Camus-Sartre, on refait toujours le match

 

Albert Camus est mort il y a exactement soixante ans. Entre lui et Jean-Paul Sartre, l'amitié avait laissé place à un conflit aigu entre deux conceptions de la politique et du rôle des intellectuels. De l'histoire ancienne ou encore d'actualité ?

 

(Publié le 24 janv. 2020  Dans LES ECHOS

Lundi 4 janvier 1960, 13 h 55. Il y a soixante ans. Sur la Nationale 5, au sud de Fontainebleau, une Facel Vega quitte la route. La voiture s'écrase contre un arbre, rebondit, se disloque. Albert Camus, 47 ans, meurt sur le coup. Il était passager. Michel Gallimard, son éditeur, était au volant. Il mourut cinq jours plus tard. Dans la carcasse du véhicule, on retrouva une sacoche noire à soufflets. Elle contenait 69 pages du Premier homme, le livre que Camus était en train d'écrire et qu'il projetait d'achever bientôt, dans sa maison du Luberon.

« Pour tous ceux qui l'ont aimé, il y a dans cette mort une absurdité insupportable », écrit Jean-Paul Sartre trois jours plus tard. Son article veut rendre un hommage sincère et vibrant à l'ami disparu auquel, depuis de longues années, il ne parlait plus. « Nous étions brouillés, lui et moi », précise Sartre, avant d'affirmer, étrangement, combien cette brouille… n'était rien !

Et pourtant, leur querelle a marqué en profondeur, et jusqu'à nos jours, l'histoire intellectuelle et politique. Sans doute Sartre voulait-il souligner combien - malgré les désaccords, règlements de compte, et même les insultes, les prises de distance et le mutisme - ils étaient demeurés liés secrètement l'un à l'autre, par le coeur, par l'estime, les années traversées et la complicité ancienne.

Une admiration réciproque

Avant de se rencontrer, ils ont commencé par se lire et s'apprécier, et même s'admirer, par romans interposés. Le jeune Camus, encore en Algérie, s'enthousiasme, en 1938, pour le premier roman de Sartre, La Nausée. Il en rend compte avec ferveur dans l'Alger républicain, le journal progressiste dans lequel il écrit.

De son côté, Sartre lit L'Etranger dès sa parution en 1942. Il ne cache pas son engouement pour le jeune écrivain, parle abondamment de son talent, contribue à le faire connaître dans les cercles influents. Sartre, de huit ans l'aîné de Camus, commence ainsi par faire de ce jeune homme ardent, un peu sauvage, artiste plus qu'intellectuel, son protégé dans le petit monde littéraire de Paris occupé.

Le boursier et le normalien

C'est un coup de foudre d'amitié, quand ils se voient, enfin, à la première de la pièce de Sartre, Les Mouches, en juin 1943. Bien sûr, mille choses les séparent : Sartre est enfant de la bourgeoisie parisienne, Camus fils du petit peuple d'Alger. Le premier est normalien, agrégé, et vit dans la culture classique comme un poisson dans l'eau. Le second, boursier, a continué l'école contre la volonté de sa mère, soutenu par Louis Germain, l'instituteur qui l'a remarqué, à qui il dédiera son discours du prix Nobel. Comme il n'a fait que des études à temps partiel, Camus se sentira toujours plus ou moins hors du sérail, autodidacte plutôt qu'héritier.

Malgré tout, bien d'autres, plus importantes, les rapprochent et les rendent vite inséparables : le sentiment de l'absurdité du monde, le goût des expériences littéraires qui les font passer l'un comme l'autre du roman au théâtre, des essais aux articles de journaux. Et, surtout l'engagement politique dans lequel Camus va finir d'entraîner Sartre et Simone de Beauvoir.

Eux qui n'ont pas voté en 1936, qui ne sont pas entrés dans la Résistance, découvrent avec lui, qui militait en Parti communiste en Algérie dès 1935, la réalité des luttes concrètes. À la Libération, Camus les emmène au journal Combat et l'on voit soudain Sartre occuper la Comédie-Française, de peur que les soldats allemands ne la saccagent avant leur fuite…

Figures inséparables

Des années durant, les deux amis ne se quitteront plus, figures inséparables du Saint-Germain-des-Prés de l'après-guerre, du théâtre du Vieux-Colombier à la cave de jazz du Tabou, des bureaux des éditions Gallimard aux soirées chez Boris Vian. Simone de Beauvoir trouve Camus « simple » et « gai », mais devient presque jalouse du jeune gaillard qui accapare son homme. Sartre, lui, s'amuse grandement, en compagnie du « petit voyou d'Alger ».

