D’un côté, la possibilité d’une union des gauches que beaucoup croyaient irréconciliables. De l’autre, le compromis dangereux entre libéralisme autoritaire et fascisme, un classique du XXe siècle dont le macronisme use depuis 2017.
par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne
publié le 11 juin 2024 ... LIBÉRATTION
Les «années 30 sont devant nous», disait en 1990 le philosophe Gérard Granel, car ce qui a permis la catastrophe fasciste et nazie est toujours là : exploitation des humains, dévastation du monde, darwinisme social de la «concurrence» et de la «compétitivité», choix des riches, pour qui «mieux vaut Hitler que Blum». Mais, en histoire comme en politique, rien n’est jamais ni écrit ni joué. Dans la nausée brune dont nous accable le pouvoir, nous avons besoin de perspectives, et il faut remercier François Ruffin d’avoir, dès dimanche soir, posé l’alternative : la crise économique et sociale, la désespérance, cela peut donner le nazisme, certes, mais aussi le Front populaire.
Face à l’attaque du 6 février 1934 contre la Chambre des députés, un vaste mouvement social fait de militants socialistes et communistes et des syndicats a imposé l’union. Les appareils, de ces gauches que l’on croyait irréconciliables, fracturées par les scissions de 1919-1921 entre léninistes et socialistes, ont suivi et ont conclu un accord de gouvernement : pari gagnant, aux élections municipales de 1935 comme aux législatives de 1936.
On imagine mal l’effort que durent faire les communistes pour s’allier aux «partis bourgeois» et, de leur côté, les radicaux pour marcher avec les «bolcheviks». Ils ont évité à la France de 1936 une droite qui ne jurait que par l’austérité, l’ordre et, déjà, la solution autoritaire. Ils nous ont légué des acquis sociaux qui permettent, encore aujourd’hui, de vivre une vie humaine, et cette dignité conquise par les urnes, par les grèves, par le rapport de force avec un patronat séduit par la solution nazie et admirateur de Hitler.
En tirer les leçons jusqu’au bout
Mais le Front populaire a fait long feu, et il faut en tirer les leçons jusqu’au bout. Les radicaux (le Parti républicain, radical et radical-socialiste, pour citer son nom exact) étaient l’équivalent idéologique et sociologique du PS actuellement, un parti d’élus, modéré, tiraillé entre une aile droite sensible à l’ordre, à l’autorité, très distante des mouvements sociaux, et quelques belles figures de gauche, comme Jean Zay, Pierre Mendès France et, oui, Edouard Daladier. C’est pourtant lui qui, après avoir fait l’union, a opéré en 1938 la même bascule qu’en 1926 et 1934 : après avoir été élus à gauche (cartel, néo-cartel, puis Front populaire), les radicaux, deux ans plus tard, ont rompu l’alliance et ont abandonné le pouvoir à la droite (1926) ou bien se sont alliés avec elle (1934 et 1938).
Cette remarquable constance dans le revirement, on la retrouve au PS – élu à gauche en 1981, avant le «tournant» de la «rigueur» de 1983 réclamé par Jacques Delors, vainqueur en 1997, avant de mener une politique de privatisations plus marquée que celle de Chirac et de Balladur, signataire des accords de la Nupes en 2022 avant de s’en détacher un an plus tard.
Une morale de trader, qui «assume»
Autre leçon des années 30, à droite maintenant. Inutile d’épiloguer sur les motivations d’Emmanuel Macron dans cette dissolution. Il est fort possible qu’il imagine sortir vainqueur de ce nouveau «pari». La rencontre des institutions monarchistes de la Ve République et d’une psychologie infantile conduit à croire à la thaumaturgie : après avoir survécu à la séquence des gilets jaunes par une répression violente et massive, un chèque de 10 milliards et le «grand débat», il a imaginé éteindre l’incendie néo-calédonien par sa seule présence (c’est raté) et, donc, dans le franglais des managers LREM, «prendre son risque».
