Débat final, lors de la table ronde "Autour des idées de Francis Fukuyama et de Samuel Huntington

Particulièrement instructif

 

Débat final, lors de la table ronde "Autour des idées de Francis Fukuyama et de Samuel Huntington" du mardi 25 octobre 2022. Colloque res Publica . 25 octobre 2022

 

Marie-Françoise Bechtel

Merci infiniment à vous, Alain Dejammet.

Vous avez dressé une véritable fresque. On sent quand même de votre part une vibration positive en faveur de l’ONU, ce dernier instrument de l’universel qu’on ait jamais connu. Le dernier peut-être dans tous les sens du terme. Car si l’ONU a constitué un progrès par rapport à la SDN c’est qu’elle est une organisation vraiment universelle et qu’elle définit vraiment des instruments d’action certes juridiques - comment pourrait-il être autrement ? - mais qui portent sur le monde entier. Ce constat, rapporté aux fractures du monde, à un ordre du monde où les puissances sont dressées les unes contre les autres soit par le « choc des civilisations », soit pour d’autres raisons, montre quand même, me semble-t-il, à quel point a été appauvrie l’ONU, la force de l’ONU, c'est-à-dire la force de ce que tous les États du monde pourraient faire pour arriver à une situation qui serait acceptable pour tous, ce qui ne s’est quand même jamais vu dans l’ordre du monde.

Thierry de Montbrial

L’exposé d’Alain Dejammet est extrêmement riche.

En ce qui me concerne, je ne suis pas un grand zélateur du droit international. Mais je pense du droit international ce que les professeurs de français peuvent penser de la grammaire ou du langage. Michel Zink m’a fait un jour observer que si l’on ne peut pas empêcher le langage d’évoluer dans de mauvaises directions, si l’on ne peut pas empêcher la grammaire de ne pas être appliquée, le rôle du professeur est de freiner les emballements. Si l’on adopte ce point de vue, la question pourrait être : L’ONU, depuis qu’elle existe, a-t-elle au moins permis non pas d’empêcher mais de freiner les dérapages, faisant en sorte qu’il y ait moins de catastrophes ou de guerres qu’il aurait pu y en avoir ? Ce pourrait être une manière de voir les choses.

Que faire pour éviter l’usage de la force ? A cette question ma réponse est très simple - mais vous l’avez dit à votre manière - c’est tenir compte des intérêts fondamentaux des autres. Si on l’avait fait pour la Russie, peut-être aurait-on empêché la guerre d’Ukraine. Cela veut dire reconnaître aux autres la légitimité de certains de leurs intérêts alors même que l’on n’est pas d’accord soi-même pour une raison ou une autre.

Sur la Charte de Paris, l’extraordinaire disposition - qui, je crois, se trouvait déjà dans la CSCE - reconnaissant aux États le droit de choisir leurs propres alliances est radicalement contraire à toute idée d’équilibre des forces. Si j’ai bien compris c’était une concession des Occidentaux aux Soviétiques pour permettre aux pays du Pacte de Varsovie de choisir « librement » leur alliance avec l’Union soviétique. C’est très intéressant parce que cela montre comment des négociateurs qui n’ont pas suffisamment pensé (en l’occurrence les Soviétiques) peuvent favoriser des dispositions qui vont se retourner contre eux au bout d’un certain temps.

S’agissant de la Russie, puisque vous avez peu parlé directement de l’affaire de l’Ukraine, ce qui m’a énormément frappé dans la chute de l’Union soviétique c’est le fait incroyable que les Russes ont tout lâché d’un coup. S’ils avaient exigé au début que la réunification allemande soit au moins accompagnée d’une forme de neutralisation de l’ex-Allemagne de l’Est, cela aurait été accordé sans difficulté. C’est très étonnant parce que les Soviétiques, les Russes, avaient et ont en fait des diplomates expérimentés. Je crois que c’est de leur côté le péché originel. Cela montre aussi que la diplomatie c’est important. Quand on lâche tout il est très difficile de rattraper le coup, même trente ans après. C’est une remarque et une question en même temps.

Sur le plan proprement géopolitique, Zbigniew Brzeziński avait écrit dans son livre de 1997 (Le Grand Échiquier) que qui contrôlait l’Ukraine contrôlait le continent eurasiatique. Mais seuls deux pays ont pris cette affirmation au sérieux : la Russie et les États-Unis. Et c’est toujours vrai. On pourrait méditer là-dessus dans la situation actuelle.

À propos de la philosophie néo-hégelienne de Fukuyama (je ne sais d’ailleurs pas s’il a beaucoup étudié Hegel lui-même), c’est au fond une vision déterministe de l’histoire. Je crois dans la notion de complexité. Or la complexité exclut toute forme de déterminisme. Tout cela mériterait de longues discussions. Je crois que l’histoire ne « converge » jamais mais progresse par de grands cycles qui ne reproduisent pas des situations à l’identique mais font réapparaître des situations qui se ressemblent. Si l’on médite un peu dans cette direction et si l’on se projette dans les cinquante prochaines années cela pourrait nous annoncer des temps difficiles.

Sami Naïr

Comme Marie-Françoise Bechtel l’a très bien dit nous avons découvert une fresque extraordinaire qui nous fait regretter qu’Alain Dejammet ne nous ait pas encore donné le grand livre dont nous avons besoin pour comprendre l’ONU et le Conseil de sécurité. Il viendrait développer le très beau petit livre qu’il a déjà écrit, son précieux Supplément au voyage en Onusie.

Je crois que l’exposé « surfe » sur deux niveaux : le niveau de l’analyse à proprement parler de Samuel Huntington et de Francis Fukuyama, la tentative, réussie ici, de restitution de leurs thèses essentielles, et le niveau de l’analyse géopolitique : Que s’est-il passé ces quarante dernières années ? Comment ces deux livres peuvent-ils peut-être donner une idée de ce qui s’est passé derrière le tableau culturel qu’ils dressent ? Ces deux niveaux ont été très bien articulés par Alain Dejammet mais, évidemment, on peut toujours entrer dans les détails.

Je me limiterai essentiellement aux deux philosophes.

La première constatation est celle de Samuel Huntington. Il commence à écrire Le Choc des civilisations en 1989. L’ouvrage est d’abord publié en chapitres dans un certain nombre de revues américaines, essentiellement, si mes souvenirs sont bons, dans Foreign Office. Fukuyama publiera aussi, un peu plus tard, dans la même revue.

De la fin des années 1970 jusque dans les années 1990 le problème de la fin des idéologies structure le débat aux États-Unis. Pierre Birnbaum en avait fait le sujet d’un livre majeur en 1975 : La Fin du Politique. Il est très intéressant de voir comment, à l’issue de cette période, Samuel Huntington installe le retour du culturel, de l’identité et de l’identitarisme au cœur de son argumentation. Ce retour du culturel et de l’identitarisme va conditionner toute l’analyse géoculturelle, pour ne pas dire géopolitique, que va développer Samuel Huntington dans ce texte.

Sa théorie des civilisations est inspirée de Toynbee qui, le premier, développa ce type de problématique dans son grand livre sur l’histoire [1]. Après avoir hésité, Samuel Huntington décide que deux civilisations menacent la civilisation chrétienne occidentale : la civilisation chinoise et l’islam. L’islam vient en seconde position. Mais comme à l’époque la question de l’islam était une question chaude, c’est elle qui va être « éclairée », en quelque sorte, par la situation et le débat international.

Je fais ici une incise. Toute la problématique de l’islam de Samuel Huntington est reprise à Bernard Lewis. C’est Bernard Lewis qui le premier développe ce sujet, notamment dans un article de 1989 de la Monthly Review où il défend l’idée que l’islam est le danger historique principal pour l’Occident et pour le christianisme. L’islam, dit-il, est une culture, une idéologie, qui a dressé « des frontières de sang » avec l’Occident. Une formule qui m’avait frappé alors.

Samuel Huntington va reprendre cette problématique et constituer cette vision qui, installée, va devenir le paradigme d’analyses culturelles dans le champ de la géopolitique. On analyse traditionnellement, à cette époque, les conflits géopolitiques non pas à partir des identités mais à partir des problèmes géopolitiques et des rapports de force. La grande inversion est là. D’ailleurs, Samuel Huntington, vers la fin de sa vie, va écrire Who Are We ? The challenge to America's national identity (Qui sommes-nous ? Le défi à l'identité nationale de l'Amérique), un livre très intéressant où il explique que le vrai danger n’est plus l’islam parce qu’il a été vaincu stratégiquement. Le vrai danger est, selon sa conclusion, la culture hispanique qui vient d’Amérique latine et qui va envahir l’Amérique du Nord.

