Comment situer l’esprit dans la nature ?

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Face à un cyclone, un séisme ou un tsunami, à une invasion de sauterelles ou de moustiques, ou face aux assauts répétés, dans notre jardin, de la pyrale du buis, nous n’avons aucun mal à prendre la mesure de la puissance de la Nature et à en conclure à l’impuissance, face à elle de toute action humaine, a fortiori mentale. Mais nous n’avons aucun mal non plus, à l’inverse, à repérer ce que peut être la place de l’esprit dans la Nature en nous promenant dans les allées impeccablement tracées d’un vignoble bien entretenu ou, expérience cette fois plus malheureuse, lorsque nous entreprenons de démazouter une plage, rocher après rocher. Harmonie parfaite, dans le premier cas, entre le travail de celui qui, si désireux soit-il de mettre la Nature en ordre, sait aussi que domestiquer, c’est respecter la bonne taille des ceps et l’advenue à maturité des grappes, témoins merveilleux de ce que l’essence, entendons, la nature d’une chose est en effet sa fin. Dans l’autre cas, au contraire, ce qui domine, c’est la tristesse resssentie devant certains effets de l’esprit, lorsque son objectif semble se limiter à nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature », au mépris du milieu et de l’environnement. Toutes ces expériences nous sont familières.

Elles témoignent aussi du fait, assez peu contestable, que la Nature se donne comme ce bloc de réalité autonome, récalcitrant, aux modes de fonctionnement, règles et agencements propres, et que nous y sommes donc toujours, un peu, comme un empire dans un empire. Parallèlement, on ne saurait nier l’expérience que nous faisons d’une authentique réalité des propriétés mentales – que nous entendions l’esprit comme la capacité de nous représenter le monde, d’y déployer des désirs, des croyances, ou autres attitudes « propositionnelles », comme une forme d’intentionnalité, d’agentivité libre, ou comme cette conscience aiguë que nous avons des choses, qui nous renvoie, certes, à notre réflexivité, mais, plus encore peut-être, à ces propriétés qualitatives ou phénoménales que nous éprouvons et ne pouvons éprouver qu’en première personne.

C’est ainsi qu’en vertu de ces intuitions parfois contraires nous sommes prêts à admettre, par exemple, de ces phénomènes naturels que sont la fumée ou les cercles concentriques sur le tronc d’un arbre que l’on a abattu que, pour la première, ils sont le signe du feu, et que, pour les seconds, ils indiquent l’âge de l’arbre. Mais bien moins disposés, en revanche, à soutenir que la fumée entendrait signifier le feu, ou que l’arbre aurait l’intention de nous indiquer son âge. Parce que, spontanément, nous estimons que ni la fumée ni l’arbre ne pensent, pas plus qu’ils n’ont l’intention de faire quoi que soit ; il nous semble aller de soi que la signification naturelle n’implique aucunement la signification mentale (le vouloir-dire), encore moins la signification conventionnelle (le vouloir-dire quelque chose à quelqu’un en vertu d’une règle ou d’une convention). Et si nous nous mettons à comparer la pauvreté des signes naturels à la richesse des signes mentaux et des signes linguistiques, nous avons du mal à ne pas constater l’abîme qui les sépare. La conclusion, assez vite, s’impose : les significations mentales et linguistiques ne font pas partie de la Nature, mais d’une sphère autonome et nouvelle, la sphère du sens, laquelle est proprement humaine. Ainsi en a du reste conclu toute une tradition, qui va de Descartes à l’herméneutique contemporaine, en passant par Herder et Dilthey : la Nature, si sophistiquées que soient les relations naturelles de signification qu’elle peut instaurer (des végétaux aux mammifères supérieurs), ne saurait, par ses seules ressources, produire du sens : pour qu’il y ait du sens, il faut plus qu’une complexification de ces relations naturelles ; il faut un saut qualitatif, le passage à quelque chose qui soit capable de créer un « monde », une « histoire » et des « règles ». L’idée même de signification naturelle est donc un non-sens : les phénomènes de signification ne peuvent être abordés qu’à partir d’un univers où le sens est déjà constitué. Seul le sens permet de comprendre le sens (c’est l’une des versions du « cercle herméneutique »). L’empire du sens ne peut pas être un empire dans un empire [1].

Pourtant, à suivre une telle pente herméneutique, c’est non seulement le sens, mais toutes les opérations mentales et la place même de l’esprit qui risquent de devenir inintelligibles. Certes, le monde qui nous entoure, celui des galaxies, des étoiles, de la Terre où nous vivons, des plantes et des animaux est bien, du moins à première vue, un monde non mental et non signifiant, un univers essentiellement régi par les lois de la physico-chimie et celles du vivant. Mais alors comment des choses mentales et signifiantes peuvent-elles simplement s’y manifester, et sans lien aucun avec les entités physiques, chimiques, biologiques et neurophysiologiques qui s’y trouvent ? Sans doute est-il mystérieux que des assemblages de matière puissent produire ces assemblages et trames que nous appelons des pensées et des significations, mais n’est-il pas somme toute plus mystérieux encore que ces trames n’aient aucun rapport avec le monde naturel ? À moins d’avoir un goût prononcé, d’emblée, pour l’inintelligible et pour le mystère, il nous faut donc tâcher de voir s’il n’y aurait pas quelque rapport réel entre ces deux mondes, et, si oui, comment on peut l’entendre, sans que cela nous oblige à un choix cornélien entre l’explication scientifique et les intuitions qui sont les nôtres sur l’esprit comme sur la Nature.

La Nature et le modèle physicaliste

Commençons par cette dernière. Qu’entendons-nous par « Nature », et comment lever assez vite sur elle certains mystères ? Depuis l’époque moderne, en fait, nous le savons. La Nature est écrite en langage mathématique [2]. Au savant, la découverte ou plutôt la construction de la réalité objective, par idéalisations diverses : réduction du réel physique à son écriture mathématique, de la qualité à la quantité et à la mesure, rejet de la finalité en faveur du mécanisme, domestication des intuitions communes dans un maillage serré de concepts, de lois expérimentales mais aussi de techniques. Au diable les causes et les qualités ! Laissons-les au métaphysicien ou au théologien. L’apparence phénoménale est subsumée sous des lois et des fonctions. Calculer, prédire, tels sont les maîtres mots. Comment contester les succès ainsi obtenus ? La science, fille des Lumières, c’est le public, le communicable, la connaissance et la maîtrise de la Nature, rendues possibles par le biais d’instruments de mesure et de symboles abstraits qui assurent la désignation, la coordination rationnelle entre lois et théories. Tel est le principe de l’unité de la science : tous les énoncés scientifiques sont exprimés, ou sont au moins en principe traduisibles en un langage unique. L’hétérogénéité des phénomènes et des sciences n’est ainsi qu’apparente ou, plus exactement, relève de purs choix pragmatiques.

On ne saurait donc évidemment renoncer à la science. C’est elle, désormais, et la physique en premier lieu, notre principale source d’information sur la Nature (voire la seule). S’agissant en effet de la constitution générale du monde, comment ne pas nous en remettre à la physique ? Depuis la mécanique de Newton, nous disposons de théories et de lois physiques qui, qu’elles soient déterministes ou probabilistes, et à la différence des théories des sciences spéciales, comme la chimie, la biologie, la sociologie ou la psychologie, sont universelles et fondamentales, valides pour tout ce qui existe dans le monde et indépendantes d’autres théories scientifiques. Ces lois sont strictes et n’admettent pas d’exceptions. Ou, s’il y en a, il doit être possible de les décrire dans le vocabulaire de la théorie en question.