Car il ne faut pas imaginer leurs soirées comme des colloques de philosophie, des heures consacrées à couper les concepts en quatre. Au contraire. Les deux complices aiment rire, manger, boire, fumer, danser, se raconter leurs aventures avec les femmes… Ce qui ne les empêche pas, dans le temps qui reste, de partager les valeurs issues de la Résistance, de se battre pour plus de démocratie, moins d'inégalités, et pour une régulation sociale du capitalisme, dans leurs colonnes respectives, Camus au quotidien Combat, Sartre dans la revue Les Temps Modernes.

Clivage aigu

Cette proximité et cette solidarité ne vont pas durer. Leur entente philosophique et politique va se déliter, peu à peu, sous l'effet de la guerre froide. Un clivage aigu va bientôt séparer les amis des communistes, enclins à tout pardonner des pires méthodes de Staline, et les défenseurs des droits de l'homme, pour qui la révolution et ses lendemains enchantés ne peuvent justifier ni le totalitarisme de la dictature du prolétariat ni les meurtres de masse qui en découlent. Cette fracture, de plus en plus profonde entre Sartre et Camus, n'est pas visible d'un seul coup. Le fossé va se creuser par étapes.

Entre eux deux, un écart existe certainement depuis toujours. En 1942, en même temps que L'Etranger, Camus a publié, un essai, Le mythe de Sisyphe, qu'il suffit de lire pour savoir combien sa pensée est éloignée de la philosophie de l'histoire de Sartre. À distance du marxisme, qui deviendra au contraire, pour Sartre, un « horizon indépassable ».

Mais cette distance se trouve masquée, dans les années de l'immédiat après-guerre, par leurs proximités politique, éditoriale, amicale. Quand Camus publie La Peste, en 1947, Sartre n'a rien à reprocher à ce roman. Il y voit au contraire l'illustration éclatante de l'engagement, du refus du racisme, de la résistance à la veulerie qui fait le lit des fascismes.

La fracture à propos du communisme

C'est autour de Koestler et de son roman Le Zéro et l'infini, que les relations vont commencer à se tendre. Camus le soutient. En Algérie, il a vu de près, comment fonctionne la discipline communiste. Il refuse de passer sous silence les crimes des staliniens - éliminations, lavages de cerveau, procès truqués, déportations… Sartre, au contraire, choisit bientôt de soutenir coûte que coûte l'Union soviétique et le parti communiste, fût-ce au détriment de la justice et de la morale. Un soir, chez Boris Vian, Camus excédé claque la porte. Ce n'est qu'un premier signe.

La vraie crise éclate en 1951, quand Camus publie L'homme révolté. Dans ce maître-livre, il explique de manière incomparablement simple et forte comment toute révolte renferme un désir de justice, incarne une manière de se dresser contre la soumission, l'humiliation, la domination. Mais les révolutions confisquent ce désir. Elles renforcent le pouvoir de l'Etat, qui tue la révolte.

La Russie est ainsi devenue une « terre d'esclaves balisée de miradors ». La seule issue : se révolter contre la nouvelle oppression qui s'installe. « Tout révolutionnaire finit en oppresseur ou en hérétique », souligne Camus. La révolte, qui semble d'abord un mouvement individuel, devient à ses yeux le fondement du collectif : « Je me révolte, donc nous sommes », écrit le philosophe.

Tous les coups sont permis

Voilà qui ne lui sera pas pardonné. Aux yeux des communistes - et bientôt de Sartre lui-même -, Camus n'est qu'un traître, un renégat, un transfuge parti rejoindre le camp de la bourgeoisie et des ennemis du prolétariat. Malgré tout, Sartre ne veut pas porter le fer contre son ami. En fait, il se trouve fort embarrassé. Ses positions et celles de Camus sont incompatibles, mais Sartre répugne à une rupture publique. Son silence devient d'autant plus assourdissant que l'essai de Camus rencontre un immense succès. Plus de 70 000 exemplaires vendus, une presse dithyrambique, du Monde à Combat en passant par Le FigaroL'Humanité, évidemment, ne se joint pas à ce concert de louanges.

Six mois s'écoulent avant que Les Temps Modernes ne prennent position. Et ce ne sera pas sous la signature de Sartre. En mai 1952, Francis Jeanson se charge d'exécuter L'Homme révolté dans la revue de Sartre et de Simone de Beauvoir. Sa critique consiste à faire de Camus une « belle âme » sans ancrage dans l'histoire réelle : sa conception de la révolte ne tient aucun compte des « infrastructures », comme dit le jargon de l'époque, les bases économiques de la production, donc de la société et de la politique.

