Apprendre des gestes philosophiques avec les maîtres et les textes ignorants

 

 
 

Enseigner la philosophie en école, collège ou lycée et à l’université, comme je le fais depuis un certain nombre d’années, conduit à se poser de nombreuses questions sur le sens et les modalités de son action ou sur la nature même du savoir en jeu à chaque rencontre avec des élèves ou des étudiants. Je les énoncerai ici telles qu’elles se sont imposées à moi au fil du temps, avant d’expliquer comment j’ai pu les organiser et les déployer dans mon travail de recherche, à partir de la lecture des œuvres de Platon, Montaigne et Jacques Rancière [1].

  • Y a-t-il un savoir philosophique ? Et si oui, en quoi est-il réellement distinct d’autres savoirs et des pseudo-savoirs ?
  • Qu’est-ce qui s’enseigne ou se transmet de la philosophie à travers le temps ? Des théories, des doctrines, des concepts, des problèmes, des raisonnements, des langages, des métaphores, des personnages ? Des gestes philosophiques, et en ce cas lesquels ?
  • Pour qui la philosophie ? Qui peut en décider ? Y a-t-il des publics désignés et d’autres qui seraient moins pertinents ? Quand on voit les bibliothèques de philosophie et qu’on est une jeune femme, on peut par exemple douter de sa légitimité à s’y intéresser.
  • Comment faire avec certains effets d’autorité liés à l’inscription de la pratique philosophique dans un cadre institutionnel qui lui donne une certaine place et produit certaines représentations ? Peut-on faire en sorte qu’ils ne produisent pas du rejet, de l’inhibition ou une impuissance apprise chez certains élèves ?
  • Où peut s’apprendre la philosophie ? À l’école, dans la cité, au café, au jardin, dans le retrait et l’espace clos d’une tour, comme Montaigne ? Dans les livres, auxquels on consacre beaucoup de temps lorsque l’on est étudiant ou professeur de philosophie ? Et en ce cas, en quoi leur lecture peut-elle être formatrice, notamment pour les élèves ? Comment leur faire apparaître la vie de la pensée dont les textes ne sont en réalité que la trace ?

 

Pour explorer ces questions, j’ai commencé par relire l’ouvrage de Jacques Rancière intitulé Le Maître ignorant. En interrogeant la figure de Jacotot, le héros « philosophico-mythique [2] » que nous présente Rancière dans cet ouvrage, j’en suis venue à me questionner plus largement sur le rapport du maître au savoir et à l’autorité, et sur les différentes figures de maîtres ignorants existantes dans les œuvres philosophiques. J’ai ainsi découvert un ensemble de personnages présentant un « air de famille [3] ». Leurs ressemblances tiennent à une façon originale d’interroger le rapport du philosophe au savoir, au pouvoir et à la transmission, chacune à leur manière bien différente, sur la base de présupposés éthiques et politiques distincts. Je me suis donc demandé : Que peuvent nous apprendre ces maîtres « ignorants » ? Et comment peuvent-ils nous apprendre quelque chose ?

Je ne parle pas d’une ignorance initiale ou « abécédaire », comme le dit Montaigne, qu’il faudrait détruire, réduire, ou combattre, mais plutôt d’une ignorance connue et assumée, permettant d’incarner autrement le rôle de maître, d’enseignant, de passeur. La philosophie occidentale est pleine d’ignorances. À titre d’exemple, citons la célèbre ignorance ironique du Socrate de Platon, l’ignorance « docte » de l’Idiot de Nicolas de Cues, l’ignorance « forte et généreuse » du sage de Montaigne, l’ignorance « radicale » du sujet cartésien passé par l’épreuve du doute méthodique et hyperbolique, ou encore l’ignorance volontaire par Joseph Jacotot de l’impossibilité pour l’élève d’apprendre sans l’explication du maître chez Rancière.

Ces différentes formes d’ignorance s’incarnent en un ensemble de figures emblématiques du questionnement radical de tous les savoirs et de toutes les formes d’autorité qui en émanent. Ces figures représentent des maîtres qui s’adressent à des disciples, des héritiers ou des lecteurs, non pour les soumettre à une doctrine ou à un pouvoir, mais pour les éveiller à un questionnement philosophique, éthique ou politique émancipateur. Ces figures apparaissent pourtant en décalage avec les images habituelles de la maîtrise ou de l’enseignement puisqu’elles refusent, chacune à leur manière, d’endosser l’habit du savant.

C’est pourquoi j’ai choisi d’emprunter à Jacques Rancière sa formule de « maître ignorant » pour les désigner. Elle permet en effet de synthétiser le paradoxe qu’elles représentent, bien qu’elle renvoie, pour chacune des philosophies étudiées, à une interrogation distincte et à des conclusions parfois opposées sur la façon dont le philosophe doit se rapporter au savoir et à ses disciples. J’ai centré ma lecture sur les œuvres de Platon, Montaigne et Rancière pour deux raisons principales.