Ainsi, pour tout le monde (à l’exception peut-être du créationniste), se trouve acquis le principe, somme toute banal, d’un physicalisme ontologique minimal en vertu duquel « tout ce qu’il y a dans le monde est identique à des propriétés ou à des configurations de propriétés physiques fondamentales [3] ». Réductionnisme ontologique minimal qui constitue la possibilité principale de réduction des théories des sciences spéciales à des théories de la physique fondamentale, dès lors indissociable du réductionnisme épistémologique[4]. Conformément à ce principe de complétude causale, nomologique et explicative du monde physique [5], les sciences spéciales dépendent systématiquement de la physique (ou encore « surviennent » [supervene] sur elle), tout du moins sur les lois fondamentales de la physique du moment, qui occupe à cet égard une position privilégiée [6]. À quelques nuances près, sur lesquelles on reviendra.

La réaction antiphysicaliste :la victoire du « consensus » antiréductionniste

Toutefois, et si convaincus soyons-nous de la vérité du physicalisme réductionniste, la plupart d’entre nous ont, dans le même temps, une aversion « profondément ancrée » et « quasi instinctive » à son égard [7]. En raison, d’abord, de nos réticences à accepter que les sciences spéciales n’aient pas une autonomie minimale ; ensuite, parce que les réductions nous apparaissent comme de pures et simples éliminations. Certes, le réductionnisme scientifique ou épistémologique n’implique pas forcément un réductionnisme ontologique ; on peut expliquer une théorie réduite en montrant qu’elle est dérivable d’une théorie réductrice moyennant des hypothèses d’identités auxiliaires (ou microréductions), comme dans la réduction de la thermodynamique classique à la mécanique moléculaire statistique. Mais, si ce genre de réduction concerne bien des « prédicats » et des « théories », et non des « propriétés » ou des « phénomènes », nous avons souvent l’impression que l’objectif n’est pas seulement de construire des concepts valant indifféremment pour toute l’échelle des phénomènes naturels, des particules subatomiques aux agents humains, mais de trouver l’essence objective ou les espèces naturelles dont relèveraient aussi bien, comme à un même niveau de réalité, les collisions entre particules élémentaires que les processus cognitifs conduisant aux mouvements corporels, aux comportements, voire aux actions d’un agent humain.

Tel est bien le problème. Nous sommes prêts à admettre que la chimie de Lavoisier a « éliminé », et pour le meilleur, le phlogistique des alchimistes. Mais, si nous sommes biologistes, et même si, naturellement, nous considérons que les êtres vivants ne sont composés que de parties matérielles, ou encore que les relations entre elles et leurs interactions avec l’environnement sont exclusivement déterminées par les propriétés de leurs parties, nous hésitons de plus en plus, au fur et à mesure que nous découvrons l’immense complexité du mécanisme de l’expression des gènes, par exemple, à admettre que les gènes ne soient « rien d’autre et rien de plus » que des molécules d’ADN. A fortiori pour notre esprit : si nous sommes philosophes de l’esprit ou psychologues, cela nous chiffonne que nos états mentaux ne soient « rien d’autre et rien de plus » que l’expression de nos états cérébraux. D’où l’attrait suscité, dans les années 1970, chez les philosophes de l’esprit et de la cognition, par le matérialisme non réductionniste (sous l’impulsion souvent de Hilary Putnam dès les années 1960 [8]), en réaction au réductionnisme, associé tant au positivisme qu’au matérialisme qui bat alors son plein, en philosophie de l’esprit comme en philosophie des sciences [9]. Certains parleront même d’un « consensus antiréductionniste », qui serait apparu à ce moment [10]. L’espoir est désormais

 

de réconcilier notre image intuitive selon laquelle l’esprit n’est pas une exception causale au sein du monde naturel et physique avec notre résistance à l’idée que les phénomènes mentaux ne seraient que des phénomènes naturels comme les autres. Cette image a également joué un rôle crucial dans l’essor des sciences cognitives, car il semblait essentiel à ces disciplines de montrer que leurs explications ne se ramenaient ni à celles du béhaviorisme ni à celles des neurosciences, et concernaient un niveau intermédiaire entre le niveau purement intentionnel de description et le niveau physique [11].

 

Rappelons notamment, dans cette histoire récente, le problème, soulevé par Putnam dès 1967, de la « multiréalisabilité » ou « réalisabilité multiple [12] ». Contre la thèse matérialiste de l’identité des états mentaux et cérébraux [13], on souligne que le réductionnisme psychophysique ne tient pas compte de la possibilité physique évidente que les propriétés mentales (désirs, croyances, douleurs) aient des réalisations physico-chimiques (neuronales) multiples, voire radicalement différentes d’une espèce animale à l’autre, ou même d’un individu à l’autre.

D’où le succès, dans un premier temps, de l’hypothèse « fonctionnaliste » de l’esprit, inspirée des travaux de Turing et de la théorie contemporaine de la calculabilité, par réaction à l’idée que « notre matière est plus importante que notre fonction », que notre quoi est plus important que notre comment[14]. Que dit en effet ce modèle ? Que les états mentaux d’un être humain (« croire que p », « désirer que p », etc.) ne sont que des états « computationnels » du cerveau. Pour comprendre les états mentaux, il suffira de s’abstraire des détails de la neurologie, comme on fait abstraction des détails du matériel (le hardware, quand on programme des ordinateurs), et de décrire les états mentaux dans les termes des calculs qui les mettent en œuvre, en d’autres termes, et d’une manière très différente de celle à laquelle on est habitué en physique, en considérant les états mentaux comme des logiciels (software). Un mot, une machine (un robot), une créature composée de silicium et un esprit désincarné peuvent tous marcher de la même manière, à condition d’être décrits au niveau d’abstraction adéquat. Les états mentaux se définissent en termes de fonctions ou de rôles causaux, et non sur la base de leurs substrats physiques. Certes, les états mentaux sont réalisables chez les êtres humains en vertu de certaines propriétés physico-chimiques qui ne sont présentes que dans la matière organique ; mais ils sont réalisables aussi chez des Martiens ou des êtres dont le hardware est fait de silicium ou de gruyère (pour reprendre le terme de Putnam) ; autrement dit, ils sont réalisables par toutes sortes de propriétés physico-chimiques distinctes.

Mais le succès du fonctionnalisme n’aura qu’un temps, à mesure que se fait plus aiguë la conscience, chez ceux-là mêmes qui en ont été les promoteurs, que cette position est aussi scientiste et réductionniste que la théorie de l’identité des états mentaux : on ne manquera pas alors de souligner plusieurs aspects du mental, dont l’irréductibilité paraît de plus en plus criante, qu’il s’agisse de la référence, de la signification [15], de la rationalité, ou encore de la conscience et de l’irréductibilité des qualia et, plus généralement, de la causalité mentale [16].

