Des soldats noirs face au Reich

 
 

Le rapport du iiie Reich aux Noirs d’Europe et des empires coloniaux est un sujet relativement peu connu. Ce n’est que depuis une quinzaine d’années que sont publiées études et monographies sur le sort des Noirs dans l’Allemagne et l’Europe nazies – une éclosion éditoriale (mais pas forcément historiographique [1]) parallèle à celle qui touche l’histoire coloniale de l’Allemagne des années 1880 à 1919. Le sort des « bâtards du Rhin » est désormais mieux connu, ainsi que celui de soldats de l’Empire colonial français, froidement abattus en 1940, notamment par les hommes de celui qui prétendait mener « une guerre sans haine » (Rommel).

Au regard des événements de Clamecy ou de Lyon, le titre des mémoires posthumes de Rommel revêt une signification singulièrement cynique. Un examen plus attentif de la question noire sous le iiie Reich conduit cependant, paradoxalement, à donner en partie raison au maréchal allemand, nazi convaincu qui a dû sa brillante carrière au nouveau régime. Si le racisme anti-Noir des nazis est tout de mépris et de dégoût, la haine – telle qu’elle est promue par le régime nazi à l’encontre des Juifs – semble plus rare, voire absente, dans les textes fondateurs et dans les vecteurs de l’idéologie.

Le sort des Noirs sous le iiie Reich, comparé à celui des Juifs et des Slaves, nous permet de mieux comprendre la nature d’un racisme nazi différencié, qui distingue ses objets et en tire des projets précis et adaptés à chaque catégorie visée.

Généalogie d’un racisme anti-Noir

Le nazisme est un racisme : il faut le répéter, tant la vision du monde nazie est structurée par une hiérarchisation de l’humain sur le fondement de la « race », et par le mépris, ou les peurs, que cette dernière charrie. Ensuite, le racisme nazi ne vient pas de nulle part : il est l’héritier du racisme européen du xixe siècle, qui ne fut ni plus profond, ni plus virulent en Allemagne qu’ailleurs. Depuis la seconde moitié du xixe siècle, toute l’Europe adopte le racisme comme fondement et justification de sa domination sur le monde, dans le cadre des empires coloniaux [2].

Le xixe siècle européen hérite d’abord du racisme des Lumières : au xviiie siècle, la science positive se donne pour ambition de classer et de nommer la totalité du réel, et d’expliquer des phénomènes physiques par des causes tout aussi physiques. La taxinomie est la grande passion du siècle : on élabore des tables de minéraux, de végétaux, d’animaux et d’hommes. Le centre de cette activité est, en France, le Jardin du Roi qui devient, en 1792, le Muséum d’Histoire naturelle. Le regard des naturalistes est européo-centré : l’activité de classement hiérarchise au bénéfice de l’homme blanc, placé tout en haut des échelles d’évolution. Les théoriciens classiques du racisme (dont le Français Joseph Arthur de Gobineau), sont les légataires de cette science classificatrice, à laquelle ils se bornent à ajouter un supplément d’âme littéraire, sur le mode d’un pathos élégiaque, déploration fin de siècle avant l’heure : Gobineau constate avec mélancolie la disparition et l’épuisement progressif de l’homme blanc, voué à disparaître dans le mélange universel [3].

Ce n’est qu’après la réception (et la mésinterprétation) des œuvres de Charles Darwin que – pour reprendre les catégories de Pierre-André Taguieff – le racialisme (simple distinction et hiérarchisation des hommes) devient racisme, c’est‑à-dire programme d’action politique fondé sur le constat supposé d’une différence ontologique entre les hommes. Les théoriciens du darwinisme social transposent doctement les concepts de leur maître (« lutte pour la vie », « survie du plus fort », « sélection naturelle ») du monde de la nature (faune et flore) au monde de la culture (le monde humain), de la nature à l’histoire – au grand dam de Darwin, qui, de son vivant, proteste contre cette mystification et la récuse [4]. Les darwinistes sociaux – Francis Galton et Herbert Spencer en Grande-Bretagne, Clémence Royer et Vacher de Lapouge en France, Houston Stewart Chamberlain en Allemagne – voient dans la société et dans les rapports entre les peuples un combat pour la vie où l’emportent les plus forts. Le succès du darwinisme social dans les élites européennes est dû au fait qu’il justifie tout aussi efficacement la domination sociale (celle des bourgeois sur les prolétaires) que la domination coloniale (celle des Blancs sur les Noirs et les Jaunes).