La première est que leurs textes présentent des personnages de maîtres ignorants très riches dont le rôle me semble essentiel dans l’économie générale de l’œuvre : il s’agit de véritables « personnages conceptuels » tels que décrits par Deleuze et Guattari, c’est-à-dire des personnages qui donnent corps au geste philosophique et qui « interviennent dans la création même de ses concepts [4] ». Ces personnages permettent au philosophe d’exprimer et de réfléchir son geste fondateur et d’inventer un « éthos » ou une posture philosophique nouvelle, paradoxalement appuyés sur une certaine forme d’ignorance.

La seconde raison est qu’elles s’inscrivent dans des contextes historiques très différents et développent des philosophies à maints égards distinctes, voire pour Platon et Rancière opposées. Ce qui permet de voir comment, en dépit d’ancrages historiques si éloignés, ces figures de maîtres ignorants peuvent remplir des fonctions similaires pour le philosophe. L’enjeu n’est pas principalement de comparer ces philosophies, ou les figures associées, mais plutôt de comparer le statut et la fonction de ces dernières en tant qu’elles participent de la mise en scène et de la transmission d’un certain rapport à l’ignorance et au savoir à travers un geste philosophique original.

Mais en rester à l’analyse des figures ne suffit pas encore pour comprendre la puissance formatrice de ces œuvres, pour saisir ce que nous apprenons en les lisant. Il faut aussi prendre en compte la façon dont elles sont écrites. La pensée de ces trois auteurs n’existe pas indépendamment d’écritures très singulières. On ne peut résumer leurs philosophies à quelques questions, thèses ou concepts, en les amputant de l’invention stylistique qui leur donne corps et redouble, par les choix d’écriture, les gestes philosophiques des maîtres ignorants qu’elles mettent en scène. Cela reviendrait à les trahir et à s’interdire d’accéder à ce qu’elles nous invitent à vivre, chacune à leur façon.

Je me suis donc demandé : dans quelle mesure les figures et les écritures de maîtres ignorants que ces trois philosophes composent et mobilisent dans leurs œuvres leur permettent-elles de faire expérimenter à leurs lecteurs les gestes philosophiques significatifs de ce rapport inédit à l’ignorance et au savoir ? Mon hypothèse de lecture est que leur puissance formatrice tient à l’effort incessant de ces philosophes pour mettre en cohérence leur geste philosophique fondateur, les figures qui l’incarnent et les écritures qui l’expriment.

Pratiquer la philosophie

Pour étudier la façon dont se transmettent les gestes philosophiques on peut se référer aux textes de Pierre Hadot5 qui, en développant l’idée d’une philosophie comme « manière de vivre », s’inspire du modèle des « exercices spirituels » hérité des écoles de philosophie antiques mais aussi de la notion de « forme de vie » élaborée par Wittgenstein dans les Recherches philosophiques[6]. Je me suis aussi nourrie des travaux du Gradphi (Groupe d’analyse du discours philosophique) qui analyse l’écriture philosophique dans une perspective de pragmatique du discours, notamment ceux de Frédéric Cossutta qui donnent sens à la notion de geste philosophique : « Un ensemble spéculatif n’est pas simplement un corps d’énoncés, un système figé de concepts et de thèses, c’est tout autant un protocole d’énonciations virtuelles, effectuées et réeffectuables, un procès d’analyse, un ensemble de gestes ou d’actes de pensée identifiés dans des actes de discours associés à des performances orales ou à des procédés d’écriture [7] ». Lire le texte consiste donc à aller au-delà du savoir qui y est déposé pour accéder au geste intellectuel dont il est seulement la trace et qu’il nous faut nous réapproprier en tant que lecteurs pour comprendre et pratiquer une philosophie. Il s’agit donc d’analyser comment les textes philosophiques peuvent agir sur leurs lecteurs, les faire agir et, par-là, agir sur la réalité elle-même [8]. Dans ce cadre, la forme de l’œuvre n’est pas secondaire, elle donne accès à la dynamique de pensée du philosophe. Le texte doit être envisagé comme une mise en scène et sa lecture comme une « performance » du geste philosophique, laquelle exige une compétence du lecteur et la créativité d’une lecture qui sait redonner sens à un écrit bien au-delà de son contexte d’émergence.

Gestes

J’ai repris ce terme de « geste » pour tenter d’approcher ce que fait la philosophie et la façon dont elle agit sur nous, principalement à travers la lecture des textes des philosophes. Si l’on s’en tient au sens propre, parler de « geste philosophique » revient à utiliser une désignation métaphorique qui permet de se représenter une pensée en action, comme processus plutôt que comme résultat. Jean Starobinski dans son Montaigne en mouvement évoque ainsi des « gestes mentaux » que nous ferions au contact du « langage prodigieusement actif [9] » des Essais.