Ainsi, la signification doit s’entendre de façon holistique, comme une notion normative, non réductible à une notion physicaliste, qui fait intervenir l’intelligence générale, le principe du « bénéfice du doute » ou de la « charité dans l’interprétation », et qui est dépendante de notre environnement physique et social [17]. Si l’on vous dit, par exemple, que le voleur est entré par cette fenêtre et que le sol est boueux à l’extérieur, vous en « déduirez » qu’il y a des empreintes dans la boue, sans qu’il s’agisse d’une conséquence logique des faits établis, car vous avez manifestement recouru à une hypothèse auxiliaire qui n’a pas été établie, à savoir que, si le voleur est entré par cette fenêtre, il a marché sur le sol pour aller à la fenêtre, ainsi qu’à d’autres informations générales. La valeur expérimentale réside dans le groupe d’énoncés, et non dans la simple somme des énoncés individuels, ce qui distingue, du reste, le langage ordinaire du langage formalisé. Certes, il faut se trouver dans un état physique et dans un état computationnel appropriés, etc., pour croire, par exemple, qu’il y a un chat sur le tapis, mais pas au sens où il faudrait un seul et unique état physique ou un seul et unique état computationnel pour croire que le chat est sur le tapis [18]. Il faut donc renoncer au modèle d’explication fonctionnaliste du mental [19]. Des attitudes propositionnelles comme : croire que la neige est blanche, être sûr qu’il y a un chat sur le tapis, etc., ne sont pas des « états » du cerveau humain et du système nerveux, qu’on pourrait considérer isolément de l’environnement social et non humain. A fortiori, ce ne sont pas des états fonctionnels, c’est-à-dire des états définissables à l’aide de paramètres qui entreraient dans une description de l’organisme sous forme de logiciel. Les propriétés fonctionnelles ne peuvent se réduire à des cerveaux individuels (« solipsisme méthodologique »), ni davantage, du reste, à des organismes dans leur environnement, comme le prônent certains sociofonctionnalistes. Admettre le fonctionnalisme, c’est présupposer une sorte de maître-algorithme de l’interprétation, une théorie « idéale » de ce que sont l’« adéquation », la rationalité, etc. Autant proposer de faire un tour d’horizon de la nature humaine in toto :

 

Passer en revue tous les états dans lesquels un seul être humain particulier pourrait se trouver quand il croit qu’il y a de nombreux chats dans le voisinage est une tâche qui n’est pas moins illimitée que de passer en revue toutes les cultures humaines et tous les modes de fixation de la croyance [20].

 

Ces critiques valent aussi pour la rationalité. Comment pourrait-on éliminer de la rationalité son aspect normatif et intentionnel, comme le croit par exemple la biologie évolutionniste qui élucide le rationnel en termes biologiques ? Se représenter la rationalité comme une espèce naturelle ou la réduire à son ancrage biologique relève, selon Putnam, du « suicide mental ». Toute théorie qui se représenterait la raison à partir d’une liste de critères, de canons, de tests ou d’algorithmes est donc vouée à l’échec [21]. Au passage, cela fait apparaître comme tout aussi réductionniste la conception des relativistes contemporains, tel un Feyerabend ou un Kuhn, pour qui la rationalité se ramène à « ce que dit notre culture locale [22] » :

 

La théorie selon laquelle la réalité est définie par un programme d’ordinateur idéal est une théorie scientiste inspirée par les sciences exactes ; la théorie selon laquelle elle est définie par les normes culturelles locales est une théorie scientiste inspirée par l’anthropologie [23].

 

Toutes les tentatives de naturalisation de la connaissance seraient donc, à en croire Putnam, vouées à l’échec.

L’irréductibilité de l’esprit apparaît encore d’une troisième manière, cette fois au niveau de la conscience ou de ce que l’on appelle les qualia : assez parlant ici est le phénomène de la douleur, sur lequel j’avais attiré l’attention au colloque de rentrée de 2010, dans une réponse que j’avais faite à Denis Le Bihan [24], à propos de conclusions à mon sens un peu rapides que l’on croit pouvoir tirer des nouvelles techniques d’imagerie médicale, dont on salue les exploits « révolutionnaires » dans la compréhension des phénomènes mentaux, parce qu’elles nous donneraient à voir désormais directement le cerveau. Mais en quoi, ainsi que l’illustre la très délicate analyse de la douleur, voir sur un écran telle trace physique A nous renseigne-t-il sur le phénomène psychique B censé lui « correspondre » ? D’où la tentation de certains, comme Jerry Fodor, dès les années 1970, d’appeler à une division du travail nette entre neuroscience et philosophie de l’esprit et psychologie cognitive. Tant il semble exact, comme le rappelle (le pourtant physicaliste) Jaegwon Kim, que

 

faire une liste courante de corrélations ne nous apporte pas l’embryon d’une indication explicative sur les raisons pour lesquelles de telles corrélations existent (« pas une lueur d’explication » disait William James dans les Principles of Psychology n’est « encore en vue »), ni pour lesquelles ce sont telles ou telles corrélations bien précises qui existent, ou en vérité pour lesquelles le cerveau doit donner de fait naissance à des pensées ou à de la conscience : pourquoi la douleur se produit-elle quand les fibres C sont activées (selon la neurophysiologie fictionnelle des philosophes) et pas dans une autre condition neurale ? Pourquoi la sensation de chatouillement ou de grattement se produit-elle à partir de l’activation des fibres C ? Pourquoi la moindre expérience consciente se produit-elle tout bonnement quand les fibres C se déclenchent ? Pourquoi y a-t-il tout bonnement de la conscience dans un monde qui n’est en dernière analyse rien d’autre que morceaux de matière éparpillés dans les régions de l’espace-temps [25] ?

 

En termes lockéens, cela reste aussi mystérieux que d’essayer, afin d’expliquer comment les qualités secondes produisent leurs idées en nous, de supposer qu’« une violette, par la poussée de particules insensibles de matière, de figure et de masse spécifiques, avec des mouvements de degrés et de types différents, produise dans l’esprit les idées de couleur bleue et d’odeur sucrée » ; « car il n’est pas plus impossible, écrivait Locke dans l’Essai sur l’entendement humain, de concevoir que Dieu annexe telle idée à tel mouvement, qui n’a aucune similitude avec elle, que de concevoir qu’Il annexe l’idée de douleur au mouvement d’un morceau d’acier coupant, qui n’a aucune ressemblance avec cette idée [26] ». La dépendance ou survenance faible du mental sur le cérébral n’entame donc en rien le principe d’irréductibilité (ou de relative autonomie) des sciences spéciales, dont on s’aperçoit même, et ce, de plus en plus, que les explications sont absolument indispensables.

Quatrième problème enfin : celui de la causalité mentale et donc, cette fois, celui de la place exacte de notre liberté dans la Nature. Nous pensons spontanément que nous ne sommes des agents libres que si nous pouvons agir sur le monde physique en vertu de nos décisions et, plus généralement, en vertu de nos états et processus mentaux, en d’autres termes, si nous admettons le principe d’une forme de causalité mentale ou « descendante ». Comme l’exprime avec humour Jerry Fodor :

 

Je suis loin d’être convaincu qu’il importe vraiment que le mental soit physique ; encore moins qu’il importe que nous puissions le prouver. Tandis que, s’il n’est pas littéralement vrai que mon vouloir est causalement responsable de ce que j’accomplis, que ma démangeaison est causalement responsable du fait que je me gratte, et que ma croyance est causalement responsable de ce que je dis […] si rien de tout cela n’est littéralement vrai, alors pratiquement tout ce que je crois sur tout est faux, et c’est la fin du monde [27].

 

En d’autres termes, et telle est sans doute la raison majeure de notre réaction épidermique au réductionnisme physicaliste : comment l’esprit peut-il exercer ses pouvoirs causaux dans un monde dont nous sommes prêts, par ailleurs, à admettre, qu’il est physiquement clos ? Pourquoi et comment peut-il exister quelque chose comme un organisme vivant, un esprit, une conscience dans un monde intégralement régi par la physique ?

De telles préoccupations étaient déjà au cœur de la doctrine de l’émergence, développée au xixe et au début du xxe siècle, sous l’influence d’auteurs comme Charlie D. Broad, Lewis H. Morgan ou Samuel Alexander, pour qui les propriétés biologiques comme les propriétés mentales émergent de la matière en vertu du fait que certaines propriétés systémiques des systèmes complexes sont qualitativement différentes des propriétés de leurs parties et peuvent causalement modifier les états de choses au niveau des composantes des systèmes [28]. Mais, pour les résoudre, ce qui était tout à fait à leur honneur, ils voulaient rester dans un schéma réductionniste et notamment ne pas réintroduire, en douce, quelque élan vital bergsonien, ou autre billevesée panpsychiste.