Il reste que les épigones dévoyés de Darwin s’intéressent plus à la question sociale qu’aux problèmes coloniaux : le mélange des races est exclu a priori, et les indigènes, une fois matés, ne sont guère plus menaçants, alors qu’avec le développement du mouvement ouvrier et les ébauches d’un État-providence (en particulier dans l’Allemagne bismarckienne), les classes laborieuses sont plus que jamais les « classes dangereuses », redoutées par la bourgeoisie.

Dans l’Allemagne impériale, le racisme – tout comme l’antisémitisme – n’est pas plus virulent qu’ailleurs en Europe. Seule spécificité : le voisinage de l’Est (Pologne, Russie…) teinte l’antisémitisme de racisme et fait du « Ostjude », avec son yiddish et sa vêture étrange, le « bougnoule » de l’Allemagne ; en outre, un discours se développe, qui voit l’épanouissement d’un racisme intra-européen : tout de mépris raciste pour les Polonais, il exalte la mission civilisatrice de l’Allemagne à l’Est. Depuis quelques années, les historiens allemands [5] s’intéressent par ailleurs à la guerre contre les Hereros (1904-1908), en Namibie allemande, qui fut marquée par une extrême violence et par un projet éradicateur assumé. Certains sont tentés d’y voir une préfiguration de la violence génocidaire nazie, alors qu’il faudrait se garder de toute lecture téléologique : la violence coloniale allemande participe pleinement de son temps – la conquête de l’Algérie par la France ou l’exploitation du Congo par les Belges n’ont pas grand-chose à envier à Lothar von Trotta – et de sa culture du mépris, mais aussi, en certaines occurrences, de la crainte : le déchaînement de violence allemand en Namibie ne s’explique que par les démentis que l’art de la guerre herero avait apportés aux préjugés des militaires allemands, qui voyaient dans les populations africaines des demi-primates parfois vindicatifs, mais vertigineusement inférieurs au fantassin prussien, ce que l’expérience s’est chargée de contredire.

Il convient d’insister car, à défaut, on se méprend sur le racisme en général et le racisme nazi en particulier : la violence n’est pas la fille du seul mépris, mais du mépris et de l’angoisse. Dans le cas de l’Allemagne wilhelminienne, toute remise en cause d’une destinée manifeste, constamment claironnée, et d’une supériorité revendiquée, suscite l’hyperbole, dans le discours comme dans les actes. En 1900, quand des Allemands sont agressés à Shanghai par des nationalistes chinois, les puissances réagissent par l’envoi d’un corps expéditionnaire dont le commandement est confié à l’armée allemande. C’est en ces termes que Guillaume II salue l’embarquement de ses troupes, à Bremerhaven :

 

Sus à l’ennemi, écrasez-le ! Pas de pitié ! Pas de prisonniers ! Celui qui vous tombera sous la main est un homme mort. Il y a mille ans, les Huns du roi Attila se sont fait un nom qui retentit formidablement aujourd’hui encore dans les mémoires et les contes ; que le nom des Allemands acquière en Chine la même réputation, pour que jamais plus un Chinois n’ose même regarder un Allemand de travers [6] !

 

Voici un exemple de révulsion raciste, faite de mépris de l’inférieur, d’angoisse devant la menace et de dégoût devant l’étrange et l’étranger. C’est en des termes similaires que l’opinion publique allemande va être invitée, par la presse et par des lobbies politiques, à envisager les Noirs à partir de 1914.

Grande Guerre et occupation rhénane : la catalyse du racisme anti-Noir

Le topos d’une France noire ne date pas de 1914 : dès 1870, des unités prussiennes et allemandes ont eu à combattre des troupes coloniales issues de l’Empire français, nord-africaines et sénégalaises pour l’essentiel, ce qui suscite généralement de la réprobation en même temps qu’une dédaigneuse satisfaction. Si, en effet, la France en est réduite à aligner des Noirs pour combattre Germania, c’est qu’elle est tombée bien bas… Dans le même temps, la France est blâmée pour avoir violé un tabou : l’Europe est le champ clos des blancs, et il est malséant de mêler des Noirs et des Maghrébins aux querelles de leurs maîtres. Malséant et malsain : après la guerre russo-japonaise de 1905, qui voit une puissance de couleur vaincre la Sainte Russie, l’Europe prend conscience de sa vulnérabilité face à un monde qu’elle

La sauvagerie contre la civilisation blanche : un dessin satirique allemand de 1916
 
 

pensait dominer. Dès lors, l’engagement massif de troupes coloniales dans les tranchées françaises dès 1914 est l’objet d’une condamnation ferme de la part des Allemands, condamnation toute de dépit rageur (les Allemands ne disposent pas de telles troupes – sur le sol européen du moins –, ces troupes représentant un atout essentiel pour la puissance française) et d’ironie féroce : c’est donc bien la guerre de la civilisation contre la barbarie ! Les Français, qui prétendent se battre pour la culture et l’humanité, submergent l’Europe de leur sauvagerie coloniale.

