d’union nationale. Il craint que Mme Weiss et ses alliés ne le gâchent.

   

Ce religieux fort avenant est issu lui aussi du cœur du mouvement. Il a suivi les cours du grand rabbin sioniste et ultraorthodoxe Zvi Tau, avant de fonder sa propre yeshiva (école religieuse) dans la colonie de Kiryat Arba, près de la ville palestinienne d’Hébron. Mais il a quitté ce creuset dès 1996, après l’assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin par un fondamentaliste religieux. Haïm Gantz craignait de voir Israël se scinder « en deux nations », entre religieux et laïques, entre défenseurs des colonies et partisans d’un processus de paix avec les Palestiniens. Il a ouvert une autre yeshiva au cœur de Tel-Aviv, à deux pas du quartier général de l’armée, afin de « s’implanter dans les cœurs » des laïques.

Or, en janvier, des voisins de M. Gantz se sont dressés contre lui. Des manifestants ont campé devant son école, clamant « Non, nous ne sommes pas frères ». Ils accusaient le rabbin de soutenir un « coup d’Etat ». Ils dénonçaient la réforme de la justice voulue par le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, et ses alliés ultra-nationalistes et fondamentalistes, qui promettaient de bouleverser l’équilibre institutionnel d’Israël au profit de la droite.

M. Gantz a souhaité cette réforme de tout son cœur. Mais il a conscience que le pays s’est dangereusement divisé durant les huit mois de manifestations qui ont suivi. Les laïques d’Israël se sont mobilisés comme jamais contre le camp de M. Gantz. Et le Hamas a tiré parti de ces fractures pour lancer son attaque. « Notre principale mission, aujourd’hui et pour la décennie à venir, c’est la communauté des juifs. La question arabe viendra plus tard, lorsqu’en tant que nation, unis, nous saurons ce que nous voulons », estime M. Gantz, en choisissant chacun de ses mots avec une extrême prudence.

Reconstruire le Temple

Prudence et « patience historique », c’est aussi ce que prêche le frêle Shlomo Aviner, dans l’école religieuse qu’il dirige, au sein d’un quartier arabe de la Vieille Ville de Jérusalem. « Nous ne devons pas initier une révolution, des chamboulements et des bouleversements. S’ils arrivent malgré nous, alors… Mais sinon il faut tout faire à petits pas », affirme en français ce rabbin, né à Lyon sous l’occupation allemande, en 1943.

Ancien ingénieur, diplômé de Supelec, M. Aviner a participé au premier repas de la Pâque juive organisé à Hébron, en 1968, par les futurs chefs du Goush Emounim, un an après la guerre des Six-Jours et la conquête de la Cisjordanie par l’armée israélienne. Ces années d’euphorie sont bien loin aujourd’hui. Comme son maître, Zvi Tau, M. Aviner a cessé avec le temps de croire à la venue imminente du Messie. Il a fait de la patience son maître mot.

Il ne croit pas qu’Israël vive « une nouvelle guerre d’indépendance », comme l’a affirmé le premier ministre, Benyamin Nétanyahou. « En 1948, les choses avaient été longuement préparées. Ça ne s’est pas passé tout à coup », raconte-t-il, en évoquant cette guerre qui a accompagné la naissance de l’Etat d’Israël, durant laquelle une moitié des Palestiniens (près de 750 000 personnes) ont été chassés ou ont fui leurs terres.

 

Le rabbin Aviner dirige à Jérusalem l’une des trois plus puissantes yeshivas sionistes d’Israël. Il y éduque de futurs prêtres du Temple, en prévision du jour où l’antique centre de la vie juive, détruit en l’an 70 par les troupes romaines, se dressera de nouveau, en lieu et place de la mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam. Pour l’heure, il se félicite de voir son camp contribuer puissamment à l’effort de guerre à Gaza. Lui-même est mobilisé depuis deux mois. Il raconte avec malice qu’on l’a promu capitaine à 80 ans, et qu’un chauffeur de l’armée vient le chercher deux matins par semaine pour le conduire dans une base proche de l’enclave palestinienne ou de la frontière libanaise.

Il y dispense des leçons de religion et de patriotisme à des officiers. Les autres jours, il parle « à leurs épouses » par Internet. M. Aviner pense être « le soldat le plus âgé de l’armée. Je suis vieux, mais je combats par la parole », et c’est, selon lui, l’essentiel. « Nous, les hommes de pensée, nous dirigeons l’histoire, croit-il. Ce que nous disons est absorbé peu à peu. Demain, il se passera ce que nous préparons depuis cinquante ans. »

 

Louis Imbert Jérusalem, Tel Aviv, Kedoumim, envoyé spécial