C’est aussi ce type de représentation que l’on retrouve dans des conceptions non réductionnistes comme celles de William Wimsatt ou Philip Kitcher [29], en philosophie des sciences, ou de Jerry Fodor ou Donald Davidson [30] en philosophie de l’esprit. Et elle n’est sans doute pas pour rien, non plus, dans l’engouement accru pour telle ou telle forme de panpsychisme (thèse selon laquelle toutes les propriétés sont mentales), mais aussi dans la capacité étonnamment forte du dualisme à se maintenir, sinon sous la forme du dualisme des substances ou même des propriétés, du moins dans le cadre d’une perspective dualiste générale (et pas seulement chez un philosophe contemporain comme David Chalmers [31], mais en chacun de nous), alors même que nous avons du mal à continuer à croire, et pas seulement pour des motifs religieux, à des âmes ou à des esprits désincarnés et à des corps purement matériels, et en dépit aussi d’arguments convaincants adressés au dualisme : parmi lesquels, précisément, l’impuissance causale d’un esprit qui serait situé en dehors de l’espace physique, coupé causalement, non seulement des objets physiques, mais aussi d’autrui, et la difficulté corrélative que nous aurions alors, non seulement à en justifier l’utilité ou la valeur explicative, mais aussi à montrer, en l’absence d’interaction causale avec eux, comment nous pouvons, purement et simplement, parvenir à le connaître[32].

Qui ne se souvient, d’ailleurs, de la solitude désespérée de Descartes au début de la seconde Méditation, alors qu’il n’est encore certain que d’une chose : pas de ce qu’il est, à savoir, à tout le moins, une « res » cogitans, mais qu’il estqu’il existe, dans le temps, mais uniquement dans le temps où il pense ?

L’enjeu est donc clair : existe-t-il un moyen d’éviter tout de go, et le panpsychisme, et le dualisme, mais également le physicalisme réductionniste, sans sombrer dans un matérialisme non réductionniste trop mollasson, et donc tel qu’il nous permette de préserver à la fois la science et un certain nombre de nos intuitions ? Pour espérer avancer dans la solution, il importe de bien mesurer le dilemme qui se pose à nous, convaincus, comme nous devons l’être, de la vérité d’un physicalisme minimal, à tout le moins ontologiqu e.

Le dilemme du physicaliste

Ce dernier fait en effet problème, car il heurte plusieurs de nos intuitions fortes sur la place de l’esprit dans la Nature, mais aussi et surtout parce qu’il nous contraint à jongler avec des intuitions contraires que l’on peut résumer ainsi :

 

Nous sommes prêts à accepter les trois propositions suivantes, mais nous ne parvenons pas à les accepter conjointement, parce qu’elles semblent incompatibles entre elles :
  1. les propriétés et faits mentaux sont distincts des propriétés et faits physiques ;
  2. les propriétés et faits mentaux ont une efficacité causale sur les événements et propriétés physiques, et ces derniers ont une efficacité causale sur les premiers ;
  3. les propriétés et faits physiques suffisent à eux seuls à expliquer causalement ce qui se produit dans le monde.

La proposition (1), l’intuition dualiste, n’est pas compatible avec (3), l’intuition matérialiste. La proposition (2) se heurte à (1), car on ne voit pas comment des faits d’un type totalement différent des faits physiques pourraient avoir un pouvoir causal. Et pourtant chacune de ces propositions semble, en elle-même, raisonnable. On aimerait les conserver toutes, mais l’une d’elles au moins, nous semble-t-il, doit être abandonnée [33].

 

Comment situer l’esprit dans la Nature ? Comment intégrer les événements mentaux dans le réseau des interactions causales, dès lors que sont admis les deux principes métaphysiques, assez incontournables, de la clôture causale du physique et de l’exclusion causale du mental, conséquence de l’impossible surdétermination causale ? Comme le note Kim :

 

[nous sommes confrontés] à un dilemme cruel : ou bien nous renonçons à l’irréductibilité de principe des propriétés supérieures, ou bien nous acceptons l’impotence causale des propriétés mentales. Nous risquons, en voulant sauver l’autonomie de la vie mentale, de devoir abandonner la thèse de l’efficacité causale des propriétés, auquel cas, il ne nous resterait plus qu’à choisir entre l’épiphénoménisme et l’élimination pure et simple de la vie mentale. Mais puisque nous sommes intimement convaincus que l’esprit peut changer le monde, il nous faut revenir d’une manière ou d’une autre sur le dogme de l’irréductibilité des propriétés émergentes et, plus généralement, sur les espoirs de la position conciliatrice que représente un physicalisme non réductionniste, et nous résoudre à concevoir que nos pouvoirs à l’égard du monde appartiennent bien à ce monde – physique[34].

 

On ne s’étonnera donc pas qu’à la fin de son ouvrage de 1993 Kim conclue sur une note pessimiste quant à la possibilité de « résoudre le dilemme du physicaliste [35] ». En d’autres termes, si l’on admet, comme on le doit, qu’il ne peut y avoir deux causes du même effet, et que le critère de réalité d’une chose est bien celui qu’évoque la « maxime » d’Alexander, selon laquelle « être réel, c’est avoir des pouvoirs causaux », de deux choses l’une : « ou bien les explications nous disent tout sur les causes, et alors elles préemptent (ou éclipsent) les explications mentales, ou bien ce n’est pas le cas et il y a surdétermination [36] ».

Et pourtant : on aimerait tant que les « antiréductionnistes » aient raison ! Qui voudrait être qualifié aujourd’hui de « scientiste » et de « réductionniste » ? Comme le note Kim, « être réductionniste » est devenu un qualificatif aussi peu fréquentable que celui de « positiviste logique », ou celui de « vieux gauchiste » : plane sur lui comme une « aura de naïveté doctrinaire [37] ». Le problème est que c’est plutôt lui qui semble avoir raison… et que l’on ne vient pas si facilement à bout du réductionnisme physicaliste.

Tâchons donc de proposer, pour finir, quelques voies qui nous permettraient d’avancer dans la résolution du problème : pour ce faire, restons fermes, comme nous le devons, sur quelques principes : d’abord sur notre volonté d’explication, et refusons le doux réconfort que serait le retour au mystère auquel nous acculerait, il faut bien le dire, en dépit des efforts sympathiques menés aujourd’hui en ce sens, tel ou tel dualisme ou telle ou telle version de panpsychisme. Restons fermes aussi sur les principes de l’unité de la science, de la clôture causale du physique et de l’exclusion causale du mental, conséquence de l’impossible surdétermination causale. Restons fermes enfin sur l’importance du travail spécifiquement philosophique qu’il reste à mener, non pas contre ou sans les sciences, ni au service de celles-ci, mais à leurs côtés. Proposons alors, pour terminer, quatre suggestions.

De quelques suggestions pour échapper au dilemme sans revenir au mystère

Rappelons tout d’abord qu’expliquer, c’est réduire [38]. Si nous voulons intégrer dans un système unique de connaissance scientifique les théories élaborées dans les différentes sciences, alors il faut réduire. Et cela doit être vrai de la chimie et de la biologie, mais aussi de domaines comme la psychologie cognitive dont il devrait être possible, à mesure que sont mis en corrélation certains de ses concepts, au terme de clarifications et de rectifications successives, avec des concepts neuroscientifiques, de déduire nomologiquement l’ensemble des lois de celles de la théorie de niveau inférieur qu’est la neurophysiologie [39]. Il n’y a aucune raison de redouter le réductionnisme [40] : car réduire, ce n’est pas éliminer, et l’on peut aussi parfaitement souscrire à une forme d’émergence faible qui ne soit pas en opposition avec la réduction.