J’envisage plus précisément le geste philosophique comme la matrice des questions et des concepts du philosophe, comme ce qui en permet l’émergence. Le geste ne symbolise pas les concepts du philosophe, il n’en est pas une représentation imagée, mais apparaît plutôt comme un schème qui génère les problèmes et les concepts eux-mêmes. Il peut être rapproché de l’idée de méthode, conçue étymologiquement comme un cheminement ou une dynamique de pensée à l’œuvre dans la vie en général et dans l’acte d’écriture en particulier. Pour ce qui concerne le geste du maître ignorant, il correspond à un certain style de questionnement et de relation aux autres remettant en cause les conceptions dominantes du savoir et du pouvoir. Il a une dimension critique ou destructrice, qui conduit à la remise en question des philosophies antérieures, ou à la contestation de la pertinence des gestes initiés par les prédécesseurs, par un jeu de déplacements, de subversion ou de détournements [10]. Il a aussi une dimension créative : il représente une façon nouvelle de poser les problèmes, de penser, d’agir, de se rapporter aux autres, de faire de la philosophie et de vivre en philosophe.

Cependant, ce geste n’existe pas « en apesanteur », il faut identifier la figure et le texte qui le rendent possible pour en comprendre la nature et le sens. Les gestes philosophiques des maîtres ignorants se manifestent notamment dans la dynamique du discours du maître et/ou du texte, dans la façon dont le philosophe se saisit des figures, des concepts, des thèses ou des arguments et progresse en les faisant jouer les uns contre les autres ou les uns avec les autres, de façon souvent paradoxale, pour éviter toute fermeture doctrinale ou toute position d’autorité. Dans une telle perspective, centrée sur le geste du philosophe, il faut s’interroger sur le statut de la figure du maître ignorant, puisqu’elle permet une mise en scène de celui-ci et aide par là le philosophe à réfléchir, à préciser, à ajuster son propre geste, mais aussi à le représenter comme possible et désirable à d’autres pour assurer sa pérennité.

Figures

J’envisage ces figures à la lumière de deux références : d’abord les travaux de Martine de Gaudemar qui, dans son ouvrage La Voix des personnages, élabore une ontologie des personnages pour comprendre ce qu’ils sont et ce qu’ils nous font. Je me suis ensuite appuyée sur la notion de « personnage conceptuel » élaborée par Gilles Deleuze et Félix Guattari Les personnages « opèrent les mouvements qui décrivent le plan d’immanence de l’auteur [11] », mais on peut aussi dire qu’ils donnent corps au geste philosophique et permettent de l’intuitionner. À partir de ces travaux, j’identifie un triple rôle pour cette figure du maître ignorant dans le corpus étudié :

• Un rôle matriciel : Gilles Deleuze et Félix Guattari laissent entendre que derrière chaque philosophie, il y aurait un « personnage conceptuel » effectuant le geste philosophique à l’origine de l’œuvre, bien que les philosophes en effacent la présence et la trace dans leurs écrits. Ils prennent ainsi l’exemple du personnage de l’Idiot [12] (opposé au scolastique) comme matrice du cogito cartésien, mais aussi celui de Socrate (opposé au sophiste) comme matrice de la dialectique platonicienne.

• Un rôle réflexif : le philosophe prend appui sur la description de la figure en action dans laquelle il se reconnaît ou dont il se démarque pour penser son propre geste théorique, le nommer, le décrire et le commenter.

• Un rôle pédagogique : la figuration du geste grâce au personnage conceptuel permet enfin au disciple/lecteur de le comprendre pour se l’approprier et le réinterpréter, comme le fait le philosophe, en fonction de son idiosyncrasie et de son contexte historique.

Enfin, j’étudie ces personnages conceptuels en les mettant systématiquement en regard des contre-figures de maîtres savants et/ou dominateurs. Elles servent de repoussoir et participent de la critique des philosophies antérieures, des institutions en place ou des discours concurrents de la philosophie.

Écritures

Platon, Montaigne et Rancière ont chacun inventé ou réinventé un genre et/ou un style. Ils prennent tout leur sens dans leur relation avec les gestes du philosophe, qu’ils expriment de façon originale. Ces écritures représentent des choix philosophiques et peuvent être interprétées comme telles. Le philosophe écrivain élabore de la sorte une posture et un mode d’énonciation singuliers, en cohérence avec l’éthos du maître ignorant, qui jouent un rôle formateur essentiel. La lecture de l’œuvre est alors à concevoir comme une expérience de pensée à refaire et à poursuivre ou encore comme une dynamique qui déborde le texte et dans laquelle chacun est invité à s’inscrire.