Fukuyama a lu - et très bien lu - Hegel, pas simplement Kojève. Il a lu la Phénoménologie de l’esprit (1807), il connaît toute la problématique du savoir absolu de Hegel et il s’inspire de L’introduction à la lecture de Hegel [2], le premier grand texte où Kojève explique que toute la problématique de Hegel débouche sur la « fin de l’histoire » (l’expression est utilisée). L’histoire, pour Hegel, c’est l’histoire de l’Esprit, qui culmine dans le Savoir absolu et dont ses deux livres majeurs, La Science de la Logique et surtout, l’Encyclopédie des sciences philosophiques, dressent le tableau. Cette histoire s’achève avec ces deux livres. Maintenant il n’y a plus qu’à répéter. Ce qui est, en quelque sorte, le corollaire de la fin du savoir, puisque dans la Phénoménologie de l’esprit, Hegel démontre déjà, dans description de la phénoménologie de la conscience, qu’elle aboutit au savoir absolu (qui s’incarne d’ailleurs dans l’Esprit allemand.) C’est l’interprétation d’Alexandre Kojève dans ses cours au milieu des années 1930, et que reprend, à sa manière, Francis Fukuyama. Voilà ce qu’on peut dire, me semble-t-il, ainsi que l’a justement suggéré Alain Dejammet, sur cette question.

J’ai par ailleurs beaucoup apprécié ce que vous avez dit à propos de l’attitude des diplomates, lors de la réunion que vous avez évoquée. En réalité, ils sont tous d’accord pour dire que le paradigme à travers lequel il faut analyser la réalité nouvelle est la culture, l’identité et non la politique. Cela s’inscrit parfaitement dans le logiciel des musulmans, des juifs, des chrétiens, etc. C’est tout à fait logique parce que c’est une nouvelle période, résultant, aux yeux de beaucoup alors, du déplacement de paradigme (du politique vers l’identitaire) qui s’opère sous leurs yeux.

Sur les autres questions on pourrait disserter longuement mais je voudrais surtout, vraiment, vous remercier, cher Alain Dejammet, pour ce remarquable exposé.

Marie-Françoise Bechtel

Merci.

Je n’interviendrai pas, bien que je brûle de le faire, sur la philosophie hégelienne, dévoyée selon moi par Kojève. Je crois que Hegel n’a jamais véritablement envisagé une fin de l’histoire. Mais c’est un autre sujet.

Jean de Gliniasty

Merci, Monsieur l’ambassadeur, cher Alain Dejammet, qui fûtes mon maître en matière d’ONU quand j’étais directeur des Nations Unies. Vous m’avez appris que l’ONU ne servait en fait qu’à légitimer, à donner une certaine cohérence à ce qui était le rapport de force réel des nations dans le monde, que le droit de veto ne faisait donc qu’exprimer ce rapport de force et que, quand les grandes et puissantes nations se mettaient d’accord, cela donnait un ordre juridique inébranlable. Mais que l’ONU ne pouvait pas suppléer à l’absence d’accord entre les grandes puissances. Ce fut ma ligne directrice dans toutes les analyses que j’ai eu à faire sur cette question. En revanche, effectivement, l’ONU reflète les opinions publiques des États. Ce reflet est toujours utile et manifeste actuellement l’incroyable baisse de rayonnement, de popularité, du modèle occidental au niveau des gouvernements.

Je pensais que Fukuyama avait tort et que Huntington avait raison mais l’analyse révèle que, même détruit, l’Occident a gagné, ce qui, d’une certaine manière, donne raison à Fukuyama. Tous ces Chinois qui se ruent sur les gadgets électroniques, familiers des téléphones mobiles et des réseaux sociaux, savent bien au fond d’eux-mêmes que, finalement, les droits de l’homme ce n’est pas si mal, qu’il vaut mieux être libre de faire des choses plutôt que d’être empêché de les faire. On peut dire que le modèle de civilisation occidental a gagné. Cela ne met pas ce monde occidental à l’abri des querelles traditionnelles, économiques, commerciales, des questions de frontières … Mais on peut dire que la Révolution française, la révolution américaine, l’Habeas corpus anglais ont gagné une bataille. Cela ne les empêchera pas, peut-être, d’être détruits au cours d’une prochaine guerre, cela n’empêchera pas les rapports de force de se déployer, cela n’empêche pas Huntington d’avoir raison, en ce sens que l’on a naturellement plus confiance en des gens qui appartiennent à votre aire de civilisation. Tout cela est vrai mais je me plais à penser qu’un certain héritage occidental sera passé, même si un jour nous terminons en cendres. Donc je ne récuse plus Fukuyama aussi radicalement que je l’avais fait dans le passé. Dans ce domaine l’ONU a été peut-être un instrument de cette lente percolation. Il ne s’agit évidemment pas d’aller imposer ces valeurs occidentales comme on a essayé de le faire. C’est une lente percolation historique et, sur ce plan au moins, nous pouvons nous consoler de tous nos déboires. L’Occident a quand même gagné. Il a gagné les cœurs, il a gagné les héritages, les révolutions, l’élaboration d’une pensée soucieuse de l’individu. Nous avons quand même gagné. Cela ne nous empêchera pas, peut-être, d’être détruits dans le choc des civilisations mais c’est une petite consolation et l’ONU y a pris sa part.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Je crois avoir lu sous votre plume, dans votre dernier ouvrage [3], Jean-Pierre Chevènement, que selon vous beaucoup de révolutions dans le monde avaient avorté faute d’avoir eu le même modèle que la révolution française, c'est-à-dire un modèle universaliste. Vous sembliez dire que la révolution soviétique, la révolution chinoise ne pouvaient finalement aboutir qu’à une sorte d’échec historique alors que la Révolution française, en tant qu’elle a une portée universelle, conduisait nécessairement à quelque chose qui devait se survivre, ce qui n’est pas sans écho avec ce que Jean de Gliniasty vient de dire.

Simplement, si les valeurs occidentales ont finalement triomphé les moyens d’assurer ces valeurs ne l’ont pas fait. Il n’est que de comparer par exemple le communautarisme britannique et la laïcité à la française. Cela n’a rien à voir. La manière d’installer ces valeurs reste donc un véritable champ de bataille dans le monde et c’est peut-être ce qui conduit en réalité à tant de dissensions, tant de guerres.

Jean-Pierre Chevènement

La Révolution française reste ouverte quant aux formes de pouvoir qui peuvent en découler. Alors que, en stricte orthodoxie léniniste, la dictature du prolétariat n’ouvre sur rien d’autre que la perpétuation de la dictature du prolétariat. Et ce que nous voyons en Chine est du même acabit. Donc la Révolution française est une révolution ouverte alors que la révolution marxiste-léniniste à la soviétique ou à la chinoise clôt quelque part l’avenir. C’est ce que j’ai voulu dire.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup pour cette précision qui, je crois, était nécessaire.

Renaud Girard

Je suis très intimidé parce que je n’ai jamais rien compris à la philosophie allemande. En tout cas je n’avais strictement rien compris à la Phénoménologie de l’esprit que j’avais essayé de lire en hypokhâgne, dans une collection jaune. Mais j’avais repéré qu’il y avait des commentaires d’un professeur qui s’appelait Hyppolite. « Hyppolite va m’expliquer la Phénoménologie de l’esprit », m’étais-je dit. J’avais acheté le livre [4], j’avais essayé de comprendre Hyppolite, je n'avais rien compris. J’ai donc renoncé à la Phénoménologie de l’esprit.

En revanche j’ai lu - et j’ai mieux compris - les deux textes dont il est question ce soir.

J’ai juste deux remarques à faire.

La première c’est que Fukuyama persiste et signe. Il a dit dans une récente interview à L’Express [5] que les problèmes que traversent aujourd’hui à la fois la Russie poutinienne, l’Iran des mollahs et la Chine, où il y a quelques frémissements (c’était juste avant que Hu Jin Tao ne fût évacué manu militari du grand Plenum [6]), prouvent la véracité de sa thèse : c’est la fin de l’histoire puisque le modèle libéral a gagné.

Je suis moins optimiste que mon ami Jean de Gliniasty. Si, comme lui, je pense que les peuples aspirent à la liberté, à pouvoir s’exprimer, je ne suis pas sûr que, même dans nos sociétés, même ici en France, même en Angleterre, aujourd’hui particulièrement, et même aux États-Unis, il y ait un consensus absolu sur l’économie de marché, c'est-à-dire sur le capitalisme absolu. Et je ne suis pas sûr que dans l’avenir cette addition des libertés ne va pas justement aboutir à des économies plus dirigistes. Or, dans son livre, Fukuyama associait la liberté et l’économie de marché.

En ce qui concerne Le Choc des civilisations, un livre effectivement passionnant, je crois qu’une remarque très importante a été faite ce soir par Thierry de Montbrial, c’est qu’en fait il n’y a pas de déterminisme historique, il n’y a pas de déterminisme individuel, il n’y a pas de déterminisme pour les groupes, il n’y a pas de déterminisme pour les nations. La preuve en est que Huntington fait une erreur assez flagrante en parlant de l’invasion hispanique. Je n’ai pas vu de domination hispanique du monde ! Et quand bien même je ne vois pas en quoi elle nous empêcherait de vivre tranquillement.

