Contre le scientisme en économie

André Orléan, président de l’Association française d’économie politique (AFEP)

Le scientisme est cette attitude qui consiste, pour les sciences sociales en général et l’économie en particulier, à singer les sciences exactes en adoptant leurs procédures. ­Friedrich Hayek, en son temps [1953], lui a consacré un ouvrage important dans lequel il met vivement en garde contre cette démarche « qui peut conduire à l’erreur pure et simple ». Dans le livre qu’ils viennent de publier, les économistes du travail Pierre ­Cahuc et ­André Zylberberg se font les partisans d’un nouveau scientisme. Ils soutiennent que l’économie serait devenue une science expérimentale.

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Etrangement, l’urgence première qu’une telle découverte suscite chez nos auteurs n’est pas de se réjouir devant une telle avancée, mais de faire taire ceux qui rechignent à en admettre la réalité, qu’ils n’hésitent pas à traiter de « négationnistes ». Disons-le nettement, la démonstration n’est en rien convaincante, les conclusions tout à fait inacceptables et les termes employés indignes d’un débat apaisé.

Par ailleurs, en se focalisant sur les seuls travaux de recherche, nos auteurs raisonnent comme si l’économiste était un homme de laboratoire, sur le modèle du biologiste ou du physicien. Il n’en est rien. L’économiste vit et travaille dans la cité. On le voit sur les plateaux de télévision, auprès des ministres, des syndicats, du patronat, dans les fonds d’investissement, dans les organisations internationales ou dans les banques centrales.

Anticipation

Pour prendre la mesure de ce rôle social multidimensionnel, examinons l’apport de trois économistes qui ont marqué notre histoire : Karl Marx, John Maynard Keynes et Friedrich Hayek. Leur renommée est d’un autre ordre que celle dont jouissent Newton ou Einstein. Chez ces derniers, on admire les découvertes scientifiques, comme la loi de la gravitation ou le mouvement brownien.

C’est différent pour nos trois économistes. Même si on peut mettre au crédit de chacun la découverte de mécanismes économiques importants, comme la baisse du taux de profit chez Marx ou le multiplicateur chez Keynes, c’est tout autre chose qui les a rendus célèbres, à savoir leur capacité à proposer des sociétés nouvelles : le socialisme pour Marx, une forme inédite de capitalisme régulé par l’action de l’Etat pour Keynes, le libéralisme intégral pour Hayek.

Autrement dit, ils n’ont pas « simplement » pensé ce qui est. Ils ont surtout vu dans ce qui est l’anticipation de ce qui pourrait être. C’est à l’évidence un exercice sans équivalent du côté des sciences exactes parce que, contrairement à la nature immuable, les sociétés humaines évoluent et se transforment. Certes, l’élucidation du devoir-être se construit à partir d’une connaissance précise du monde tel qu’il est, mais en aucun cas il n’en est la mécanique continuation.

Totale incompréhension

Cette capacité d’anticipation excède largement l’analyse technique des offres et demandes. Il s’agit d’évaluer la capacité de certaines forces économiques à reconfigurer les rapports sociaux en agissant sur les croyances et les valeurs. Keynes écrit : « L’économie est une science morale et non pas une science naturelle. C’est-à-dire qu’elle fait appel aux jugements de valeur. » Morale, ici, ne veut pas dire éthique, mais renvoie à l’aptitude d’une société à faire évoluer ses habitudes et ses motivations, parce que ses représentations se transforment.

En ce sens, l’économiste est partie intégrante du processus social. Il en est même, qu’on le déplore ou non, un rouage essentiel dans la mesure où l’économie est devenue le lieu privilégié de confrontation des projets politiques. Chaque force sociale se doit de développer une analyse économique indépendante au travers de laquelle elle propose au corps politique une certaine vision de l’intérêt général. La compétition présidentielle qui s’ouvre va le montrer à nouveau.

Pour cette raison, le pluralisme en économie est aujourd’hui une donnée primordiale de notre vie démocratique. Défendre l’idée que l’économie, devenue science expérimentale, pourrait « arrêter de nous faire perdre notre temps avec des débats déjà tranchés » révèle une totale incompréhension, non seulement du fonctionnement des sociétés démocratiques, mais aussi de ce qu’est l’économie.

 

André Orléan (Président de l’Association française d’économie politique)