Il existe plusieurs formes de genèse du geste philosophique. Ce peut être la rencontre avec une figure qui suscite un questionnement nouveau puis l’invention d’un geste et d’une écriture singuliers (Platon). La démarche philosophique s’élabore parfois en même temps que l’écriture et ne trouve qu’après coup son personnage conceptuel adéquat (Rancière). Le geste, la figure et l’écriture peuvent également évoluer en parallèle et se déterminer mutuellement (Montaigne).

Les trois brèves vignettes suivantes résument comment s’articulent et se répondent les trois dimensions que j’identifie : dans chacune des œuvres, le rapport du maître ignorant au disciple est analogue au rapport que le livre entretient à son lecteur, car ils participent tous deux du même geste philosophique, facilitant ainsi la formation du lecteur-philosophe.

Platon

On peut considérer le mode de questionnement socratique et les dialogues platoniciens comme des occasions de s’approprier des gestes philosophiques et de faire l’expérience d’un certain style de pensée. La philosophie est ici envisagée comme un désir suscité par la perception d’un manque et comme un cheminement intellectuel plutôt que comme une reprise mimétique du savoir supposé du maître ou du savoir prétendument déposé dans le texte.

Socrate

Dans les dialogues platoniciens dits socratiques, Socrate se déclare ignorant, il questionne ses interlocuteurs, les met à l’épreuve et refuse d’occuper la place du répondant dans l’échange. Il est célèbre pour son ironie, à condition qu’on en saisisse le sens tout à fait particulier. Michel Narcy [13] rappelle qu’en grec, le terme eiron qui s’applique à Socrate sert chez Aristophane à qualifier le gymnaste enduit d’huile qui échappe à la prise lors de la lutte. Socrate est ironique non parce qu’il dit le contraire de ce qu’il pense, mais parce qu’il se dérobe face à la demande de savoir qui lui est adressée, laquelle témoigne toujours d’une conception erronée de celui-ci et mérite d’être détrompée. Dans Le Banquet, lorsque Alcibiade tente de séduire Socrate pour obtenir en échange son savoir, il l’envisage comme un contenu passant de l’âme du maître à celle du disciple. Socrate lui fait comprendre qu’il se trompe sur la nature du savoir philosophique et il exerce son art érotique, son savoir-faire, qui consiste à susciter le désir de son interlocuteur en lui révélant son ignorance pour l’aiguiller vers son véritable objet et l’amener à accomplir le cheminement dialectique vers l’essence. A contrario, les sophistes, les physiologues, les « sages » qui constituent pour Platon des figures repoussoirs véhiculent une représentation trompeuse du savoir et de la pensée. Ils prétendent faire faire au disciple l’économie d’une véritable connaissance de soi-même en lui laissant croire qu’il pourrait avoir accès immédiatement au savoir, illusion que le travail réfutatif (elenchos) du maître ignorant Socratique s’emploie à combattre méthodiquement.

Un dialogue antidote à l’illusion de posséder le savoir

L’écriture platonicienne consiste à réinterpréter le « dialogue socratique », forme répandue à l’époque, pour en faire une mise en scène du dédoublement réflexif exigé par la recherche philosophique et pour inciter son lecteur à le reconduire intérieurement. De façon analogue à la figure socratique, le dialogue est un texte ignorant. Il ne donne pas directement accès au savoir. Il contraint le lecteur à faire un long détour dialectique pour appréhender l’essence. Le dialogue aporétique ne produit apparemment aucun savoir, sinon le savoir négatif qui résulte de la purgation des opinions et de la mise en évidence de l’ignorance du personnage éponyme. Ce texte apparaît donc tout aussi ironique et déceptif que le maître socratique, puisqu’il ne délivre aucun savoir thétique. Pourtant, il apprend indirectement au lecteur attentif à intérioriser le geste dialectique mis en scène dans le dialogue via la figure socratique et incite à le reconduire sur les différentes questions thématisées dans le texte. Le dialogue met aussi en scène l’affrontement de différentes formes de discours qui sont autant de types de rapport au savoir et au pouvoir dont se démarque le philosophe : celui du sophiste, de l’éristique, du poète, du physiologue, des logographes. En se confrontant à d’autres discours, le discours philosophique peut ainsi faire apparaître sa spécificité et sa supériorité : il se définit et s’affirme dans le frottement récurrent avec d’autres usages du logos.