Huntington commet une deuxième erreur intéressante et importante quand il prévoit que le Japon, qui a toujours été une puissance suiviste, comprenant que la Chine va dominer l’Asie, va se soumettre à la puissance chinoise : Vous êtes désormais les maîtres de l’Asie et nous reconnaissons votre imperium. En effet, pendant neuf mois, un parti japonais avait demandé aux Américains de quitter Okinawa. Mais cela a duré neuf mois et aujourd’hui les Japonais sont décidés plus que jamais à ne pas suivre la Chine dans sa domination de l’Asie.

Donc deux penseurs intéressants mais deux penseurs qui se sont quand même, à mon avis, pas mal trompés.

En tout cas, pas de déterminisme, même pour les groupes, en histoire !

Pierre Conesa

J’ai été très intéressé par l’exposé d’Alain Dejammet, nourri par son expérience incomparable, sur le descriptif du monde tel qu’il est vécu.

Ce qui m’a toujours frappé dans le droit international c’est l’écart entre l’affirmation et la réalité.

Quand, en 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme est adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité sont les principaux vainqueurs de la guerre : l’URSS de Staline, la France et la Grande-Bretagne, les deux grandes puissances coloniales de la planète, les États-Unis, racistes et ségrégationnistes (c’est quand même le seul pays à avoir fait d’un génocide une épopée cinématographique : 1200 westerns. Hollywood a tué plus d’Indiens que les guerres indiennes), enfin la Chine de Chang Kaï-chek.

Les deux thèses de Fukuyama et Huntington, sorties en même temps, ont structuré un débat sur la fin de l’URSS.

Pour Huntington les deux grands blocs de civilisations déstabilisants seront l’Asie et le monde arabe. Or, traduit en trente-cinq langues, Huntington a structuré le débat international. Il fallait avoir lu Huntington pour pouvoir se déterminer par rapport à Huntington et non par rapport à la réalité !

Alain Dejammet a très bien expliqué la théorie de la fin de l’histoire. Je rappellerai simplement que Fukuyama, un homme qui avait compris son temps, a soutenu l’invasion en Irak. Ben Laden n’a pas lu Hegel. C’est probablement son tort.

Arrêtons de penser que la Terre est plate et que nous en sommes le centre.

Quand on compare les pays qui ont condamné l’intervention russe en Ukraine et ceux qui appliqueront les sanctions il en manque une cinquantaine. Ce sont cinquante pays qui nous renvoient à notre responsabilité.

Une trentaine d’interventions ont eu lieu depuis 1990. Après le 11 septembre, George Bush - qui n’était jamais sorti des États-Unis sauf pour aller au Mexique quand il était étudiant - désigne l’ennemi. Oubliant complètement l’Arabie saoudite, alors qu’il y a quinze Saoudiens sur dix-neuf terroristes, il désigne l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord ! Cela montre que nous avons pour habitude de reconstruire la géopolitique à partir de chez nous sans tenir compte de la réalité. L’invasion de l’Irak a été une véritable catastrophe. Et nous avons laissé derrière nous un Moyen-Orient dans un désordre absolument inimaginable. C’est nous qui l’avions dessiné après 1918, nous sommes donc un peu responsables de sa décomposition.

J’en termine avec la guerre d’Ukraine qui, comme elle se déroule en Europe, devient tout à coup un véritable problème.

Il faut continuer à discuter avec Poutine parce qu’il faut absolument arriver à faire comprendre qu’on a compris, telle était la position du Président de la République. En même temps il signifiait aux Russes qu’on élèverait l’aide internationale à l’Ukraine pour que jamais la Russie ne gagne la guerre. Le jour où l’on convaincra Poutine qu’il ne pourra pas gagner la guerre tout en lui reconnaissant une espèce de victoire morale on pourra entrer vers un champ de négociation.

Marie-Françoise Bechtel

Je suis reconnaissante à Pierre Conesa d’avoir évoqué - et un peu étonnée, pardon, cher Alain Dejammet, de ne l’avoir pas vu dans votre exposé - ce grand trou d’obus au milieu de la famille onusienne qui a été quand même la deuxième guerre d’Irak menée par les États-Unis contre « l’axe du mal ». C’est peut-être une vision un peu simpliste mais n’est-ce pas cela qui a fait perdre à l’ONU, je ne dirai pas sa crédibilité internationale mais sa capacité d’agir et sa capacité d’exprimer ce que devrait être l’ordre international juste ? Je ne m’explique pas que vous n’en ayez pas parlé mais peut-être nous direz-vous quelque chose du 11 septembre et de ses suites.

Serge Sur

Merci beaucoup.

Je voudrais d’abord dire toute mon admiration à l’ambassadeur Dejammet pour avoir dressé un tableau extrêmement synthétique et assez complet de l’évolution des relations internationales depuis vingt-cinq ans.

Simplement j’observe une chose. On nous dit Fukuyama et Huntington ont façonné le débat sur les relations internationales. Ils ont façonné un débat intellectuel mais en aucune façon les conduites diplomatiques. Quels sont les États qui ont déterminé leur comportement à partir des analyses de Fukuyama ou de Huntington ? Aucun, à ma connaissance en tout cas.

J’observe aussi que leur thème était les sociétés civiles. Ils parlaient de la dimension sociétale des relations internationales. Ce qui est très intéressant dans l’intervention d’Alain Dejammet c’est qu’il a glissé des sociétés civiles vers les États. Mais à l’ONU on ne trouve que des États, pas des opinions publiques, pas des courants idéologiques. De ce point de vue je serais tenté de renvoyer dos à dos Fukuyama et Huntington. Mais il y a un « Perrin Dandin », celui qui est peut-être le troisième homme oublié, c’est Paul Kennedy qui, un an avant avait écrit : L’ascension et la chute des grandes puissances [7] où il expliquait que l’histoire des relations internationales n’est rien d’autre que celle de l’ascension et de la chute des grandes puissances. Voilà le ressort.

Il n’y a pas de déterminisme. Sur ce point je suis entièrement d’accord avec Thierry de Montbrial. Je ne suis pas d’accord avec lui sur sa conception du droit international ou plutôt sa non-conception du droit international. Imaginons un instant qu’on supprime le droit international. Qu’est-ce qui resterait ? Le chaos ! Or il n'y a malgré tout pas de chaos. Il y a désordre mais pas de chaos. La société internationale est structurée en États. Or le statut de l’État est un statut juridique que tous les États revendiquent, réclament et s’efforcent de respecter, notamment leur souveraineté. La souveraineté est un concept juridique tout à fait vivant.

Je reviens à Paul Kennedy. Une illustration tout à fait éclairante se trouve dans son propos : si on compare 2003 et 2022, dans les deux cas nous avons une agression commise par une grande puissance contre une petite puissance.

En 2003 les États-Unis agressent l’Irak en violant non seulement la Charte mais la résolution 14 41 du Conseil de sécurité qui organisait toute une série de mesures d’inspection. Les États-Unis la mettent de côté, alors même qu’ils avaient voté pour cette résolution. Il y a donc une violation patente, flagrante, presque revendiquée, qui semble dire : le Conseil de sécurité est inutile donc on s’en débarrasse. C’est une violation ouverte et cynique. Or que s’est-il passé ? A part la France qui a menacé d’employer le veto, on a toléré. Embarras et tolérance. Cette tolérance a été jusqu’à reconnaître le statut d’occupant des États-Unis en Irak puisque les résolutions du Conseil de sécurité ont déclaré qu’il y avait une autorité, l’autorité américaine. Cet effort pour réintégrer en quelque sorte l’occupation américaine dans le droit de l’ONU n’a pas abouti parce que Vieira de Mello [8] a été assassiné et que donc les Nations Unies sont parties à reculons.

En revanche, lorsque, 20 ans plus tard, survient l’agression de la Russie contre l’Ukraine, tout le monde s’indigne. Indignation et résistance.

Quelle est la différence entre les deux situations ?

L’une met en scène un État puissant que tout le monde craint, devant lequel on s’incline (d’ailleurs si la Libye a renoncé aux armes nucléaires c’est parce qu’elle a eu le sentiment qu’une intervention du type irakien allait lui arriver et pas du tout parce qu’elle était convertie aux vertus du désarmement).

L’autre concerne la Russie qui est dans une situation de faiblesse. À partir de là, haro sur le baudet ! C’est la morale du fabuliste : « Suivant que vous êtes puissant ou misérable… ».

Celui qui, à mon sens, décrit le mieux les relations internationales c’est Paul Kennedy dont le livre a été presque effacé par le succès de librairie de Fukuyama et de Huntington mais qui à mon avis avait des vues beaucoup plus profondes.

J’ajouterai une chose. On a parlé du recours à la violence mais il y a un échec historique de la guerre.