Piqué au vif, Camus adresse une lettre de réponse à « Monsieur le directeur » de la revue, c'est-à-dire Sartre, qu'il ne nomme pas, pas plus qu'il ne nomme Jeanson. La lettre est publiée, avec une longue réponse de Sartre, qui marque la rupture définitive de son amitié avec Camus. À partir de là, tous les coups seront permis. Camus sera accusé, entre autres, de rejeter la classe ouvrière, de soutenir l'exploitation du peuple, de faire le jeu du colonialisme, du capitalisme, de l'impérialisme… pour entretenir sa renommée personnelle, évidemment. Dans une lettre à sa compagne, il résume la situation en se disant à la fois « traité de flic et de cabotin »

Deux rapports au sens de l'histoire

Les deux penseurs ne se parleront plus. Sartre finira par proclamer que « tout anticommuniste est un chien » et se convainc sans doute que son ancien ami appartient à cette race maudite. De son côté, Camus dessinera dans La Chute un personnage retors et versatile qui évoque Sartre par plus d'un trait… Mais leur querelle publique a pris fin, tout comme leur amitié privée.

L'auteur de L'Homme révolté recevra le prix Nobel en 1957, Sartre le refusera en 1964. En fait, leur conflit aura marqué le siècle, en révélant l'opposition fondamentale de deux attitudes inconciliables. Car, au-delà des différences de tempérament, de sensibilité, d'origine sociale, ce sont bien des rapports dissemblables au sens de l'histoire, et à celui de la violence, qui se sont affrontés.

Globalement, Sartre, qui fut d'abord un philosophe de la contingence et de l'absurde, s'est rallié à la conception marxiste de l'histoire. Conformément à la dialectique héritée de Hegel, il cherche, sous le chaos des événements, le fil rouge de la lutte des classes. La déshumanisation que subit le prolétariat fait de lui le sauveur de l'humanité future.

C'est justement ce rêve messianique que Camus refuse et récuse. Parce qu'il a suivi, somme toute, l'itinéraire inverse : venu du parti communiste, où il milite en Algérie au milieu des années 1930, il a cheminé vers la confrontation avec l'absurde, le silence du monde, l'absence de signification de l'histoire. Sartre veut soutenir, de toutes ses forces, les mouvements qui oeuvrent à la révolution. Camus discerne en eux une foi trompeuse et dangereuse, « une croisade démesurée », une servitude garantie.

Conflit aigu

On pourrait penser que la victoire, dans ce combat, revient clairement à Camus. La découverte des horreurs du Goulag et le rapport Khrouchtchev lui ont donné raison, plus encore la chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc soviétique. Plus personne ne croit au communisme, aux lendemains qui chantent ni à l'homme nouveau engendré par la révolution - mis à part quelques rares illuminés qui font sourire ou font pitié.

Encore un pas, et l'on conclurait que Sartre, qui vend en 1970 le journal interdit La Cause du Peuple aux côtés des maoïstes, fut le dernier à croire à la révolution prolétarienne. Contre cet aveuglement, le triomphe de Camus serait celui de la lucidité, du respect humain et de la dignité morale.

Ce n'est pourtant pas si simple. Parce que chacun des deux voit une face du monde et de sa violence que l'autre refuse de regarder en face. Ce que Sartre discerne, c'est la violence des systèmes - l'écrasement que l'organisation économique et sociale fait subir à des millions et des millions d'existences, les disparités des conditions de vie, de santé, de soins, l'inhumanité des destins broyés.

Mais il demeure obstinément aveugle au fait que les révolutions engendrent les mêmes maux. Il fait silence sur les massacres qu'elles perpètrent, sur les meurtres qu'elles organisent. Pire : il choisit de légitimer ces violences, au nom de la construction d'un monde nouveau.

Un combat toujours actuel

Camus dénonce ces crimes et ces dérives. Il refuse obstinément toutes les formes de terrorisme, fussent-elles parées des meilleures intentions du monde. Il dénoncera les moyens employés par le FLN, comme il dénonçait les méthodes de Staline. Toutefois, s'il met en lumière cette violence des actes et la combat à juste titre, en revanche, il ne voit pas, ou bien peu, la violence exercée par la vie quotidienne, l'ordre établi, la domination ordinaire.

Voilà pourquoi, si le temps où vécurent Camus et Sartre est révolu, leur combat est interminable. On ne cesse de refaire leur match. Pour s'en convaincre, il suffit de voir comment s'organisent, à présent, les discours sur la violence. Les uns disent encore, même sans connaître Sartre, qu'il est légitime de recourir à la destruction pour contrer l'écrasement que les systèmes engendrent.

Sans avoir lu Camus, d'autres clament toujours que le meilleur des mondes prépare au pire, et qu'il faut se révolter aussi contre ce mirage mortel. Leur époque est terminée. Leur combat ne l'est pas.

Le match En chiffres…

Exemplaires vendus·Camus : 26 millions ·Sartre : 15 millions Livre le plus vendu·L'Etranger, Camus : 9 à Monsieur le Directeur des Temps Modernes, juin 1952)Sartre à propos de Camus« Nous étions brouillés, lui et moi : une brouille, ce n'est rien - dût-on ne jamais se revoir -, tout juste une autre manière de vivre ensemble et sans se perdre de vue dans le petit monde étroit qui nous est donné. »(Janvier 1960, quelques jours après la mort de Camus)

Par Roger-Pol Droit