L’apprentissage progressif du geste dialectique

L’analyse précise des figures et contre-figures de maîtres ignorants et celle de l’écriture des dialogues permet de comprendre comment le geste philosophique du maître ignorant platonicien peut prendre corps et se transmettre à travers la lecture des dialogues socratiques. Ni Socrate ni les dialogues ne délivrent aucun savoir au sens strict : en revanche, ils montrent qu’ils savent y faire avec l’ignorance qui se prend pour un savoir. Ceux qui les fréquentent avec assiduité peuvent ainsi découvrir leur ignorance ou leur inconséquence en étant directement interpellés sur la vie qu’ils mènent, et apprendre sinon un savoir, du moins un autre rapport au savoir que celui qui est entretenu par les sophistes par exemple. Ainsi, l’initiation à la dialectique via la rencontre avec Socrate, ou via la lecture des dialogues doit permettre au disciple/lecteur de se déprendre de l’idée d’un savoir aisément accessible et de comprendre la nécessité de reconduire indéfiniment la recherche et d’intérioriser le geste de « questionner et répondre ».

MontaigneMaître savant et sage ignorant

Dans les Essais, Montaigne prend le temps de décrire longuement la suffisance des « maîtres savants » qui instrumentalisent le savoir pour se donner un poids et une autorité qui leur font cruellement défaut. Les pédants mettent ainsi en circulation un savoir mort, un discours remâché qui ne peut être rattaché à aucune vie de la pensée ni à aucun geste intellectuel. Les Essais dénoncent sans cesse les maîtres dogmatiques, ceux qui ont « l’opinion de savoir », cette « peste de l’homme » que veut guérir le sage ignorant. Ces philosophes et les théologiens dont Montaigne décrit les postures et met en série les discours apparaissent en contradiction perpétuelle les uns avec les autres et révèlent ainsi la vanité de toute science humaine. Ils constituent autant d’exemples repoussoirs d’un rapport dévoyé au savoir. Montaigne se réclame au contraire de Socrate, le « maître des maîtres » : il en remodèle la figure, au fur et à mesure des réécritures du texte des Essais, pour l’apparenter de plus en plus évidemment à lui-même. Ce Socrate, débarrassé de ses « demoneries », trop suspectes pour Montaigne dans le contexte des guerres de religion, est désacralisé et mis à hauteur d’homme. Il incarne la « doctrine de l’ignorance » que Montaigne réinterprète à la lumière des écrits de Nicolas de Cues. Il lui permet de calibrer et de penser son propre geste philosophique de maître ignorant. Montaigne n’est à ce titre pas dupe de l’impuissance de la raison humaine à tout connaître mais il ne renonce pas pour autant à se saisir de tous les discours qui s’offrent à lui pour les juger, les soupeser, les essayer.

L’essai du jugement

En s’inspirant de la « science de s’opposer » socratique, Montaigne invente ce geste philosophique de mise à l’épreuve que constitue « l’essai du jugement ». Il s’en prend par ce biais à toutes les formes de dogmatisme et « à l’armature même de la pensée doctorale [14] ». Ce geste est aussi créateur, en ce qu’il puise dans la bibliothèque universelle et la richesse de l’expérience humaine pour maintenir la pensée « en mouvement », par la mise en regard permanente des discours et des actes humains contradictoires. Ce geste inspiré du Socrate maïeuticien, enrichi des apports de la zététique pyrrhonienne, permet de mener l’enquête sans répit et de prévenir tout assoupissement dogmatique, en obligeant chacun à exercer son jugement sur tous les sujets. Avec Montaigne nous apprenons donc, sinon un savoir, du moins un geste de décollement à l’égard de nos propres savoirs. Il n’y parvient qu’en se mettant lui-même en scène en flagrant délit de pédantisme et en ironisant sur ses propres travers. Mais paradoxalement, pour exercer ce geste critique, il lui faut parfaitement connaître et maîtriser les différents savoirs de son temps et la diversité des discours en présence pour les opposer sans cesse les uns aux autres. L’ignorance du maître ne peut donc être que docte, instruite et doit puiser dans tous les savoirs pour saper l’autorité du savoir.