Aussi les émergentistes britanniques, qui témoignaient d’un penchant philosophique naturaliste, pouvaient-ils simultanément admettre une forme de réductionnisme épistémique, et soutenir une forme ontologique d’émergence, en proposant un modèle capable de rendre compte des sauts qualitatifs et des ruptures intervenant, à partir d’une conception évolutionniste, dans le cours même de la Nature [41]. Ils ne contestaient donc pas le principe épistémique de la réduction ni ne considéraient qu’il existe des propriétés émergentes au sens où elles seraient absolument irréductibles, une fois pour toutes, à la connaissance qu’on pourrait en prendre. En revanche, ils refusaient de conclure du réductionnisme épistémique (position de principe qui est la seule raisonnable) au réductionnisme ontologique. Broad [1925], par exemple, eût pu admettre la condition nagelienne de connectabilité : concevoir les propriétés mentales comme émergentes, c’est les concevoir comme nomiquement déterminées par les propriétés de base à partir desquelles elles émergent (ce qui suppose donc le physicalisme). Simplement, pensait-il, cette dépendance nomique, aussi stable que robuste, qui n’a rien d’une création arbitraire ou ex nihilo, ou qui émanerait d’un principe étranger à ses composants, est absolument primitive et n’appelle pas, en toute rigueur, d’explication. Il faut « l’accueillir, comme l’écrit aussi Alexander, avec la “piété naturelle” du chercheur. Elle n’admet pas d’explication [42] ».

La différence entre eux et nous ? Nous voulons faire mieux que nous contenter de la « piété naturelle » : nous voulons expliquer ! Mais on le voit : non seulement le concept ontologique d’émergence permet de sauvegarder notre intuition d’une différence qualitative dans des phénomènes de plus en plus complexes ; il peut parfaitement accompagner notre idéal physicaliste de l’unité des sciences et n’est en rien incompatible avec le réductionnisme épistémique, à condition de distinguer les propriétés du tout et celles des parties qui le constituent, et d’expliquer l’apparition de ces propriétés « émergentes » et pas seulement « résultantes », sur la seule base des propriétés de niveau inférieur et des interactions qu’elles ont entre elles [43]. Les difficultés d’analyse rencontrées font apparaître l’urgence d’une réflexion plus large sur le type de modèle épistémologique qui serait le plus approprié pour le travail à mener. Si les structures impliquées sont éminemment complexes, il faudra sûrement s’appuyer, plutôt que sur des généralisations, sur des analyses de détail, à l’inverse de ce à quoi on est habitué dans le domaine des sciences physiques. En étant attentif aux sciences, mais sans céder au scientisme, il faudra utiliser toutes les ressources des différentes sciences impliquées : neurosciences, psychologie cognitive, mais aussi philosophie de l’esprit, métacognition, épistémologie, afin de prévenir toute conclusion hâtive. Ainsi, il est peut-être de bonne méthode de voir la neuro-imagerie comme un travail plus exploratoire que de confirmation ou d’infirmation des théories, un champ où il s’agit davantage de creuser des hypothèses que de statuer sur des données. De même, il serait imprudent d’affirmer trop vite que telle ou telle théorie cognitive va opérer un découpage correct du monde mental : il n’est pas évident que le cerveau soit le miroir exact des articulations de notre esprit. D’où l’importance d’une démarche que je qualifierais volontiers de véritable ontologie cognitive exploratoire, qui consisterait à déterminer, moins à quoi, dans le cerveau, correspond telle activité mentale que ce dont on parle lorsqu’on considère qu’il y a certains processus mentaux qui se déroulent, en distinguant en particulier aussi finement que possible, au sein de l’esprit, les niveaux subdoxastiques, doxastiques, métadoxastiques et surdoxastiques [44].

Ensuite, il semble clair que ce genre d’ontologie cognitive reposera sur une tâche en partie empirique et en partie conceptuelle, beaucoup plus conforme du reste aux enseignements de la philosophie des sciences contemporaines, qui montre que cela vaut la peine de chercher d’autres modèles de réduction [45]. Des suggestions plus convaincantes ont été faites pour dépasser le débat entre les conceptions de la réduction en termes de lois-pont, d’identification ou d’élimination. On s’oriente plutôt vers la recherche de procédures de réduction capables de mettre en évidence des mécanismes interniveaux plutôt qu’intraniveaux [46], et le modèle réductionniste le plus adéquat, à même d’éviter tant l’éliminativisme pur et simple que le repli systématique vers un consensus antiréductionniste trop mou [47], ressemble bien plus à un modèle conservatif qu’éliminatif [48] ; bref, il y a un mouvement de va-et-vient interthéorique entre les disciplines, qu’on voit déjà à l’œuvre, du reste, aussi bien chez les psychologues cognitifs que chez les philosophes des sciences et de l’esprit qui travaillent ensemble. On a donc tout intérêt à envisager une collaboration interdisciplinaire dynamique entre les différents domaines du savoir (dont je n’exclus pas, on l’aura compris, les philosophes, et sans réduire ceux-ci à la peau de chagrin ou à la camisole de force à laquelle veulent désormais les condamner les hipsters de la philosophie dite « expérimentale »…). Cette collaboration devrait, du côté des scientifiques, éviter un certain impérialisme et les tentations éliminativistes, car, après tout, de même que l’unité des sciences reste un idéal, la complétude causale du physique n’est pas davantage réalisée, ou n’est close qu’en principe : au mieux, elle constitue une « norme méthodologique », mais en aucun cas on ne peut la tenir pour « analytique [49] » ; du côté des philosophes, se garder d’une complaisance trop immédiate, soit pour les positions de repli (ou thérapeutiques) consistant à dire que le problème se dissout de lui-même car il est dénué de sens et repose sur des erreurs de catégorie [50], soit pour l’analyse conceptuelle a priori en fauteuil et un antiréductionnisme systématique. Dans les deux cas, la règle commune sera d’éviter l’arrogance et le mépris mutuel, plus que ce n’est encore de mise.

Cela suppose, deuxième suggestion, de se souvenir qu’être complet est une chose, être fondamental en est une autre. Et qu’en conséquence nous devons distinguer les registres épistémologique et ontologique. Le principe de l’unité de la science reste une thèse « minimale », foncièrement épistémologique dans la mesure où « elle reste neutre quant à la possibilité d’établir des liens déductifs entre les différentes disciplines scientifiques [51] ». Elle n’implique pas, notamment, sur le plan ontologique, que se trouve réglée la question de savoir de quoi est fait le monde, si oui ou non la réalité comporte des degrés ou des niveaux hiérarchiques de complexité parfaitement réductibles, ou encore plusieurs niveaux de propriétés (catégoriques et dispositionnelles, les secondes étant réductibles aux premières) ou uniquement l’une ou l’autre de ces espèces. Cette neutralité ontologique (inhérente aussi au principe de clôture causale) explique pourquoi réductionnistes et antiréductionnistes, en dépit des violentes oppositions qui sont les leurs, peuvent s’accorder aussi bien sur l’importance de la science que sur un « physicalisme ontologique » minimal. C’est donc moins un principe réductionniste strict qu’un principe dit de « survenance » globale du monde physique qui est le bon schème explicatif, parce qu’il permet simultanément d’affirmer un lien de dépendance et de détermination systématique (au sens où, s’il y a une différence dans la nature à quelque niveau que ce soit, elle s’accompagnera nécessairement d’une différence au niveau fondamental de la nature) tout en restant métaphysiquement neutre sur la question de savoir si on peut ou non maintenir une certaine autonomie ou irréductibilité des propriétés « réduites ».