Quelles sont les guerres qui ont réussi depuis 1945 ? Pas la guerre d’Algérie. Pas la guerre du Vietnam. Pas l’intervention en Irak. Pas la guerre en Afghanistan. On voit bien que Poutine a un passeport pour l’échec. La guerre des Malouines, me suggère-t-on, mais c’était un incident local, ce n’est pas comparable. Quant à la Corée c’était un match nul parce qu’on aboutit à une ligne d’armistice, il y a une Corée du Nord, une Corée du Sud, mais on n’a pas résolu le problème de la Corée, c’est un conflit gelé, ce n’est surtout pas une victoire militaire américaine.

Même si l’on considère la Deuxième guerre mondiale, en Europe il n’y a que des perdants. L’une des grandes erreurs historiques du Royaume-Uni est de croire qu’il avait gagné la guerre. Cette erreur il la paie encore aujourd’hui.

Marie-Françoise Bechtel

Il le croit toujours d’ailleurs mais pour ma part je ne suis pas si sûre qu’il ait tort…

Je voudrais demander à Alain Dejammet quelle appréciation il porte sur la façon dont le droit tel que dit par l’ONU a été piétiné et d’abord par la première puissance mondiale appelée justement à l’époque par Hubert Védrine hyperpuissance. N’est-ce pas le moment où, d’une certaine manière, le château de cartes bâti autour de l’ONU s’effondre ?

Alain Dejammet

Serge Sur a déjà largement répondu à cette question.

Oui, ce qui s’est passé en 2003 est extrêmement grave. Et ce qui se passe en Ukraine est également grave. Mais ceci s’inscrit dans la liste évidemment incomplète que j’ai essayé de dresser tout à l’heure des innombrables cas de violations tranquilles, assumées…

Mais n’allez pas demander à M. Kagame s’il violait ou pas le droit international quand il envahissait le Rwanda pour porter secours à des compatriotes. C’est la thèse de l’étranger proche : on a des proches de l’autre côté de la frontière, on va à leur secours. Alors on s’embarque dans une guerre au Rwanda qui aboutira aux abominations que vous savez. Et ainsi de suite… Les Turcs restent dans l’OTAN tranquillement alors qu’ils se parachutent sur le Nord de Chypre pour y créer une république turque. Et actuellement, l’Azerbaïdjan et l'Arménie s’opposent au Haut-Karabakh. Il est vrai qu’il n’est pas de bon ton d’évoquer le mot même de Russie, donc personne ne rappelle qu’il y a deux ans elle avait quand même envoyé quelques forces pour s’interposer au Haut-Karabakh et avait joué un rôle qui à l’époque n’avait pas été jugé inutile.

C’est ainsi, la grande loi de l’humanité est le cynisme.

2003 a été un événement très grave assurément. Mais les gens l’ont pris avec philosophie et, très vite, avec le souci de recouvrir de sable cette affaire et d’essayer de redevenir des amis. Dans les livres innombrables publiés actuellement par d’anciens diplomates on trouve des portraits de Condoleezza Rice, les listes des pays qu’il fallait, selon elle, punir, ceux avec lesquels on pouvait reprendre relations…

Mais il y a des petits faits très simples. La France allait assumer la présidence du G20. Il fallait donc que les choses reviennent à la normale entre la France et les États-Unis. Donc dès le mois de mai 2003 on vote la résolution qui passe l’éponge sur ce qui s’est passé deux mois auparavant et qui aboutira effectivement à la mise en place d’une occupation de l’Irak. L’admirable Vieira de Mello paiera de sa vie le fait d’avoir accepté de se porter volontaire pour cette tâche. Mais pour faire oublier le coup de force des États-Unis, il fallait faire revenir bruyamment l’ONU. Les Américains feignaient malignement de se réjouir de ce que la France renonçât à ses créances financières sur l’Irak. Mais la France y avait renoncé depuis longtemps. Nous savions bien que l’Irak ne paierait pas. Pendant ces longues années où la France s’était efforcée tant bien que mal de faire en sorte que la résolution Oil-for-Food soit à peu près respectée et que des gens puissent se nourrir, puissent continuer à survivre en Irak, nous étions accusés de n’agir ainsi que pour pouvoir bénéficier plus tard du remboursement de la créance irakienne ! Or nous étions absolument convaincus que nous ne récupérerions jamais cette créance. Donc en renonçant à faire payer Bagdad, nous restions fidèles à cette vieille attitude. Mais les Américains ont donné une autre interprétation : les Français ont compris, ils abandonnent leurs créances sur l’Irak, ils se rallient à nous, ils rejoignent notre camp. Aux Nations Unies on connaissait un peu mieux le dessous des cartes, on savait à quel point M. de Villepin et d’autres s’étaient battus farouchement pour essayer de s’assurer qu’en cas de vote la résolution autorisant le déploiement des forces américaines ne passerait pas. Le président Chirac annonçait déjà qu’il mettrait son veto.

Mais ensuite, très vite, nous sommes redevenus normaux, nous sommes rentrés dans le moule. Business as Usual.

Cet événement très grave n’a pas été, en substance, différent des innombrables cas où les Nations Unies ferment les yeux, tournent la tête alors qu’à côté on pénètre dans l’étranger proche, on s’y installe… On s’installe en Ukraine mais on s’est installés dans des tas d’endroits à l’étranger proche. On ne va pas demander actuellement au roi du Maroc ce que font ses troupes au Sahara occidental. On ne parle plus de Timor parce que l’affaire de la présence de l’Indonésie à Timor a été bien réglée par Bernard Miyet, ici présent, par l’abandon de Djakarta, mais c’est une très heureuse et rare exception à la règle.

J’applaudis à la réaction de Marie-Françoise Bechtel parce qu’elle est à la hauteur de la gravité de l’événement. Cette invasion de l’Irak était une violation du droit monumentale.

Je crois que Fukuyama, qui s’était rallié en 1991 à la première invasion de l’Irak, s’était éloigné des néoconservateurs en 2003. Il avait d’ailleurs été peu de temps auparavant conseiller de Kadhafi. Il a lui aussi un curriculum vitae méritant réflexion.

Mais, très franchement, si vous prenez individuellement les États membres des Nations Unies, ils ont commenté d’un Business as Usual, au mois de mai 2003 le fait que les Français se rallient à la nouvelle résolution qui consacrait la tutelle de l’Irak par l’américain Paul Bremer. L’adjoint immédiat de celui-ci, l’ambassadeur anglais Jeremy Greenstock, absolument affolé par son comportement, a démissionné. Vieira de Mello, qui était l’homme le plus estimable qui puisse exister, remarquable de générosité, d’intelligence et de courage n’aurait pas pu tenir avec Bremer.

Lisez les livres, les mémoires qui abondent actuellement. On peut lire, par exemple, comment Condoleezza Rice, qui n’était pas extraordinairement amicale à notre égard, avait jugé avec mépris la médiation réussie de Sarkozy, au mois d’août 2008, à propos de la Géorgie. Elle avait ricané parce que, à Brégançon, le président français et son conseiller diplomatique n’avaient pas sous la main les cartes détaillées montrant les mouvements des troupes russes, etc. Lisez aussi les Mémoires d’Hillary Clinton, douze paragraphes à propos de la France dans un livre de 900 pages.

Donc, deux mois après l’invasion de l’Irak, en 2003, on avait presque oublié cette violation abominable du droit international. Mais cette violation se répète tant et tant, au prétexte d’amis à secourir ou d’intérêts à défendre ! A nous Français il est arrivé de violer le droit international. Rappelons-nous Sakiet Sidi Youssef [9]. Rappelons-nous la manière, plutôt désinvolte, dont les parachutistes français ont reçu Dag Hammarskjöld à l’aéroport de Bizerte. On pourrait faire un florilège de toutes ces interventions. Ce qui s’est véritablement passé en 2003, comme l’a dit Serge Sur, c’est non seulement le viol des résolutions 14 41, 14 44 mais également le viol de la Charte des Nations Unies et de la manière la plus brutale qui soit.

Mais on apprend toujours. Voici peu de temps nous paraissions convaincus de l’impéritie du renseignement américain. Assad va partir très bientôt, il ne peut pas rester en Syrie, assurait en effet Petraeus, patron de la CIA. Sans parler de la fiole d’anthrax du malheureux Powell, etc. Et puis on découvre au mois de février 2022 qu’apparemment les Américains ont un bon renseignement. Encore qu’il y ait un méli-mélo : des officiers ukrainiens auraient raconté à leurs interlocuteurs occidentaux que si jamais les Russes intervenaient en Ukraine, l’Ukraine ne tiendrait pas quatre jours. On peut se demander si ce ne sont pas d’habiles Ukrainiens qui ont répandu ce bruit pour faire croire aux Russes qu’ils pouvaient y aller, promenade de santé, alors qu’eux-mêmes étaient en réalité très solidement sur leurs gardes. Donc on apprend tous les jours quelque chose. Mais à quoi bon tous ces rappels historiques ! Le plaidoyer sur les deux poids deux mesures ne vaut plus aujourd’hui puisque personne ne se rappelle le passé récent, vite oublié à l’heure de l’Ukraine, de l’électronique et de l’instantanéité.