Un texte consubstantiel au maître ignorant

L’écriture des Essais, par la richesse et la variété des matériaux qu’elle mobilise, vise à stimuler le jugement du lecteur, à le mettre en chasse, à lui faire accomplir ce geste de pesée de ses propres opinions et des discours de toutes les figures d’autorité qu’il rencontre. Le texte proposé est donc « instruisable, non instruisant [15] » comme le dit Montaigne. Il ne prétend pas être une œuvre de savant qu’il suffirait de lire pour devenir savant à son tour, mais il offre un matériau résistant au lecteur par son foisonnement difficile à maîtriser comme par ses contradictions et paradoxes incessants. Par sa forme même, le texte rompt avec les discours d’autorité que constituent les traités théologiques et philosophiques. Sa tonalité est celle d’une conversation entre Montaigne et les livres, entre Montaigne et son lecteur ou entre Montaigne et lui-même, se relisant au fil des années. La réécriture permanente des Essais tout au long de son existence ne conduit pas Montaigne à corriger la version précédente pour renforcer ses thèses ou son argumentation. Elle pousse le lecteur à questionner ce qu’il restait d’assuré ou d’affirmatif dans le discours des Essais. Cet usage du livre comme un registre que l’on peut toujours compléter, au fur et à mesure que les idées surgissent, infinitise le processus d’écriture et le geste du maître ignorant qui le sous-tend. Seule la mort vient interrompre une œuvre ouverte que chacun est invité à poursuivre pour lui-même, par sa propre lecture. En dépit de son déni de tout enseignement à travers son livre, Montaigne vise bien à initier son lecteur à ce geste de retour critique sur lui-même, afin de l’amener à lutter contre sa propre sottise. « Désenseigner la sottise [16] », c’est en ce sens conduire chacun à découvrir la pauvreté de son savoir, la faiblesse de ses opinions afin de lutter contre la prétention savante et la violence qui y est toujours associée. En révélant notre ignorance universelle, constitutionnelle, la lecture du livre libère ainsi l’exercice du jugement de toute illusion dogmatique et de tout fantasme de totalisation du savoir pour lui permettre de s’exercer sans cesse, sur tous les sujets.

RancièreJacotot

Chez Jacques Rancière, la figure du maître ignorant est liée à la question de l’émancipation. Celle-ci se joue de personne à personne et ne résulte pas d’un apprentissage délivré méthodiquement par un maître savant. Elle est l’effet de résonances entre des parcours toujours singuliers qui articulent aventures intellectuelles et aventures sensibles pour permettre la constitution de sujets nouveaux et la formation de mondes communs. Parmi cette profusion d’aventures dont le philosophe se fait le cartographe, celles qui « définissent une autre vie de l’intelligence » et inaugurent d’autres partages du sensible que ceux dans lesquels nous sommes pris malgré nous, on peut extraire et souligner l’aventure de Jacotot qui ouvre Le Maître ignorant. Cet exilé politique, devenu lecteur de littérature française à l’université de Louvain fit une sorte d’« expérience philosophique » à l’origine d’une révolution intellectuelle. Il comprit à cette occasion que l’explication que le maître délivre à l’élève a une toute autre fonction que celle qu’on lui assigne habituellement : le maître est cause d’apprentissage non parce qu’il explique, mais parce qu’il place « ses élèves dans le cercle d’où ils pouvaient sortir seuls », leur révélant par là-même l’égalité des intelligences et le fait qu’« on pouvait apprendre seul et sans maître explicateur quand on le voulait, par la tension de son propre désir ou la contrainte de la situation [17] ».

Ce récit permet de saisir le caractère contreproductif de la posture de « maître explicateur » que dénonce sans cesse Rancière. Le maître qui explique n’est pas cause de savoir mais il entretient l’élève dans l’illusion qu’il a besoin du maître pour apprendre et empêche l’émancipation pourtant annoncée comme la finalité poursuivie. Jacotot part du principe de l’égalité des intelligences : il signifie qu’une seule et même intelligence se manifeste dans toutes les activités humaines, qu’une seule et même capacité à signifier et à comprendre s’exerce chaque fois que quelqu’un prend la parole. Rancière reprend ce principe et dénonce sans cesse la séparation aristotélicienne entre la phonè et le logos : faire du bruit et parler qui permet de déconsidérer la parole de certains. Le simple fait que le maître puisse se faire comprendre de ses esclaves ou de ses élèves montre qu’il n’y a qu’une seule intelligence à l’œuvre, ce que Rancière s’emploie à faire apparaître à travers toutes une série de scènes. Ainsi comprise, la figure de Jacotot est un opérateur réflexif très efficace pour Rancière, elle lui permet d’interroger et d’expliciter son propre rapport au savoir et à l’autorité. Elle l’amène à identifier une posture philosophique de « maître ignorant » en rupture avec les postures des maîtres savants que sont « l’explicateur » (les maîtres « progressistes »), le « démystificateur » (Althusser ou Bourdieu), ou encore l’expert (celui qui fait des rapports et prétend tenir le peuple à distance des affaires publiques pour lesquelles il serait incompétent).

Ce qui intéresse Jacques Rancière est le déplacement politique qu’opère l’invention jacotiste, ouvrant ainsi la possibilité d’une émancipation authentique. Celle-ci est bien différente de ce que promettent et reportent sans cesse le maître progressiste ou le maître explicateur socratique, qui sont les contre-modèles de Jacotot aux yeux de Rancière. Enfin, l’ignorance du maître n’est pas nécessairement absence de savoir mais elle correspond au fait de vouloir ignorer la fiction de l’inégalité des intelligences qui enferme chacun dans la « naturalité d’une place » et repousse indéfiniment le temps de l’émancipation. Le maître ignorant n’est pas celui qui ne sait rien : mais « il met au poste de commandement la relation égalitaire [18] ».