Une morale de «trader», qui «assume» d’autant plus volontiers qu’il ne subit jamais les conséquences de ses actes : d’une victoire du RN pâtiront les étrangers, les pauvres et les faibles ainsi que les militants de gauche et les écologistes, soit ceux qui sont déjà conspués par les macronistes et le RN. Car ceux-là sont généralement d’accord sur tout. Après une petite embardée souverainiste et sociale, avec Philippot, Marine Le Pen est revenue aux fondamentaux de l’extrême droite – pro-business, antisociale et anti-écologiste.
Les «libéraux» et l’extrême droite ont toujours le même ennemi – la gauche redistributive, qui conteste un ordre social injuste et une économie qui détruit les femmes, les hommes et le vivant. Ils ont les mêmes marottes : fiscalité favorable aux riches, promotion des hiérarchies «naturelles» (au détriment de toutes les minorités, ouvriers, femmes et jeunes compris), exaltation de «l’ordre» (injuste, donc contesté et imposé par la matraque), rapport distant et distrait à la norme et à l’Etat de droit, destruction de l’environnement et répression massive des «écoterroristes»…
Le pari de l’usure du pouvoir
Beaucoup se demandent, en effet, ce qui changera si un·e RN est à Matignon et à l’Intérieur : ce seront les mêmes blindés Centaure qui rouleront contre les opposants à l’A 69 et les Kanak, les mêmes LBD qui crèveront les yeux, les mêmes grenades qui arracheront des mains. Ce sont bien les libéraux italiens et les élites sociales qui ont installé Mussolini au pouvoir en 1922, les libéraux autoritaires qui, avec les milieux d’affaires, ont fait le choix de Hitler fin 1932, et les partis libéraux (FDP, FPÖ, CNI, puis UDF) qui, par «anticommunisme», ont accueilli et ont recyclé les anciens fascistes, nazis et collaborateurs d’Europe en 1945.
Dernière leçon à méditer : le pari de l’usure au pouvoir. Levons l’hypothèque selon laquelle «en leur donnant les clés, ils prouveront leur nullité et seront discrédités à l’avenir». On a déjà entendu ce raisonnement en 1922 et en 1932 et on aurait mieux fait d’écouter Goebbels, qui confiait à son journal : «Nous entrons et nous n’en sortirons plus, sauf morts.» Promesse tenue par celui qui tua ses enfants et son épouse, avant de se suicider devant le bunker.
Rappelons que les nazis, dans les années 30, étaient vus comme des partenaires politiques et économiques de premier choix : ils avaient détruit la gauche la plus ancienne et la mieux organisée du monde, avaient relancé les fondamentaux de l’économie allemande par des commandes d’armement massives et avaient fait de l’Allemagne une zone optimale d’investissement, où tous les capitaux se pressaient, tandis que le Point ou le JDD de l’époque, rêvaient de décrocher une interview de ce fameux «chancelier Hitler».
Certaines élites font le choix du pire
Avec un RN à 50 % dans les forces de l’ordre, des médias droitisés et un pouvoir faible et violent qui, de l’affaire Benalla à la répression des écologistes, a méticuleusement repris le vocabulaire, la grammaire et les idées du RN, il vaut mieux éviter de prendre ce risque, d’autant plus qu’une victoire électorale peut vite déchaîner des militants identitaires qui savent pouvoir compter sur des sympathies dans la police dont certains syndicats, le 19 mai 2021, manifestaient, devant l’Assemblée nationale, en présence du ministre de l’Intérieur et du préfet de police de Paris, contre la «Justice» et la «Constitution».
Le compromis entre libéralisme autoritaire et fascisme est un classique de l’histoire du XXe siècle. Il se tisse sous nos yeux depuis 2017, dans des médias qui nous imposent les cadrages et les thèmes de l’extrême droite, chez un pouvoir qui a fait alliance avec elle (pour installer un duel-duo exclusif, voire pour voter avec elle), et au détriment d’une population dont tous les sondages montrent qu’elle imagine, désire et rêve autre chose que l’individualisme forcené, la toxicité managériale, la compétition permanente et la dévastation du monde. Certaines élites font le choix du pire pour leur propre intérêt et l’imposent à des peuples hypnotisés par des médias biaisés. Qui se souvient que, en 1933 encore, l’écrasante majorité des Allemands rejetait la guerre ?
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