Marie-Françoise Bechtel

Je reviens à Huntington et à l’idée d’un certain triomphe du modèle occidental. N’y a-t-il pas une considérable maladresse historique de la part des pays occidentaux à brandir à ce point les droits de l’homme, y compris à travers l’ONU dont le Comité des droits de l’homme ne cesse de distribuer des sanctions tous azimuts, y compris à la France d’ailleurs ? N’y a-t-il pas là une sorte d’abus du droit-de-l’hommisme, qui n’a plus rien à voir avec la déclaration universelle de René Cassin (1948), laquelle était déjà un affadissement de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui, elle, comportait l’idée de citoyenneté ? N’y a-t-il pas là un abus de l’Occident ? Est-ce un combat d’arrière-garde ? Ou est-ce au contraire une sorte d’avant-garde par laquelle on essaie, par l’imposition contrainte et forcée des droits de l’homme au monde entier, de pallier une forme de faiblesse, notamment économique, qui va d’ailleurs bientôt se traduire dans la montée de la Chine au premier rang ? N’essaie-t-on pas par là de pallier quelque chose qui fait que l’Occident, d’une certaine manière, se sentant plonger, se raccroche à ses valeurs fondamentales dont il donne une application dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle peut laisser l’historien rêveur ?

Alain Dejammet

Vous avez totalement raison. Mais il faut vous mettre à la place des pays en développement. Ils sont tenus à l’écart du Conseil de sécurité. Ils ont compris : le Conseil de sécurité restera limité à quinze personnes. A quinze personnes on peut travailler, discuter, alors qu’on ne peut pas véritablement aboutir à des résultats à vingt-sept, à vingt-huit ou à trente.

Il fallait faire quelque chose. Dans les années 1970-1980, les 77 [10] s’étaient portés sur les sujets économiques et travaillaient très sérieusement. Les Latino-américains (Raúl Prebisch, etc.), le Srilankais Amerasinghe, traitaient admirablement tous ces grands sujets économiques et sociaux. Les Algériens aussi d’ailleurs. C’était la grande époque de l’Algérie parce que les Algériens faisaient peu de politique, ils faisaient de l’économie. Jusqu’à la création du fonds commun de stabilisation des cours des matières premières. Et puis tout cela a été démoli par l’Occident. L’Occident a apprécié que le G7 prenne forme et force et devienne, à la consternation de François Mitterrand, un rival politique de l’ONU. Et les pays en développement se sont alors rendu compte que l’économie n’était plus non plus la carte à jouer. D’ailleurs le G20 menait lui aussi son chemin. Il n’y avait pas de contacts entre les puissances capitalistes et les Nations Unies. Les ministres occidentaux ne rendaient pas compte aux Nations Unies des réunions du G20 ou du G7. Les diplomates des pays en développement en poste à New York, ont enfin compris qu’ils étaient complètement sur la touche. C’est alors qu’ils ont investi le vaste terrain de la sécurité humaine et des biens communs. Ils ont compris qu’une expression allait faire florès, celle de « bonne gouvernance ». Ils s’interrogeaient d’ailleurs sur ce qu’il y avait derrière cette bonne gouvernance. Lorsque le directeur anglais du PNUD parlait de bonne gouvernance à l’ambassadeur indien, celui-ci se méfiait, soupçonnant un moyen des Occidentaux pour lui couper les vivres. En effet, les Indiens menaient leur propre travail, et bien, ils avaient fait leur révolution verte dès les années 1970.

Les pays en développement ont compris qu’il y avait un terrain sur lequel ils pouvaient avancer des propositions, celui des biens communs : les droits de l’homme, l’environnement, le climat, etc. Et ils occupent ce terrain. Ils l’occupent bien. Ils arrivent à forcer Obama à changer d’attitude à Paris en 2015. Ils ne se font pas d’illusions, notamment sur les droits de l’homme. Ils savent que les droits de l’homme ont été un thème populaire aux États-Unis du temps de Mme Roosevelt. Mais ils n’ont aucune idée du rôle de la France ! J’assistais à la cérémonie du cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), personne ne savait qu’elle avait été préparée et signée à Paris, que les juristes français, René Cassin en tête, avaient eu un rôle important dans sa rédaction.

Mais ils occupent ce terrain dont vous avez raison de dire qu’il est en partie artificiel. Ils ne croient d’ailleurs pas trop à la défense des droits de l’homme mais c’est pour eux une activité. Les droits de l’homme n'ont pas plus de dignité aux Nations Unies que la lutte contre le réchauffement climatique ou la gestion de la pandémie. À nous cependant de ne pas nous cloîtrer dans nos enceintes, d’aller à New York, à Genève, au-devant des pays en développement qui ont peu de chances d’accéder durablement au Conseil de sécurité. Celui-ci travaille. Le Secrétaire général travaille. Oui, il peut y avoir des résultats. Oui, Kofi Annan a été capable d’arrêter une flotte d’avions américains qui allaient bombarder Bagdad en novembre 1998. Deux appels téléphoniques à Saddam Hussein et à Clinton et les avions ont fait demi-tour. Oui, les Nations Unies sont capables de faire du bien. Elles ont permis à la population assiégée de Sarajevo de survivre et d’accepter le plan proposé par les Européens, jusqu’à ce qu’arrive un Américain qui, exigeant que du sang serbe soit versé, a déclenché les bombardements de la fin août 1995.

Sami Naïr

Huntington ne s’est jamais intéressé aux droits de l’homme. Ce n’était pas son problème. Dans Political Order in Changing Societies, publié en 1968, un grand livre d’analyse des systèmes autoritaires dans les pays du Tiers monde et en Asie, notamment en Corée, il explique que pour le développement de ces pays il ne faut surtout pas poser la question des droits de l’homme. Parce qu’ils ont affaire à deux problèmes absolument insurmontables. D’un côté la menace communiste et de l’autre côté le développement. Et ils ont besoin d’États forts pour le développement. Donc la question des droits de l’homme ne se pose pas.

Dans les années 2000, Jean-Claude Guillebaud, éditeur au Seuil, m’avait confié avoir reçu une offre absolument extraordinaire des Américains de la CIA. Ils se proposaient d’acheter - et ils ont acheté - des milliers d’exemplaires de La théorie de la justice de John Rawls (1971) pour les envoyer à l’élite africaine, aux chefs d’État africains afin qu’ils s’imprègnent de la pensée libérale social-démocrate !
Tout cela est très compliqué. Je crois qu’il y a plusieurs niveaux d’interprétation de la réalité dont nous parle Alain Dejammet. On pourrait revenir longuement sur les « trous noirs » de l’ONU. Le cas du Moyen-Orient était un scandale à l’état pur qui a justifié, justifie et va encore justifier pendant très longtemps le fait qu’un certain nombre de gens peuvent se permettre n’importe quoi en arguant que l’ONU elle-même ne respecte pas les droits de l’homme : L’ONU incarne une sorte de « double justice », pourquoi respecterions-nous la justice ?

J’avais été très frappé dans ma prime jeunesse par l’expression de de Gaulle à propos de l’ONU : « Le machin qu’on appelle l’ONU ! » (Discours à Nantes, 10 septembre 1960). Et il m’a fallu beaucoup de temps pour passer du « machin » à la compréhension de ce qu’est l’ONU. J’en conçois évidemment toute la légitimité mais, comme Thierry de Montbrial, je suis très sceptique.

Alain Dejammet

Le général de Gaulle, en effet, a parlé du « machin qu’on appelle l’ONU ». Il ne supportait pas l’idée que nous ne soyons pas laissés libres d’amener l’Algérie à l’indépendance par nous-mêmes et sans avoir besoin des abois de roquets venant des Nations Unies. Pourtant, le jour de sa mort, la totalité des États membres a défilé à la tribune de New York pour lui rendre hommage. Dieu merci notre ambassadeur n’a pas eu à les remercier individuellement en enfilant les trémolos, il s’est borné, monté à la tribune, à lire le testament du général de Gaulle, bref, humble, altier. Et ce fut tout.

Nous allons entendre Bernard Miyet dont je rappelle qu’il a été non seulement ambassadeur auprès de l’Office européen des Nations Unies à Genève mais aussi le premier directeur français des opérations de maintien de la paix sous Kofi Annan. Il a donc une double casquette, une double autorité, une double expérience.

Bernard Miyet

J’ai tout appris d’Alain Dejammet lorsque j’ai intégré la Direction des Nations Unies au Quai d’Orsay En 1976. Il a fait mention de ce séminaire-retraite près de New York auquel j’ai également assisté. Il a évoqué l’absence de traces laissées par cette discussion qui semble n’avoir marqué personne, pour tout dire. Je ne sais pas si Alain Dejammet a une mémoire active de son contenu mais j’avoue n’en avoir pour ma part aucun souvenir. Et il n’y a pas eu, après cette réunion, d’écho dans les débats du Conseil de sécurité ou au sein des Nations Unies sur des questions qui auraient pu être évoquées. Et je suis d’ailleurs à peu près certain que la plupart des ambassadeurs présents à la réunion n’avaient lu ni Fukuyama ni Huntington. Cela explique peut-être en partie les choses.