Un geste d’interruption et d’ouverture

Le geste jacotiste, repris par Jacques Rancière est d’abord un geste d’interruption qui conditionne l’existence du politique. En refusant de reconduire la fiction de l’ordre inégalitaire, qui fixe chacun à sa place de savant ou d’ignorant, de manuel ou d’intellectuel, de maître ou d’esclave, il rompt le cercle dans lequel nous enferme la « police » et fait apparaître la contingence de tout ordre social, son anarchie. Le principe de l’égalité des intelligences est un point d’appui pour agir pour et tenter de changer la relation entre les sujets. « Notre problème n’est pas de prouver que toutes les intelligences sont égales. Il est de voir ce qu’on peut faire sous cette supposition [19] ». Ce geste philosophique n’est pas seulement la contestation d’un certain ordre social. Il permet, par la mise en évidence et la mise en scène d’autres « partages du sensible », c’est-à-dire d’autres répartitions possibles des voix et des corps dans l’espace public, d’ouvrir chacun à une désidentification et à une subjectivation. Ceci vaut aussi bien pour celui qui domine que pour celui qui est dominé, pour le savant que pour l’ignorant. La portée du maître ignorant va donc bien au-delà de l’apprentissage scolaire et questionne en réalité les conditions d’existence du politique.

Une écriture égalitaire

Rancière travaille son écriture de maître ignorant, cohérente avec le principe de l’égalité des intelligences hérité de Jacotot. L’essai rancièrien se construit en réaction aux catégorisations habituelles de la « police » savante ou universitaire, qui revient d’une façon ou d’une autre à hiérarchiser les discours et, pour l’auteur, à s’abriter derrière l’autorité d’un titre, d’une discipline ou d’une méthode scientifique. Il se présente comme un outil d’exploration, de recherche, de déplacement dans le champ des discours, sans se soucier des frontières habituelles établies entre parole savante et fiction ou entre discours nobles et discours insignifiants ou entre philosophie et poésie. Il est, comme la littérature, la parole d’un homme s’adressant à qui voudra s’en saisir, sans adresse prédéterminée.

Rancière explicite par ailleurs sa méthode de la scène. Elle lui permet d’opérer des rapprochements inattendus et signifiants entre des figures, des époques, des lieux ou des discours habituellement disjoints et de faire apparaître ainsi d’autres distributions des parts ou des rôles qui neutralisent les positions d’autorité habituelles. Ces lectures et écritures menées par Rancière sous l’éclairage de la scène, révèlent ainsi une autre posture possible pour le philosophe. Comme il se refuse résolument à occuper la place de maître savant, de maître penseur ou encore de moraliste, il doit s’inventer comme « cartographe du possible [20] », à l’affut d’autres partages du sensible dans les œuvres cinématographiques, les romans ou l’art contemporain aussi bien que dans l’actualité ou l’archive.

Le style très particulier de Rancière permet aussi de comprendre cette posture de maître ignorant affleurant à même le texte. Son écriture vise à « rendre sensible l’égal, dans l’acte de philosopher même [21] ». Sa réflexion sur la poétique du savoir, sur l’écriture de l’historien ou celle du sociologue conduisent progressivement Rancière à élaborer « un principe d’écriture égalitaire » qui consiste à « supprimer la hiérarchie entre le discours qui explique et celui qui est expliqué, à faire sentir une texture commune d’expérience et de réflexion sur l’expérience qui traverse les frontières des disciplines et la hiérarchie des discours [22] ». Ce principe d’écriture se laisse apercevoir dans l’ouvrage princeps que constitue La Nuit des prolétaires, où Rancière use, de façon récurrente, du style indirect libre pour entremêler sa parole à celle des ouvriers retrouvée dans l’archive. Même si ce projet d’écriture reste incomplètement réalisé à l’échelle de l’œuvre, il en fait pleinement partie et constitue un levier permettant à Rancière d’avancer dans la définition de son geste philosophique original.

Conclusion

À travers ce rapide parcours dans les œuvres de Platon, Montaigne et Rancière, j’ai tenté de faire apercevoir pourquoi leur lecture peut être formatrice, bien qu’elles ne se donnent nullement comme des œuvres de savants ou comme des œuvres « instruisantes ». Ces maîtres et ces textes ne sont pas ignorants au sens où ils seraient simplement dépourvus de toute connaissance : ils sont d’un certain point de vue porteurs de différents savoirs et savoir-faire, mais ils refusent d’en faire un usage dominateur ou d’entretenir une vision figée et stérilisante du savoir, chacun à leur manière. Bien au contraire, ils manifestent, par leur ton et leurs gestes un rapport au savoir tout à fait original qui rompt avec les versions autoritaires ou mortifères de la maîtrise et prennent appui sur une certaine forme d’ignorance pour libérer le sujet de croyances ou de postures aliénantes. Ils nous invitent à nous inspirer des gestes intellectuels, éthiques et politiques qu’ils effectuent et suscitent pour poursuivre au présent la recherche qu’ils initient.