Troisième suggestion : une telle distinction des niveaux épistémologique et métaphysique de l’enquête rend alors possible, et à mon sens souhaitable, une authentique métaphysique de l’esprit qui fasse toute leur place, comme je l’ai montré ailleurs [52], aux propriétés (physiques comme mentales), à condition de ne pas sous-estimer l’importance des propriétés dispositionnelles : si l’esprit trouve sa place dans la Nature, c’est parce que l’univers est un ensemble de réseaux de dispositions et de pouvoirs causaux régis par des lois. Mais je n’irai pas plus loin sur ce point.

Je terminerai plutôt en suggérant une quatrième ligne de recherche, particulièrement fructueuse, parce qu’elle doit permettre, ici encore, une approche transdisciplinaire et une division du travail, si du moins nous sommes prêts à réviser certains clivages traditionnels en vertu desquels nous avons pris l’habitude d’opposer les domaines de l’esprit et de la Nature. J’ai évoqué, en commençant, la question du sens, en insistant sur ce que ce concept pouvait en effet avoir de clivant. Mais on pourrait nuancer cette opposition, notamment en suivant les approches de philosophes de l’esprit et du langage, tels que Ruth Millikan ou Fred Dretske, et en France, Joëlle Proust ou Pierre Jacob, qui s’inscrivent dans la ligne de ce que l’on appelle le « naturalisme sémantique [53] ».

Mais il en est une autre, au moins aussi traditionnelle : celle qui a trait à la normativité, dont on considère qu’elle relève de l’esprit et ne peut en aucune façon être associée au domaine de la Nature. Or c’est là encore une erreur de continuer à voir ainsi les choses. Au contraire, c’est en retravaillant les concepts de norme et de normativité que l’on a des chances de mieux comprendre comment et pourquoi l’esprit peut trouver sa place dans la Nature, mais aussi, et j’y insiste, réciproquement, comment et pourquoi la Nature peut elle aussi mieux trouver sa place dans l’esprit. S’y employer exige de repenser les liens entre esprit et Nature, selon une approche à la fois ascendante et descendante. Car il y a peut-être plus de normativité dans la Nature qu’on ne le pense, mais en retour – jusques et y compris au niveau de la normativité la plus élaborée, telle qu’elle se manifeste notamment dans les opérations de connaissance auxquelles se livre l’esprit –, il y a peut-être plus de Nature aussi qu’on ne le croit encore. Pourquoi ?

Une caractéristique de l’esprit, et qui l’oppose, dit-on souvent, à la Nature, c’est d’être en effet capable de manifester de la normativité. Assurément, le concept de norme recouvre plusieurs sens : s’y attachent souvent l’idée de règles, de standards, de conventions, ainsi qu’une connotation surtout prescriptive ou éthique. Mais on peut aussi entendre les normes comme de simples règles de signification, ce qui est propre à certaines conditions de possession de nos concepts, y voir une forme d’engagement ou de prérequis de la rationalité, la référence à des justifications ou à des raisons que nous invoquons quand nous voulons expliquer un jugement que nous faisons sur quelque chose ; ou, à un stade plus élevé dans la hiérarchie, ce qui guide mais aussi prescrit la manière dont nous procédons dans une enquête ou une activité épistémique. Ces définitions minimales étant posées, pourquoi donc peut-on penser qu’il y a bien de la normativité dans la Nature ?

Tout d’abord – à en juger par maints travaux contemporains – parce qu’il y a bien plus de transitions encore qu’on ne le croit, entre ce qui est propre à l’humain et ce qui est propre à la Nature, entre le culturel et le biologique. Au niveau de l’organisation de certaines formes animales, chez les primates non humains, chez les enfants qui n’ont pas encore la parfaite maîtrise des concepts et du langage, on voit déjà s’exercer une certaine normativité, sur la base de laquelle, du reste, pourra ensuite se mettre en place une normativité plus élaborée. D’après les travaux réalisés depuis les années 1990 en psychologie du développement, sur la métamémoire, sur l’apprentissage et sur la métacognition [54] – c’est-à-dire sur cette capacité de penser à ce que nous pensons ou de croire que nous croyons, cette activité de second ordre de l’esprit orientée vers lui-même, et non vers le monde, comme le sont nos autres croyances ou représentations de premier ordre, et qui semble être la prérogative de l’espèce humaine –, il semblerait qu’on puisse trouver chez certaines espèces animales des marques de proto-représentation, des formes d’évaluation, des capacités de prédiction et même de changement d’attitude, et des stratégies d’ajustement à un certain nombre d’opérations cognitives qui justifierait qu’on puisse dire, à ce niveau métacognitif, que l’individu – alors qu’il n’a donc pas encore une pleine conscience, un contrôle parfaitement maîtrisé de ce qu’il fait et de ses concepts – a déjà un proto-esprit, des proto-représentations [55]. Autant d’analyses de plus en plus étayées, donc, qui nous imposent, en dépit de nos habitudes disciplinaires souvent contraires, de joindre nos efforts, psychologues du développement, neuroscientifiques, éthologues, philosophes de l’esprit, de la connaissance et de la cognition, pour voir comment se décline la continuité entre la Nature et l’esprit à partir du type de normativité qui s’y déploie.

Mais cela est vrai dans l’autre sens aussi, selon l’axe descendant cette fois. Car, du côté de la connaissance réflexive elle-même, la continuité entre l’esprit et la Nature se rappelle aussi à nous. Sans doute, connaître, nous le savons depuis au moins le Théétète, c’est nous employer à parvenir à des croyances vraies et justifiées ; mais les travaux les plus récents en philosophie de la connaissance soulignent à quel point il nous faut aussi tenir compte de tous les mécanismes causaux fiables (issus de la perception, de la mémoire, du témoignage), qui nous fournissent, sinon des justifications pleines et entières, à tout le moins des indices de ce qui est vrai. Pour connaître, il faut donc être attentif à ces formes de normativité mémorielle et testimoniale qui constituent autant d’autorisations (entitlements) épistémiques à avoir confiance en ce que nous percevons, et pas seulement donc en ce qui relève de l’accès immédiat à notre conscience, celle qui nous permet de savoir que l’on sait, et qui est tenue, en conséquence, pour l’état mental supérieur. Peut-êre la connaissance ne nécessite-t-elle pas au fond qu’on sache que l’on sait, et nous faut-il tenir davantage compte de phénomènes comme l’impression de déjà-vu, le sentiment que l’on a de connaître, ou d’avoir quelque chose sur le bout de la langue ; en un mot, de tous ces processus subdoxastiques qui, sans relever encore du registre pleinement représentationnel, nous mettent bel et bien sur la voie de la connaissance. Être donc plus soucieux de tous ces savoirs tacites, implicites, de ces savoir-faire pratiques qui font partie de notre architecture épistémique et nous rappellent que nous sommes bien des animaux, certes un peu spéciaux, comme le rappelle Alain Prochiantz [56], mais des animaux tout de même, et de plain-pied dans la Nature.

Enfin, il y a plus de relations qu’on ne le souligne ordinairement, non seulement entre ce que l’on connaît et la manière dont on le connaît, mais aussi avec ce que nous visons lorsque nous cherchons à connaître ; au fond, ce qui souvent nous gêne dans le concept de « norme », c’est qu’en nous contraignant d’une façon qui nous semble plus conventionnelle que choisie il nous conduit parfois à perdre le sens de nos actions. Si nous sommes si soucieux de l’obligation qui est la nôtre de faire plus attention à la Nature, de la respecter, de développer toute une écologie de l’environnement, c’est aussi parce que nous avons l’impression d’avoir un peu trop perdu de vue le fait que nous sommes, nous aussi, inscrits dans la Nature, que nous sommes des animaux éthiques, quelque chose de bien différent d’animaux moraux ou moralisateurs sûrs de ce qui est bien et mal ; ce pourquoi nous veillons à ce que nous faisons, à la manière dont nous conduisons nos actions, et donc à la manière dont, y compris au niveau de nos capacités intellectuelles les plus hautes, nous devons suivre certaines vertus épistémiques, celles-là mêmes dont Aristote a montré que, même si elles s’en distinguent, elles ne sont jamais bien loin non plus des vertus éthiques.