Je reviendrai sur ce que disait Jean de Gliniasty. Fukuyama a-t-il gagné ? Huntington avait-il raison ? En fait la question ne s’était pas posée alors. Nous sommes en 1998, après la chute du mur de Berlin, près de vingt ans après l’arrivée au pouvoir de Mrs Thatcher et de Ronald Reagan qui, sur le plan économique - Alain Dejammet l’a évoqué - ont réussi à marginaliser les instances internationales traitant des questions économiques, commerciales ou financières. Si l’agenda néolibéral est actuellement remis en cause, ce n’était le cas à ce moment-là puisqu’à partir des années 1980, il devient la règle du jeu et est en train de triompher. L’ultra néolibéralisme est mort depuis très peu de temps.

J’ai commencé ma carrière en m’occupant de la CNUCED dans la période heureuse, bénie, du « dialogue Nord-Sud » qui a été proprement éjecté de la sphère internationale à partir des années 1980. Au cours des années 1990, après la chute du mur de Berlin, l’ultralibéralisme se répand jusque dans la Russie de Eltsine dans des conditions invraisemblables qui mettent le pays plat. Les Russes en payent encore le prix. C’est en outre la période où cours de laquelle les Chinois sont discrets et silencieux, la Chine va adhérer en 2001 à l’OMC avec la seule idée que l’économie de marché va lui permettre de se développer. Donc dans le contexte de l’époque, l’économie de marché est en train de triompher et il n’y a plus de conflits majeurs. L’euphorie du maintien de la paix a commencé au début des années 1990 et tout le monde a suivi à ce moment-là.

Quand je suis arrivé au poste de Secrétaire Général adjoint de l'ONU chargé des opérations de maintien de la paix, après les drames de Somalie, de Srebrenica et du Rwanda, j’imaginais être éventuellement réduit à jouer un rôle de syndic de faillite dans la mesure où nos amis anglo-saxons acceptaient qu’un Français puisse diriger le Département du maintien de la paix. Jean de Gliniasty était alors à la direction des Nations Unies et Alain Dejammet à New York. Les choses ont en fait rapidement évolué parce que la règle du jeu au sein du Conseil de sécurité, veut que tout dépende de la volonté des cinq membres permanents qui avancent ou reculent, bloquent ou font des progrès, en fonction de leurs seuls intérêts stratégiques. Cela a été le cas pendant toute la période de la guerre froide et c’est encore vrai aujourd’hui. Le dossier du conflit israélo-palestinien est bloqué par les États-Unis au Conseil de sécurité depuis des décennies et il ne se passe rien sur ce sujet. De la même manière que l’on n’y parle pas des deux plus vieilles opérations de maintien de la paix des Nations Unies. L'une date de 1948, c’est le contrôle du cessez-le-feu en Palestine. La deuxième de 1949 au Cachemire où quatre-vingts observateurs se promènent sur une frontière de plusieurs milliers de kilomètres pour ne rien observer. Mais cela continue à exister parce que tout le monde en est d’accord. Donc les Nations Unies servent aux grandes puissances qui bloquent et avancent quand elles veulent. Ce n’est pas le système qui est à critiquer en tant que tel, la réalité voulant que les grandes puissances ne siègent à l’ONU qu’à condition de pouvoir défendre leurs intérêts fondamentaux.

Sur le plan économique on observe un retour de balancier. Si les 77 ont tenté d’exister jusqu’aux années 80, aujourd’hui ils s’interrogent et se demandent s’ils doivent vraiment jouer le jeu de l’Occident ? La récente réaction de l’Arabie saoudite qui, sur la question des exportations de pétrole, s’allie avec la Russie est symbolique. Les rapports de force sont en train d’évoluer et la période d’un Occident arrogant contrôlant tout le système est terminée. C’est aussi le cas pour le Mouvement des non-alignés dont l’objectif était d’éviter de choisir entre l’URSS et l’Occident et qui se réveille à nouveau pour faire de même entre la Chine, la Russie et l’Occident.

Le vrai problème de l’Occident, et notamment des États-Unis, c’est d’avoir marginalisé les pays du Sud, avec leur portion congrue au sein du Conseil de sécurité – faute de réforme possible pour l’élargir - et les tenant à l’écart sur l’ensemble des questions économiques puisqu’ils n’ont voix au chapitre sur pratiquement rien. On a quand même réussi à obtenir que les choses importantes se décident au sein du G5 puis du G7 dès les années 70/80. Cela après que les États-Unis aient abandonné l’étalon-or, décidé la convertibilité du dollar puis imposé la règle du jeu de la dérégulation, obtenu que les organisations internationales ne s’occupent de rien, et que la privatisation soit la réponse à tout. Aujourd’hui il faut payer la note et ces pays comptent la faire payer. Les Chinois ont brillamment trouvé le moyen de faire avancer leurs intérêts.

Dans le domaine des droits de l’homme, le problème du choc des civilisations est selon moi un faux problème. En réalité des régimes autocratiques et totalitaires utilisent ou instrumentalisent la religion, ou nouent des relations avec des autorités religieuses, pour préserver leur pouvoir et interdire toute évolution démocratique dans leurs pays. Le fond du problème se trouve là : c’est moins une guerre de civilisation que la lutte de régimes autocratiques ou théocratiques prêts à se battre jusqu’au bout pour maintenir leur pouvoir. Poutine et le patriarche orthodoxe russe Cyrille, l’Iran, Erdogan et les dignitaires musulmans ne veulent surtout pas engager de discussions sur les droits de l’homme. Leur unique problème est de maintenir leur pouvoir temporel ou spirituel. Nous ne devons pas abandonner la logique et les valeurs des droits de l'homme simplement parce que des régimes autoritaires veulent faire en sorte que rien ne se passe et bien qu’ils réussissent parfois. La majorité des pays membres du Conseil des droits de l’homme ont ainsi soutenu la Chine la semaine dernière [11] pour qu’on n’examine pas le rapport de Mme Bachelet sur la situation des Ouïgours.

Marie-Françoise Bechtel

Merci.

Parmi les idées que vous avez développées, l’une, qui n’a pas encore été abordée ce soir, m’inspire une question : "Comment ce que vous appelez l’agenda néolibéral, qui s’est mis en place après les années 1990, a-t-il d’une certaine manière supplanté la recherche d’une entente universelle autour d’un bien commun universel ? N’est-ce pas ce qui a commencé à tuer à petit feu l’ONU ?"

Bernard Miyet

Non, je ne pense pas que les biens communs soient une préoccupation majeure des pays en développement. L’ordre du jour des Nations Unies reflète presque toujours des préoccupations occidentales. Ce sont à l’origine des ONG occidentales et des médias occidentaux qui ont mené la danse.

La question de l’environnement n’est pas à l’origine une préoccupation fondamentale des pays du Sud. C’est un problème de nos propres pays, de nos propres opinions, de nos propres sociétés civiles qui veulent le faire prendre en compte et s’emparent du dossier. Il en est de même pour le développement durable ou les migrations. Mais on voit bien que ce sont ces sujets, ces défis mondiaux, qui aujourd’hui suscitent des réactions dans les opinions publiques occidentales et deviennent les éléments de discussion déterminants au sein du système des Nations Unies.

Sami Naïr

Le dialogue des civilisations contre le choc de civilisations a été institutionnalisé par l’ONU. La semaine dernière encore, l’ancien président du gouvernement espagnol, Zapatero, partait pour New York, pour présider le Comité du dialogue des civilisations. Un comité qui a été d’ailleurs également présidé pendant cinq ans par Recep Tayyip Erdoğan ! Ce sujet s’est totalement institutionnalisé. Ce n’est maintenant qu’une machine à faire des textes. Je dois ajouter que cette opération, à ses débuts, avait été montée par le gouvernement espagnol.

Marie-Françoise Bechtel

Autre question adressée à Bernard Miyet :

Concrètement, le G8 devenu G7 et le G20 ne sont-ils pas aujourd’hui les instances internationales vers lesquelles tout le monde se tourne comme les fleurs vers la rosée alors que l’ONU, en arrière-plan, reste une structure juridique et pas grand-chose d’autre ?

Bernard Miyet

Vous avez raison. Les Nations Unies ont été dépossédées de tout pouvoir de négociation.

J’ai débuté au Quai d’Orsay sous l’autorité d’Alain Dejammet au milieu des années 70. Nous négociions la création d’un fonds commun de stabilisation des cours des matières premières. Nous avions auparavant adopté des accords sur plusieurs matières premières et produits de base (jute, cacao, café, fer, étain, etc.). Nous voulions établir des codes de conduite en vue d’instaurer des règles du jeu sur les sociétés transnationales, sur les transferts de technologies et le droit des brevets, ou encore les pratiques commerciales restrictives, c'est-à-dire sur le droit de la concurrence et l’abus de position dominante… Tous ces accords et codes ont été écartés et la dérégulation est devenu le maître-mot.