Notes
  • [1]
    Ce texte synthétise une présentation faite le 5 février 2022, dans le cadre du séminaire « Quelle éducation à la philosophie ? Lieux, milieux, hors-lieux de l’enseignement », à l’invitation de la commission formation du Ciph. Il reprend en partie certains développements déjà publiés : Péraud-Puigségur, S., « Gestes, figures et écritures de maîtres ignorants chez Platon, Montaigne et Rancière », in Theodoropoulou, H. (dir.), Actes de la Biennale « Philosophie en praxis. Le geste philosophique : engagements politiques, éthiques, éducatifs, artistiques », Rhodes, Laboratoire de recherche en philosophie pratique, 2019, p. 292-306 [en ligne]. Une version développée de cette réflexion est à paraître en 2022 aux éditions Lambert-Lucas sous le titre « Gestes, figures et écritures de maîtres ignorants. Platon, Montaigne, Rancière ».
  • [2]
    Rancière, J., « Les mots du dissensus », in Et tant pis pour les gens fatigués, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 183.
  • [3]
    Wittgenstein, L., Recherches philosophiques (traduit par Dastur, F., Élie, M., Gautero, J.-L., Janicaud, D., Rigal, É.), Paris, Gallimard, 2004, p. 64.
  • [4]
    Deleuze, G., Guattari, F., Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 62. 5. Hadot, P., Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Études augustiniennes, 1981.
  • [6]
    Wittgenstein, L., op. cit., § 19.
  • [7]
    Cossutta, F., « Le statut du biographique dans le discours philosophique », in Cossutta, F., Delormas, P. et Maingueneau, D. (éds), La Vie à l’œuvre, le biographique dans le discours philosophique, Limoges, Lambert-Lucas, 2015, p. 127.
  • [8]
    Cossutta, F., « Discours philosophique, discours littéraire : le même et l’autre ? », Rue Descartes, 4/2005 (n° 50), p. 19.
  • [9]
    Starobinski, J., Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982, p. 420.
  • [10]
    Maingueneau, D., La Philosophie comme institution discursive, Limoges, Lambert-Lucas, 2015, p. 39.
  • [11]
    Deleuze, G., Guattari, F., Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 62.
  • [12]
    L’Idiot est celui qui philosophe à partir de sa raison naturelle, sans recourir à la révélation divine ou aux savoirs institués consignés dans les livres.
  • [13]
    Narcy, M., « Qu’est-ce que l’ironie socratique ? », in Plato, n° 1 [URL : https://digitalis-dsp.uc.pt/bitstream/10316.2/42279/3/Qu%27est-ce_que_l%27ironie_socratique.pdf], consulté le 20/02/2022.
  • [14]
    Tournon, A., La Glose et l’essai, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 289.
  • [15]
    Montaigne, Essais, I, 56, p. 323.
  • [16]
    Cette expression est empruntée à Marie de Gournay et apparaît dans la préface à l’édition posthume des Essais de Montaigne. De Gournay, M., Préface aux Essais de Michel de Montaigne par sa fille d’alliance, Paris, Estienne, 1635, [URL :http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k580587/f24.imagehttp://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k580587/f24.image], texte consulté en ligne le 20/02/202.
  • [17]
    Rancière, J., Le Maître ignorant, Paris, Coll. 10/18, 2004, chapitre 1.
  • [18]
    Rancière, J., « Choses (re)dites par J. Rancière », in Derycke M., Peroni M. (dir.), Figures du maître ignorant : savoir et émancipations, Saint-Etienne, publications de l’Université de Saint-Etienne, 2010, p. 422.
  • [19]
    Rancière, J., Le Maître ignorant, p. 78-79.
  • [20]
    Rancière présente ses écrits « comme une contribution individuelle au travail par lequel individus et collectifs sans légitimité s’appliquent à redessiner la carte du possible », Rancière, J., Moments politiques, Avant propos, p. 15.
  • [21]
    Cornu, P., Vermeren, P. (éd.), La Philosophie déplacée, Bourg-en-Bresse, Horlieu édition, 2006, Préface, p. 9-10. L’expression est celle des éditeurs du volume.
  • [22]
    Rancière, J., La Méthode de l’égalité, Paris, Bayard, 2012, p. 61.