LE MONDE DIPLOMATIQUE. MANIÈRE DE VOIR
Éditorial, par Anne-Cécile Robert
Après la chute de l’Union soviétique en 1991, le monde a paru, un temps, unifié autour des principes et valeurs d’un ordre libéral caractérisé par la domination américaine, l’extension de l’économie de marché et de la démocratie. Cette illusion s’est brutalement dissipée le 11 septembre 2001 : en attaquant les États-Unis sur leur propre sol, Al-Qaida a brisé le tabou de l’inviolabilité supposément attachée à toute superpuissance. D’un tel symbole, ni les États-Unis ni l’ordre libéral ne pouvaient réellement et durablement se remettre. Le compte à rebours avait commencé.
Mais, durant vingt ans, la force des apparences et celle des habitudes ont survalorisé les échos d’une domination occidentale en voie de délégitimation aux yeux du reste du monde. La richesse économique, les budgets militaires colossaux, les privilèges institutionnels (contrôle des institutions financières internationales et du dollar) et le soutien pavlovien des pays européens ont masqué l’essor de puissances concurrentes comme la Chine, le ressentiment gastrique de la Russie et l’exaspération croissante des pays du Sud.
Et, soudain, les événements s’accélèrent. La débâcle des États-Unis en Afghanistan en août 2021 est suivie d’une série de minichocs — incidents diplomatiques entre la Grèce et la Turquie, rafale de coups d’État au Sahel, multiplication des incursions aériennes chinoises dans l’espace taïwanais, etc. La brutale agression de l’Ukraine par la Russie en février 2022 constitue le point d’inflexion, celui de non-retour. Toujours dominants, les Occidentaux voient cependant le monde bouger sans eux. L’attaque sanglante d’Israël par le Hamas le 7 octobre 2023, la riposte aussi aveugle que meurtrière de Tel-Aviv, le malaise de la plupart des chancelleries arabes face à leurs opinions publiques propalestiniennes et la réaction en ordre dispersé des diplomaties occidentales confirment la précarité des équilibres internationaux et l’incertitude quant à leur évolution. L’internationalisation incontrôlée de l’interminable guerre civile syrienne illustre la cacophonie en cours : les puissances régionales (Turquie, Iran) y poussent leurs pions tandis que quatre des cinq membres permanents (5P) du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) — Russie, États-Unis, Royaume-Uni et France — s’y affrontent indirectement, contribuant à saper l’architecture mondiale de sécurité.
La brutale agression de l’Ukraine par la Russie constitue le point de non-retour
Plusieurs cycles se terminent en même temps, donnant à cette période son caractère de tournant historique : le cycle ouvert en 1945 par la mise en place, grâce au consensus des grandes puissances, du système multilatéral adossé à l’ONU ; le cycle de la « mondialisation néolibérale » inauguré dans les années 1980 et imposé aux continents dominés ; le cycle géopolitique entamé avec la fin de la guerre froide ; et peut-être est-ce aussi la fin du cycle amorcé après 1918 avec le redécoupage des frontières en Europe centrale et orientale et au Proche-Orient. Le divorce entre les 5P est désormais presque consommé : aucun consensus en vue sur la Syrie, l’Ukraine, la mer de Chine, la Palestine ou le Sahel. La course aux armements est repartie de plus belle.
Contrairement aux accès de fièvre précédents, toute la planète semble réveillée et se libérer des tutelles historiques, c’est-à-dire que la plupart des États sont désormais en mesure d’exprimer une position sans forcément suivre les alliances ou les affinités traditionnelles. Si les deux résolutions onusiennes condamnant l’agression russe de l’Ukraine ont ainsi recueilli une très large approbation (cent quarante et une voix le 2 mars 2022, cent quarante le 24 mars), plusieurs pays se sont abstenus (trente-cinq et trente-huit) ou n’ont pas pris part au vote (onze puis neuf), la majorité en Afrique. « L’unité retrouvée de l’Occident va de pair avec sa relative solitude, remarque le diplomate libanais Ghassan Salamé. Partout ailleurs on observe un mélange étonnant de réticence, de non-alignement, d’incompréhension, d’indifférence, d’un rien de Schadenfreude [joie malsaine] et, parfois, de la franche hostilité » (tweet du 30 mars 2022).
Plus aucun statu quo n’est désormais tenable, comme le révèlent l’Ukraine, l’annexion du Haut-Karabakh ou l’attaque d’Israël par le Hamas le 7 octobre 2023. Le monde traverse une phase de désarticulation où pointent des réarticulations comme l’extension des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), appelés à passer de cinq à onze pays, ainsi que la volonté de certains de ses membres et d’autres puissances moyennes (Éthiopie, Pologne, Turquie, etc.) de jouer un rôle pivot. Dans cette vaste partie de cartes, la France navigue à vue, prisonnière, comme le reste de l’Union européenne, d’un discours caricatural qui l’empêche de jouer une partition plus fine et plus adaptée à ses intérêts.
Quand tout bouge, les tensions s’accumulent et il est parfois tentant de se départager par la guerre. Mais la partie ne fait que commencer. La liste des gagnants et des perdants de ce tournant historique n’est pas encore fixée. La paix peut encore l’emporter. Comme le résume l’ancien ministre des affaires étrangères français Hubert Védrine, « le monde se trouve dans une situation comparable à celle du XIXe siècle sans le congrès de Vienne » — qui avait vu les puissances de l’époque se répartir les rôles autour de règles claires. Immanquablement, ce moment viendra. Il importe de le préparer par un effort de connaissance et de réflexion, loin du manichéisme ambiant
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