Il faut reprendre notre souveraineté, clame-t-on aujourd’hui. En réalité nous n’avons pas perdu notre souveraineté à cause de l’emprise des organisations internationales mais au contraire parce que nos gouvernements avaient décidé que la dérégulation, l’absence de contrôle par les organisations internationales étaient l’alpha et l’oméga de toute politique. C’est le fond du problème dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Ce ne sont pas les organisations ou la régulation internationales qui créent des problèmes de souveraineté. C’est l’absence de règles du jeu qui fait que nos gouvernements se trouvent dorénavant dans une situation impossible.

Avec l’accord de tous les pays - y compris la France (avec des gouvernements de gauche) ou la Commission européenne dirigée par Jacques Delors (dont Pascal Lamy était le bras droit) - une libéralisation totale des marchés de capitaux et des flux financiers a été actée, en espérant que le FMI allait être l’organe de contrôle. On a eu la libéralisation mais le rôle du FMI a été limité à s’occuper de problèmes d’ajustement structurel pour les déficits de balance des paiements des seuls pays du Sud. Pour le reste, quelle organisation internationale contrôle ce qui se passe à New York au Stock Exchange, à la City à Londres ou à la bourse de Singapour et de Hongkong ? Personne ! Qui s’occupe aujourd’hui de savoir quelles sont les règles pour les sociétés multinationales ? C’est le département du commerce à Washington, c’est la direction générale de la concurrence à Bruxelles, personne d’autre ! Il n’y a rien au niveau international sauf entre une poignée de chefs de banques centrales occidentales. On s’est en fait dépossédé de toute souveraineté parce qu’on a mis en place un système totalement dérégulé. On en paye le prix aujourd’hui.

Marie-Françoise Bechtel

Je vous remercie beaucoup pour cette mise au point très claire.

Pierre Conesa

Les années 1991-1992 voient la disparition de l’URSS mais surtout la guerre du Koweït, la première guerre post-guerre froide. (Les Russes s’abstiennent, on peut y aller !). C’est aussi la première guerre télévisualisée. C’est l’époque de CNN, de La Cinq en France. Toutes les chaînes de télévision de la planète viennent s’installer en Arabie saoudite. Chaque jour il fallait apporter de l’information. Or il ne se passait rien puisqu’on avait donné un ultimatum de six mois à Saddam Hussein pour se retirer. Au bout de six mois la guerre tant attendue se déclenche mais elle ne dure que 120 heures ! Six mois de préparation pour écraser en 120 heures ce qu’on a appelé la quatrième armée du monde. Dès lors, nous sommes saisis d’une espèce d’hybris guerrière, convaincus qu’envoyer des militaires va permettre de résoudre tous les problèmes.

Au début, à Sarajevo, on envoie en interposition - sous-titre V si je ne m’abuse - des casques bleus français et anglais sans aucun moyen de défense. La seule apparition de Français et d’Anglais porteurs de casques bleus était censée calmer tout le monde.

Plus tard on envoie des militaires en Somalie pour sauver l’aide humanitaire. C’était l’époque où des bandes pillaient les convois humanitaires. Rony Brauman avait interrogé ses équipes sur place qui lui avaient assuré que les hommes qui attaquaient les convois humanitaires n’étaient pas des voleurs. Ils ne revendaient pas l’aide internationale, ils la distribuaient à leur clan, estimant qu’ils étaient mal desservis. Brauman part donc pour Bruxelles, New York, etc. pour informer qui de droit qu’en augmentant le volume de l’aide on pouvait calmer la violence sur le terrain. Pendant qu’il est là-bas Kouchner, ancien humanitaire, décide l’intervention : on va envoyer des militaires pour sécuriser les convois humanitaires ! Vous connaissez la suite de l’histoire, 20 GI’s sont tués devant Mogadicio et les Américains se retirent.

Depuis la disparition de l’URSS, le paradigme structurant qu’était cet ennemi suprême autour duquel toute la réflexion devait se construire, on décide en fonction de critères de politique intérieure : On ne peut pas ne pas…

Le paroxysme de cet interventionnisme militaire va se concrétiser avec la Libye. Où l’on voit un individu rentrant de Libye, où il aurait rencontré le nouveau Massoud, venir convaincre le Président de la République qu’on ne peut pas ne pas… et de se répandre sur les plateaux télé.

On est dans un mécanisme où depuis un certain nombre d’années, notamment depuis la disparition de l’URSS, les débats stratégiques ne se font plus dans les grandes enceintes internationales. Ils ne se font même plus autour des diplomates. Ils se font sur les plateaux télé. C'est ce que j’ai appelé le complexe militaro-intellectuel dont l’archétype est BHL qui sillonne la planète en désignant les ennemis. Les chefs d’État prennent leurs décisions non pas en fonction de la nature de la crise mais en fonction de l'échéancier électoral. D’où un décentrage de la réflexion proprement stratégique. C’est une des raisons pour lesquelles le recours à l’ONU n’est pas devenu une étape obligée.

Marie-Françoise Bechtel

Une chose a attiré mon attention dans ce qui vient d’être dit.

Dans le démembrement de la Yougoslavie, le rôle principal a été joué par une grande puissance d’outre-Atlantique tandis que les Européens et l’ONU n’intervenaient que très secondairement. N’est-ce pas l’exemple même de l’impuissance onusienne ? La guerre de Yougoslavie ne marque-t-elle pas un tournant dans cette impuissance ? Car rien ne justifiait que les pays d’Europe ne fissent pas appel aux Nations Unies. Sauf peut-être la profonde division de ces pays d’Europe sur la question yougoslave.

Au moment du démembrement de la Yougoslavie on voyait quasiment les Allemands planter le dernier clou sur le cercueil du Traité de Versailles, écrivait Alain Dejammet. N’avons-nous pas là typiquement une crise extrêmement profonde au cœur de l’Europe qui a laissé l'ONU complètement « sur le flanc » ?

Renaud Girard

Effectivement, dans l’affaire yougoslave, la première puissance européenne qui ne va pas jouer le jeu de la solidarité européenne, c’est l’Allemagne, alors que la commission Badinter avait préconisé des solutions. L’Allemagne va reconnaître l’indépendance de la Croatie unilatéralement, sans en avoir parlé à ses partenaires européens.

Sur la Yougoslavie, ne pouvant envoyer de forces en propre, l’ONU a dû, comme à son habitude, recourir à des contingents. Fin mai début juin1992, alors que ça commence à chauffer en Bosnie, Pierre Joxe, ministre de la Défense, anticipant une éventuelle convocation par François Mitterrand, appelle Dick Cheney (secrétaire à la Défense des États-Unis). J’ai vu à la télévision ce qui se passe en Bosnie, il faut faire quelque chose, déclare ce dernier. Et de lui proposer une sorte de « division du travail » : aux Anglais la Navy (il fallait bloquer les bouches de Kotor et empêcher le bombardement de Dubrovnik), à nous l’Air Force et, à vous Français, la Ground Force. Joxe a peu apprécié la plaisanterie…

Avant même la prise de Srebrenica le 11 juillet 1995 par l’armée bosno-serbe, il y avait eu une initiative franco-anglaise de constitution d’une brigade commune d’intervention, pour éloigner de Sarajevo l’artillerie du Bosno-Serbe Mladic. Chirac avait préconisé une reprise par la force de Srebrenica et avait appelé Clinton en ce sens. On ne reprend pas Srebrenica par la force mais le prochain coup on frappe, a répondu Clinton à Chirac. Le prochain coup ce fut le 30 août 1995. Un seul jour d’intervention de l’OTAN a suffi pour que les Bosno-Serbes cèdent et que Slobodan Milošević accepte de se rendre à Dayton pour négocier, avec une voix prépondérante dans la délégation parlant au nom des Serbes de Bosnie.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup de nous avoir rappelé que les accords de Dayton [12], conclus aux États-Unis, quoi que signés à Paris (le 14 décembre 1995), pour sauver la face sont quand même le dernier moment où l’Europe a cédé devant la puissance américaine, encore une fois dans l’impuissance onusienne me semble-t-il.

Alain Dejammet

Tout ceci plaide pour que l’on réintroduise sérieusement l’apprentissage de l’histoire.

