Ce président sans scrupule égare la République

MÉDIAPART  17 avril 2023 

Emmanuel Macron a revendiqué n’avoir « aucun scrupule » après avoir piétiné les droits du Parlement en recourant au 49-3 pour éviter le rejet de sa réforme des retraites. Cet aveu éclaire le projet d’une présidence qui, loin de faire barrage à l’extrême droite, lui ouvre la voie en accoutumant la France à sa violence antidémocratique et à son idéologie anti-égalitaire.

FaceFace à un ministre de l’éducation nationale dont le silence disait l’embarras, le cinéaste Dominik Moll a délivré un précis d’instruction civique à l’intention de ceux qui gouvernent la France et de celui qui la préside.

Le 7 avril 2023, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, à Paris, l’universitaire Pap Ndiaye a donc écouté le réalisateur de La Nuit du 12, qui y recevait le césar des lycéens, lui dire, avec la politesse de l’ironie, combien il saluait son « courage » d’avoir accepté de travailler avec « un gouvernement et un président dont les paroles et les actes sont un peu le contraire des valeurs que devrait transmettre l’école ».

« Un gouvernement et un président, a poursuivi Dominik Moll sous les ovations du public, qui préfèrent imposer plutôt que dialoguer, qui préfèrent donner des leçons plutôt que de faire de la pédagogie, qui préfèrent parfois le mépris au respect et à l’écoute, qui préfèrent cliver et diviser plutôt qu’unir, qui préfèrent les intérêts particuliers au bien commun, et dont le seul critère de réussite semble être de faire partie des premiers de cordée. »

Trois semaines auparavant, au lendemain de sa décision de recourir au 49-3 pour éviter le rejet de sa néfaste, aussi inutile qu’injuste, réforme des retraites par une majorité de députés, le président de la République française avait fait savoir au quotidien Le Monde qu’il n’avait « aucun scrupule, aucun regret ». L’absence de regret n’étonne pas d’un homme qui, le 14 avril, soit le jour même où était attendue la décision du Conseil constitutionnel sur sa réforme, n’hésitait pas à proclamer, bravache et sûr de lui : « Ne rien lâcher, c’est ma devise. »

Mais ce mot « scrupule », pesé au trébuchet de la communication présidentielle, en dit autrement plus sur la personnalité et le projet de celui qui préside la France depuis déjà six longues années.

Scrupule, rappelle le Dictionnaire de l’Académie française, signifie un « sentiment d’inquiétude », ce « sentiment qui trouble la conscience d’un individu avant qu’il agisse, et le fait hésiter, douter ». Son étymologie remonte au latin scrupulus, soit une petite pierre pointue qui, glissée dans ses sandales, gêne le légionnaire au point d’entraver sa marche conquérante.

C’est d’ailleurs cette acception que retenait le dictionnaire d’Émile Littré, ce fervent républicain du XIXe siècle : un scrupule, c’est « ce qui embarrasse la conscience, comme une pierre embarrasse celui qui chemine ». Son Dictionnaire de la langue française illustre cette définition par une citation tirée des Mémoires du Cardinal de Retz qui, au XVIIe siècle, épousa la Fronde contre la monarchie absolue : « La plupart des hommes ne font les grands maux que par les scrupules qu’ils ont des moindres. »

Ainsi Emmanuel Macron revendique-t-il n’avoir « aucun scrupule », soit ne pas douter et ne pas hésiter quels que soient les « grands maux » qui découlent de son attitude. Il ne sert donc à rien de lui faire des remontrances sur les risques qu’il fait courir à la République française en brutalisant les valeurs démocratiques et sociales qui, constitutionnellement, sont supposées la caractériser. Car, assumée, cette brutalisation n’est pas un dérapage mais bel et bien un projet, où s’entremêlent la personnalité présidentielle et ses convictions idéologiques.

« Si un homme qui se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l’est pas moins » cette clairvoyance du psychanalyste Jacques Lacan s’applique parfaitement au gouffre vertigineux des institutions de la Cinquième République, cette monarchie élective où la volonté de tous est confisquée par le pouvoir d’un seul. Or, loin de s’en prémunir, encore moins d’y résister, Emmanuel Macron a très tôt revendiqué d’y céder, se proposant dès 2016 de réhabiliter « la figure du roi » en restaurant « un peu plus de verticalité » dans l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire moins de précaution démocratique et de souci délibératif.

Cette approche foncièrement illibérale du pouvoir politique fut d’emblée résumée par ce bon « plaisir » exprimé par le candidat de 2017 au soir du premier tour de la présidentielle, fêté comme une victoire anticipée alors même que l’extrême droite confortait son emprise électorale.

Depuis, son mouvement initialement dit « En Marche » s’est résumé à un récurrent « En Force », dont les « gilets jaunes » soulevés contre la vie chère puis le mouvement social rassemblé pour les retraites ont été les victimes. Le maintien de l’ordre étant la plus politique des disciplines policières, les violences étatiques qui, depuis 2017, n’ont cessé de malmener le droit fondamental de manifester, de s’assembler et de protester, en sont l’aspect le plus visible.

Loin de dérapages ou de bavures, ces excès sont revendiqués au sommet de l’État où l’existence même de « violences policières » est catégoriquement niée. Mais ils accompagnent bien d’autres brutalisations auxquelles cette présidence accoutume le pays, du mépris de l’indépendance de la justice à l’abaissement éthique des fonctions publiques, dont témoigne la gestion par ce pouvoir des nombreuses « affaires » qui mettent en cause l’entourage présidentiel, ses collaborateurs, conseillers et ministres.