Pour qui veut parvenir à déterminer la place exacte de l’esprit dans la Nature, pour reprendre le titre du beau livre de Broad, il reste donc un long chemin à faire : mais il est exaltant. Il supposera un travail de tous, jusques et y compris celui du philosophe, et notamment du métaphysicien. Mais qu’il est exaltant pour un métaphysicien de penser que, ce faisant, comme le souhaitait si ardemment Émile Meyerson, en restant au plus près de la science, tout en continuant à suivre sa respiration naturelle, il parviendra à mieux cerner les liens de toute évidence étroits et, somme toute – du moins ai-je envie de l’espérer –, assez peu mystérieux, qui existent entre la « philosophie de l’intellect » et la « philosophie de la Nature » !

Notes
  • [1]
    C. Tiercelin, « L’empire du sens fait-il partie de l’empire de la nature ? », Critique, no 612, 1998, p. 246-267.
  • [2]
    C. Tiercelin, La Métaphysique et les Sciences : les nouveaux enjeux, Paris, Collège de France, « Philosophie de la connaissance », 2014, http://books.openedition.org/cdf/3684.
  • [3]
    J. Kim, Physicalism or Something near Enough, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. 150.
  • [4]
    M. Esfeld, Philosophie des sciences. Une introduction, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2006, chapitres 23 et 24.
  • [5]
    Voir en particulier J. Kim, Physicalisme or Something near Enoughop. cit., p. 155 ; J. Kim, Supervenience and Mind, vol. 1, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; trad. de S. Dunand et de M. Mulcey, L’Esprit et la Causalité mentale, Paris, Ithaque, 2006, p. 201 ; J. Ladyman et D. Ross, avec D. Spurrett et J. Collier, Every Thing Must Go: Metaphysics Naturalized, Oxford, Oxford University Press, 2007.
  • [6]
    Sur tout cela, cf. C. Tiercelin, Le Ciment des chosesPetit traité de métaphysique scientifique réaliste, Paris, Ithaque, chapitre 2 « Les pièges du scientisme », p. 100-112.
  • [7]
    J. Kim, Physicalism or Something near Enoughop. cit., p. 151.
  • [8]
    H. Putnam, « Minds and machines » [1960] et « The nature of mental states » [1967], repris in H. Putnam, Mind, Language, and Reality (Philosophical Papers, vol. 2), Cambridge, Cambridge University Press, 1975.
  • [9]
    Réaction dont l’émergentisme, le monisme anomal de Davidson et le fonctionnalisme premier de Putnam et de Fodor, constituent, selon Kim, des figures bien connues (Physicalism or Something near Enoughop. cit.).
  • [10]
    N. Block, « Can the mind change the world? », in G. Boolos (dir.), Meaning and Method: Essays in Honor of Hilary Putnam, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 146.
  • [11]
    P. Engel, « Qui a peur du réductionnisme ? », préface à l’édition française de J. Kim, Philosophy of Mind [1996], Boulder, Westview Press, 2008 ; trad. de D. Michel-Pajus, M. Mulcey et C. Théret, Philosophie de l’esprit, Paris, Ithaque, 2008, p. xii.
  • [12]
    J. Kim, Mind in a Physical World, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1998 ; trad. de F. Athané et G. Guinet, L’Esprit dans un monde physique, Paris, Syllepse, 2006, p. 152 sq.
  • [13]
    Cf. J. Smart, Our Place in the Universe: A Metaphysical Discussion, Oxford, Blackwell, 1989 ; P.S. Churchland, Neurophilosophy: Toward a Unified Science of the Mind-Brain, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1986 ; trad. de M. Siksou, Neurophilosophie : l’esprit-cerveau, Paris, PUF, 1999.
  • [14]
    C. Tiercelin, Hilary Putnam : l’héritage pragmatiste, Paris, PUF, 2002, p. 36 sq. et p. 76 sq.
  • [15]
    C. Tiercelin, Hilary Putnam : l’héritage pragmatisteop. cit., p. 27-35.
  • [16]
    J. Kim, Physicalism or Something near Enoughop. cit., chapitre 1 ; S. Shoemaker, Physical Realization, Oxford, Oxford University Press, 2007, chapitre 6.
  • [17]
    H. Putnam, Representation and Reality, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1988 ; trad. de C. Tiercelin, Représentation et réalité, Paris, Gallimard, 1990, p. 31-43.
  • [18]
    H. Putnam, Words and Life, édité par J. Conant, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1994, p. 444-445, et Représentation et réalitéop. cit., p. 88 sq.
  • [19]
    H. Putnam, Mind, Language, and Realityop. cit., chap. 14 ; Représentation et réalitéop. cit., chap. 5 et 6, et p. 190 sq. ; Words and Lifeop. cit., chap. 20-24.
  • [20]
    H. Putnam, Représentation et réalité, op. cit., p. 169 et 174.
  • [21]
    H. Putnam, Words and Lifeop. cit., p. 493 et 39-41. Voir aussi Putnam H., Reason, Truth and History, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1981 ; tr. de A. Gerschenfeld, Raison, vérité et histoire, Paris, Minuit, 1984, p. 129.
  • [22]
    H. Putnam, Realism and Resason (Philosophical Papers, vol. 3), Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; The Many Faces of Realism, La Salle (Ill.), Open Court, 1987, p. 23-25.
  • [23]
    H. Putnam, Raison, vérité et histoireop. cit., p. 142-143.
  • [24]
    C. Tiercelin, « Disposons-nous enf in d’un cérébrascope, et si oui, pour quoi faire ? », réponse à Denis Le Bihan, in G. Fussman, La Mondialisation de la recherche (colloque de rentrée 2010 du Collège de France), 2011, http://books.openedition.org/cdf/1514.
  • [25]
    J. Kim, Physicalism or Something near Enoughop. cit., p. 13.
  • [26]
    J. Locke, Essai sur l’entendement humain, II, 8, 13.
  • [27]
    J. Fodor, « Making mind matter more », Philosophical Topics, vol. 17, 1989, p. 59-79, cité par J. Kim, Supervenience and Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; trad. de S. Dunand et de M. Mulcey, La Survenance et l’Esprit, vol. 1 : L’Esprit et la Causalité mentale, Paris, Ithaque, 2008, p. 194.
  • [28]
    Sur le concept d’émergence, A. Fagot-Largeault, « L’émergence », in D. Andler et al. (dir.), Philosophie des sciences, vol. 2, Paris, Gallimard, 2002, p. 939-1048. Sur l’émergentisme britannique, voir S. Alexander, Space, Time and Deity [1920], Londres, Macmillan, vol. 2, 1927, pour qui priver quelque chose de ses pouvoirs causaux, c’est purement et simplement le priver d’existence (p. 8) ; voir aussi C.D. Broad, The Mind and Its Place in Nature [1925], Londres, Routledge & Kegan Paul, 2000. Pour les formes plus contemporaines, voir en particulier P. Humphreys, « How properties emerge », Philosophy of Science, vol. 64, 1997, p. 1-17 ; D. Newman, « Chaos, emergence, and the mind-body problem », Australasian Journal of Philosophy, vol. 79, 1996, p. 180-196. Après y avoir été, jusqu’à un certain point, favorable, Kim a beaucoup critiqué ces formes nouvelles d’émergentisme. Voir la présentation de M. Mulcey à J. Kim, Trois Essais sur l’émergence (traduction de trois articles de Kim écrits entre 1999 et 2003), Paris, Ithaque, 2006, p. V-XXIII.
  • [29]