En effet, dans cette affaire yougoslave, les diplomates, les hommes politiques s’imaginaient avoir une lecture de l’histoire. Ils se trompaient. À part, peut-être, le Président Mitterrand les diplomates français savaient très peu de choses sur le traité de Versailles, sur le comportement des Occidentaux, des Européens, dans l’entre-deux guerres vis-à-vis du royaume des Slovènes, des Croates et des Serbes, et sur la période de la Deuxième guerre où les résistants yougoslaves ont tenu tête à dix divisions nazies. Ils déboulaient avec des idées courtes. Ce n’était pas le cas de nos partenaires européens qui savaient vaguement ce qui s’était passé pendant la Première guerre mondiale. Ils savaient notamment que la guerre avait été gagnée moins à Verdun que lors de la marche de Franchet d'Espèrey, avec les troupes serbes, pour remonter vers l’Autriche et que l’on avait donc eu quelque raison d’avantager le royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes à la fin de la Première guerre mondiale.

Un diplomate hollandais avait très bien résumé la situation en juillet 1991, après que la Croatie et la Slovénie avaient déclaré leur indépendance en violation de la constitution yougoslave qui spécifiait qu’une république fédérée ne pouvait être indépendante qu’à condition que les autres soient d’accord. Les Européens s’étaient réunis en marge d’une réunion du G7 à Londres en juillet 1991. La Hollande présidait alors la Communauté économique européenne (CEE). C’était donc un Hollandais qui avait exprimé ce qui pouvait être une solution simple pour la Yougoslavie : les Slovènes et les Croates ont voulu un État homogène. Ils en ont pratiquement la possibilité mais il faudra que les Serbes, minoritaires dans ces républiques fédérées, ne soient plus sous l’autorité de Belgrade mais de Ljubljana et de Zagreb.

Devant le refus des Croates et des Slovènes de rester sous l’autorité lointaine de Belgrade, les Serbes installés en Krajina, c'est-à-dire en Croatie et en Slovénie - mais surtout en Croatie - refusent à leur tour de rester sous la férule des Croates et veulent être rattachés à Belgrade.

Crime de Milosevic : il veut la grande Serbie ! En fait, il veut faire ce que font les Croates et les Slovènes pour leur propre territoire, des unités homogènes.

Le directeur politique hollandais évoque donc une solution visant à rectifier les frontières des républiques fédérées par un découpage territorial permettant aux Serbes actuellement sous la férule de Zagreb ou de Sarajevo de revenir sous l’autorité de Belgrade. L’autre solution est de garder les territoires tels qu’ils sont mais d’octroyer aux populations le régime le plus protecteur des droits de l’homme.
Ce n’est qu’un cri autour de la table : les droits de l’homme ! les droits de l’homme ! Rectifier les frontières est incompatible avec the Highest standards of human rights.

Les Allemands vont immédiatement clore le débat en faisant remarquer que la remise en cause les lignes arrêtées depuis la fin de la guerre pourrait donner des idées à leur propre pays ! Ces Allemands ont d’ailleurs un langage original pour parler de ce conflit : ils ne parlent pas des Serbes mais des Tchetniks [13] et des Partisans, retrouvant très naturellement le verbe de 1943. C’était d’ailleurs le langage que comprenaient très bien nos amis britanniques qui, parachutés en Yougoslavie, avaient favorisé les Partisans de Tito contre les Tchetniks de Mihailović.

Les Allemands avaient un souvenir historique précis de la situation, les autres pays également, sauf les Français, à l’exception du Président Mitterrand et, peut-être, de quelques-uns des ministres qui l’entouraient, au premier rang, Jean-Pierre Chevènement. Le Président Mitterrand, pendant des jours et des jours, a reçu sur son bureau des notes de la Direction des affaires politiques qui l’informaient de ce qui se passait et qui le rendaient assez malheureux. Mais il avait un autre dessein, c’était le sort du mark, celui de l’euro, celui de l’Union européenne. Il fit son choix et ce fut Maastricht.

Je reviens à mon exhortation : il est indispensable que les jeunes réapprennent l’histoire, connaissent l’histoire des relations internationales ! Les jeunes diplomates que je côtoyais savaient si peu de la Première guerre mondiale et de Versailles. Ce, n’était le cas ni des Allemands, ni des Anglais, ni de M. Holbrooke négociateur des accords de Dayton repris du plan européen, américain d’ascendance allemande.

Relire l’histoire, prendre au sérieux les textes, ne pas trop s’illusionner sur la force de l’argument du deux poids deux mesures dans le monde de l’instant que nous vivons, alors même où bien peu savent ce qui s’est vraiment passé en Ukraine avant 2014 et de 2014 à aujourd’hui.

Marie-Françoise Bechtel

Nous allons clore cette belle soirée.

Nous devons remercier tous les participants. Les questions très précises qu’ils ont posées tout comme leurs commentaires savants ont animé le débat. Et remercier, bien entendu, notre ami Alain Dejammet qui s’est déployé, montrant les facettes de tous ses talents.

Et s’il n’y avait qu’un dernier mot à ajouter le dirais qu’en parlant de la grande organisation internationale universelle qu’est l’ONU, en parlant des conflits à travers le monde, en passant du choc des puissances et de l’éventuel triomphe des valeurs occidentales, nous avons, en filigrane parlé finalement des États-nations qui sont quand même le résidu persistant sans lequel ces puissances ne pourraient s’exprimer soit à travers des valeurs soit à travers des conflits.

Merci beaucoup.

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[1] Arnold Toynbee, A Study of History, Oxford University Press, 1934 (12 tomes).
[2] Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l'esprit professées par Alexandre Kojève de 1933 à 1939 à l'École des Hautes Études, réunies et publiées par Raymond Queneau. Paris, Gallimard, 1947.
[3] Jean-Pierre Chevènement, Qui veut risquer sa vie la sauvera, éd. Robert Laffont, 2020.
[4] Jean Hyppolite, Genèse et structure de la phénoménologie de l’esprit de Hegel (1946), éd. Aubier-Montaigne. (Réédité dans les Classiques Garnier, coll. Philosophies contemporaines).
[5] « Fukuyama : Chine, Russie, Iran... Leurs faiblesses majeures confirment la "fin de l'histoire" », L’Express, 22 octobre 2022.
[6] L’ancien président Hu Jintao a été escorté vers la sortie, samedi 22 octobre 2022, lors de la cérémonie de clôture du congrès du Parti communiste. Officiellement, Hu Jintao aurait été exfiltré car il «ne se sentait pas bien ». (NDLR)
[7] Paul Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers : Economic Change and Military Conflict from 1500 to 2000, publié pour la première fois en 1987. Paul Kennedy explore la politique et l'économie des grandes puissances de 1500 à 1980 et la raison de leur déclin. Il continue ensuite en prévoyant les positions de la Chine, du Japon, de la Communauté économique européenne (CEE), de l'Union soviétique et des États-Unis jusqu'à la fin du XXe siècle. (NDLR)
[8] Sergio Vieira de Mello, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme et Représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU en Iraq a succombé à une attaque terroriste qui visait l'ONU (la première depuis 1945) et qui fit vingt-et-une autres victimes et plus de 200 blessés. (NDLR)
[9] Dans le cadre de la guerre d'Algérie, l’armée française a bombardé le village tunisien de Sakiet Sidi Youssef le 8 février 1958, causant la mort de plus de 70 personnes et 148 blessés parmi la population civile. (NDLR)
[10] Groupe constitué en 1964 au sein de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement1 (CNUCED). et réunissant à l'origine 77 États pour la défense des intérêts du Sud. Il rassemble aujourd'hui la plupart des pays en développement. (NDLR)
[11] Le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a rejeté une motion présentée par les pays occidentaux visant à organiser un débat sur les violations présumées des droits de l’homme dans la région chinoise du Xinjiang, après qu’un rapport du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme a conclu à la possibilité de crimes contre l’humanité. https://news.un.org/fr/story/2022/10/1128597 (NDLR)
[12] Du 1er au 21 novembre 1995, se déroulent près de Dayton, aux États-Unis, des négociations, visant à mettre fin à la guerre de Bosnie-Herzégovine qui ravage depuis trois ans l'ancienne république yougoslave, entre les présidents serbe (Slobodan Milošević), croate (Franjo Tuđman) et bosnien (Alija Izetbegović), ainsi que le négociateur américain Richard Holbrooke. Ces accords de Dayton prévoient une partition de la Bosnie-Herzégovine entre la fédération de Bosnie-et-Herzégovine (croato-bosniaque) et la république serbe de Bosnie (serbe), ainsi que le déploiement d'une force de paix multinationale, l'IFOR. (NDLR)
[13] Les Tchetniks sont une force armée yougoslave issue de la droite nationaliste serbe, active durant la Seconde Guerre mondiale, fondée par Draža Mihailović, officier de l'armée royale yougoslave, pour mener la résistance contre l'occupation de la Yougoslavie par les forces de l'Axe.
Reconnus et soutenus initialement par les Alliés, les Tchetniks ne disposent pas d'une organisation centralisée et entrent en conflit avec l'autre force de résistance, les Partisans dirigés par le chef communiste Josip Broz Tito.

Le cahier imprimé de la table ronde "Autour des idées de Francis Fukuyama et de Samuel Huntington" est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

 

Fondation Res Publica I Lundi 6 Février 2023 I | Lu 128 fo