Avec l’épisode des retraites, un pas supplémentaire a été franchi dans ce mépris des formes démocratiques, au point de brutalement mettre à nu l’absolutisme institutionnel de la Cinquième République, cette monarchie élective.

Ultime recours après que le Parlement a vu sa légitimité piétinée, le gouvernement lui ayant refusé le droit de voter sur la réforme dès lors qu’il savait perdre le scrutin, le Conseil constitutionnel, par sa capitulation, a parachevé cette démonstration de l’autoritarisme foncier de ce régime présidentiel et de la menace permanente qu’il représente pour l’expression de la volonté populaire.

À la manière du Portrait de Dorian Gray imaginé par Oscar Wilde, tableau narcissique de la décomposition d’un gentleman britannique, la présidence d’Emmanuel Macron pousse ainsi jusqu’à ses limites extrêmes le risque pour la démocratie lové au cœur d’une République qui ne s’est jamais défaite des circonstances d’exception qui l’ont vu naître en 1958 – une guerre civile et un pronunciamento militaire.

À tel point qu’aujourd’hui, il ne manque guère plus que le recours à l’article 16 de la Constitution et aux pouvoirs d’exception qu’il confère au président de la République pour aller jusqu’au terme de ce « coup d’État permanent », selon la juste formule de François Mitterrand qui en oublia l’exigence, une fois lui-même porté au pouvoir.

Cette présidence accomplit donc le programme de ce « libéralisme autoritaire » dont le philosophe Grégoire Chamayou a retracé la généalogie, montrant dans La Société ingouvernable qu’il fut énoncé dès 1975 par la Commission trilatérale.

Ce projet politique, de dépossession démocratique par un État autoritaire drapé dans sa légitimité électorale, est consubstantiel de l’offensive économique ayant pour but de défaire les conquêtes sociales qui limitent et réfrènent, compensent ou amoindrissent les dégâts du capitalisme. Sa brutalité est proportionnelle aux injustices et aux inégalités qu’il accroît sciemment, au profit des intérêts particuliers d’une caste d’ultra-privilégiés que résume la promotion récente de deux Français – Bernard Arnault et Françoise Bettencourt – en duo de tête mondial des immensément fortunés.

Contrairement à ce qu’imaginent certains de ses opposants à gauche, l’entêtement d’Emmanuel Macron n’est donc pas celui d’un « forcené » mais bien d’un déterminé. Spéculation psychologique, l’explication par le facteur personnel dépolitise et manque l’essentiel. Nous ne sommes pas devant un égarement mais face à une cohérence. À tel point qu’à l’occasion de cette crise provoquée par sa réforme des retraites, le président a lui-même mis fin à l’illusion du « barrage » face à l’extrême droite dont les suffrages majoritaires l’ont crédité à deux reprises (parmi lesquels les nôtres, ici en 2017 et là en 2022).

Avec méthode et détermination, ce pouvoir fait ainsi politiquement le vide, de façon à ne garder que l’extrême droite comme alternative, sinon comme partenaire.

« Si les gens voulaient la retraite à 60 ans, ce n’était pas moi qu’il fallait élire comme président de la République » : par cette déclaration depuis Pékin le 5 avril, Emmanuel Macron a signifié que rien ne l’obligeait dans le mandat confié par ses électeurs, sinon son propre bon vouloir.

Dans la foulée, le secrétaire général de Renaissance, le parti présidentiel, théorisait le renoncement à l’idée même d’un « barrage » face à l’extrême droite : « La diabolisation montre ses limites », a déclaré Stéphane Séjourné le 12 avril au Parisien, plaçant l’affrontement sur le terrain de la compétence et de l’efficacité, non plus des valeurs et des principes.

À l’inverse, la gauche parlementaire est sciemment diabolisée par le camp présidentiel, puisque désormais systématiquement caricaturée en ultragauche factieuse, tandis que la droite est ardemment courtisée, puisque déjà compatible et embarquée, de Gérald Darmanin à Bruno Le Maire.

Avec méthode et détermination, ce pouvoir fait ainsi politiquement le vide, de façon à ne garder que l’extrême droite comme alternative, sinon comme partenaire. De fait, le danger de celle-ci n’est plus guère souligné, au point que ses violences, de plus en plus fréquentes au risque de devenir ordinaires, n’émeuvent guère le gouvernement.

Pis, sur le terrain idéologique, tous les coups sont réservés au camp progressiste et aux causes émancipatrices, des campagnes sur « l’islamo-gauchisme » à l’obsession du « wokisme » en passant par l’arme du « séparatisme » aux fins d’empêcher l’auto-organisation des dominés et des discriminés, sans oublier la criminalisation du mouvement écologiste en « éco-terrorisme ».

Par contraste, on ne peut que constater l’inaction revendiquée, quand ce n’est pas la complaisance assumée, face à l’expansion médiatique de l’extrême droite qui ne cesse d’accoutumer le débat public aux idéologies de l’inégalité naturelle, à leurs discriminations et à leurs racismes, dans le déni radical des principes démocratiques les plus élémentaires.

Ainsi, l’injustice de la réforme des retraites et la brutalité de sa mise en œuvre ne révèlent pas seulement un pouvoir qui violente l’exigence constitutionnelle d’une République « démocratique et sociale ». Avec l’évidence d’un moment de vérité, elles dévoilent une présidence qui fait le lit et le jeu de l’adversaire contre lequel elle a été élue, à deux reprises : l’extrême droite, ses violences antidémocratiques et ses idéologies anti-égalitaires.