    W.C. Wimsatt, « Reductionism, levels of organization and the mind-body problem », in G. Globus, G. Maxwell et I. Savodnik (dir.), Consciousness and the Brain, New York et Londres, Plenum Press, 1976 ; P. Kitcher, « 1953 and all that: A tale of two sciences », Philosophical Review, vol. 93, 1984, p. 335-73.
  • [30]
    Voir « Mental events » [1970], repris in D. Davidson, Essays on Actions and Events, Oxford, Clarendon Press, 1980 ; trad. de P. Engel, Actions et événements, Paris, PUF, 1993. Voir aussi : P. Engel, États d’esprit : questions de philosophie de l’esprit, Aix-en-Provence, Alinéa, 1992 ; Introduction à la philosophie de l’esprit, Paris, La Découverte, 1994 ; Philosophie et psychologie, Paris, Gallimard, 1996 ; « Peut-on résoudre le problème de la causalité mentale ? », in J.-C. Bourdin (dir.), Les Matérialismes philosophiques, Paris, Kimé, 1997, p. 197-215 ; « Qui a peur du réductionnisme ? », préface à l’édition française de J. Kim, Philosophy of Mind, op. cit., p. ix-xxiv.
  • [31]
    D. Chalmers, The Conscious Mind. In Search of a Fundamental Theory, New York, Oxford University Press, 1996, trad. de S. Dunand, L’Esprit conscient, Paris, Ithaque, 2010.
  • [32]
    C. Tiercelin, Le Ciment des chosesop. cit., p. 147-150.
  • [33]
    P. Engel, « Qui a peur du réductionnisme ? », art. cit., p. ix-x.
  • [34]
    M. Mulcey, présentation des Trois essais sur l’émergenceop. cit., p. xxii.
  • [35]
    J. Kim, La Survenance et l’Esprit, vol. 1, op. cit., p. 232.
  • [36]
    P. Engel, « Qui a peur du réductionnisme ? », art. cit., p. xv.
  • [37]
    J. Kim, Supervenience and Mind, p. 265-266, cité par J. Bickle, Philosophy and Neuroscience: A Ruthlessly Reductive Account, Dordrecht, Kluwer, 2003, p. xiv.
  • [38]
    C. Tiercelin, Le Ciment des chosesop. cit., p. 158-165.
  • [39]
    Cf. M. Kistler, « La réduction, l’émergence, l’unité des sciences er les niveaux de réalité », Matière première, vol. 2, 2007, p. 67-97 ; C. Sachse, Reductionism in the Philosophy of Science, Francfort, Ontos Verlag, 2007.
  • [40]
    C. Tiercelin, Le Ciment des chosesop. cit., p. 158-171.
  • [41]
    C.L. Morgan, Emergent Evolution, Londres, Williams & Norgate, 1923, p. 1.
  • [42]
    S. Alexander, Space, Time and Deityop. cit., p. 46-7.
  • [43]
    C’est ainsi que John Bickle a récemment proposé de distinguer les différentes réductions interthéoriques que peuvent être amenés à faire les scientifiques, selon la gradation suivante : 1. Autonomie des objets et des propriétés d’une théorie : par exemple, la charge électrique n’est identique à aucune combinaison de propriétés mécaniques d’un objet. 2. Identité transthéorique : par exemple, la lumière visible est une radiation électromagnétique dont la longueur d’onde est entre 0,35 and 0,75μm. 3. Révision conceptuelle : par exemple, la masse est une relation à deux places entre un objet et d’innombrables cadres de référence et non pas une propriété à une place d’objets. 4. Élimination : par exemple, il n’existe rien de tel que le phlogistique (Philosophy and Neuroscienceop. cit., p. 8). Voir C. Tiercelin, Le Ciment des chosesop. cit., p. 163.
  • [44]
    P. Engel, « Niveaux du mental : subdoxa, doxa, metadoxa et surdoxa », in E. Pacherie et J. Proust (dir.), La Philosophie cognitive, Paris, Ophrys/MSH, 2004, p. 71-83.
  • [45]
    En ce sens les arguments de Kim en faveur d’un quasi-physicalisme, ou de « quelque chose d’approchant » (near enough), ont joué un rôle crucial dans ce qu’on a appelé la « nouvelle vague » réductionniste (Kim, Physicalism or Something near Enoughop. cit.). Voir aussi W. Bechtel et J. Mundale, « Multiple realizability revisited : Connecting cognitive and neural states », Philosophy of Science, vol. 66, no 2, 1999, p. 175-207, p. 201 et p. 204, et J. Bickle, Philosophy and Neuroscienceop. cit., chapitre 3. Mais, dans l’état actuel de la science, le problème des qualia et du « fossé explicatif » existant entre la conscience et le monde physique reste entier (P. Engel, « Qui a peur du réductionnisme ? », op. cit., p. xvi).
  • [46]
    Voir C.F. Craver, Explaining the Brain: Mechanisms and the Mosaic Unity of Neuroscience, Oxford, Oxford University Press, 2007 ; M. Kistler, préface à J. Kim, La Survenance et l’Esprit, vol. 1, p. ix. Voir aussi J. Bickle, Philosophy and Neuroscienceop. cit., p. 102, 158, 114-115, 131. À cet égard, les concepts de « mécanisme » et d’« explication mécaniste » se révèlent prometteurs et plus riches que les modèles traditionnels de réduction pour analyser la manière dont la collaboration des différentes sciences à divers niveaux d’organisation permettent, par exemple, de comprendre des phénomènes complexes comme la consolidation de la mémoire ou encore la vision animale, qui seraient inaccessibles dans une seule et unique science. W. Bechtel, Discovering Cell Mechanisms: The Creation of Modern Cell Biology, Cambridge, Cambrigde University Press, 2006 ; Mental Mechanisms: Philosophical Perspectives on Cognitive Neuroscience, Londres, Routledge, 2008 ; « Molecules, systems, and behavior: Another view of memory consolidation », in J. Bickle, The Oxford Handbook of Philosophy and Neuroscience (dir.), Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 14.
  • [47]
    C. Tiercelin, Le Ciment des chosesop. cit., p. 156-186.
  • [48]
    J. Bickle, Philosophy and Neuroscienceop. cit. ; C. Sachse, Reductionism in the Philosophy of Scienceop. cit.
  • [49]
    Contrairement à ce que présupposent Ladyman et Ross, Everything Must Goop. cit., p. 283.
  • [50]
    C. Tiercelin, voir les conclusions de « Disposons-nous enfin d’un cérébrascope… », art. cit.
  • [51]
    M. Kistler, « La réduction, l’émergence, l’unité des sciences er les niveaux de réalité », art. cit., p. 70.
  • [52]
    C. Tiercelin, Le Ciment des chosesop. cit., chapitre 4, passim.
  • [53]
    Voir mes analyses in C. Tiercelin, « L’empire du sens fait-il partie de l’empire de la nature ? », art. cit. ; F. Dretske, Knowledge and the Flow of Information, Oxford, Blackwell, 1981, et Explaining Behaviour, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1988 ; Millikan R., Language, Thought, and Other Biological Categories, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1984 ; P. Jacob, Pourquoi les choses ont-elles un sens ?, Paris, Odile Jacob, 1997 ; J. Proust, Comment l’esprit vient aux bêtes. Essai sur la représentation, Paris, Gallimard, 1997.
  • [54]
    Voir les travaux de J. Proust « Metacognition and metarepresentation: Is a self-directed theory of mind a precondition for metacognition ? », Synthese, vol. 159, 2007, p. 271-295.
  • [55]
    Ibid., p. 271.
  • [56]
    Voir la contribution d’Alain Prochiantz dans le présent volume.
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/06/2022