C’est le propos de cette une de l’hebdomadaire satirique Kladerradatsch (23 juillet 1916), qui représente un sauvage, manifestement cannibale (à en croire le crâne qu’il arbore en pendentif) dansant avec frénésie sur fond d’assaut de Noirs emmenés par un officier blanc : voilà « Comment on civilise l’Europe » (« Die Zivilisierung Europas »). La France, bien loin d’être l’honneur du monde civilisé, est la honte de l’Europe, qu’elle expose à la férocité et aux pulsions des animaux de son Empire. Au moins les Noirs et les Maghrébins ne foulent-ils pas le sol allemand, car l’armée impériale est, durant, quatre ans, bien installée en France.

Cette situation change cependant à partir de novembre 1918 : la présence de troupes coloniales sur la rive droite du Rhin choque l’opinion publique allemande, attisée par des groupes nationalistes et traumatisée par la défaite. C’est de 1919 que datent les premières stigmatisations de la « honte noire » (schwarze Schande, schwarze Schmach) [7],

Force noire et barbarie : un réquisitoire en images
 
 

dénonciations véhémentes de la présence coloniale en Allemagne, surdéterminées par quelques fantasmes classiques du racisme colonial, comme le viol de femmes allemandes blanches par des soldats français noirs, dont la réalité n’est pas attestée au-delà de quelques cas statistiquement récurrents à chaque fois que, dans des contextes de victoire et d’occupation, une population civile éprouvée est mise en présence d’une soldatesque en quête de compensations psychiques et matérielles aux horreurs des combats. Qu’importe que les soldats noirs n’aient pas été plus violents, violeurs et pilleurs que d’autres : leur simple présence viole la terre allemande, et cette humiliation de l’homme blanc vient accentuer celle de l’homme allemand, vaincu malgré trente ans de rodomontades wilhelminiennes et quatre années de communiqués victorieux publiés chaque jour par l’état-major.

Cette une du journal satirique Simplicissimus fait le compte de ce qui est reproché aux Français occupant le Rhin, les viols et violences figurant sur l’étendard du soldat : primate agressif et sanguinaire, le tirailleur colonial tient entre ses dents le même couteau que le bolchevique de l’époque, lui aussi souvent représenté sous les traits d’un grand singe menaçant. Le message est limpide : la France noire apporte à l’Ouest la même subversion des valeurs et les mêmes désastres que la Russie rouge à l’Est.

La « honte noire » mobilise tout ce que l’Allemagne compte de groupes nationalistes et xénophobes : c’est d’ailleurs dans le contexte de cette année 1923 que se multiplient putschs et tentatives de coups d’État, au nombre desquels celle des nazis, en novembre. C’est en outre dans le sillage de ces événements qu’Adolf Hitler, condamné à servir une peine de forteresse pour atteinte à la sûreté de l’État, rédige Mein Kampf où il est, entre autres, question des Noirs et de la France.

Un racisme anti-Noir classique ?

Dans Mein Kampf, rédigé dans le contexte de l’après-crise de la Ruhr, les Noirs et la France sont confondus dans une même détestation, au point que les premiers deviennent synonymes de la seconde : elle est la puissance gâtée par l’histoire, dotée d’un vaste empire qui lui a permis de vaincre, mais qui va peut-être également signer son sort funeste. Hitler méprise une France qui, par sa faiblesse démographique, sa veulerie culturelle et son insigne manque de dignité, ne peut se passer de ses troupes coloniales : la France est, selon le néologisme qu’il affectionne, « vernegert » négrifiée. Puissance coloniale, elle est en passe d’être elle-même colonisée, subissant l’antique sort d’une Rome vaincue par ceux qu’elle avait vaincus, l’Oronte, selon Juvénal, se déversant dans le Tibre [8] quand l’Empire conquiert et submerge à son tour la métropole.

Quant aux Noirs eux-mêmes, Hitler les méprise souverainement : animaux inoffensifs en soi, ils ne deviennent dangereux que lorsqu’on les mélange au sang européen ou quand on se met en tête de les émanciper. À ce titre, l’extrait suivant de Mein Kampf est instructif :

 

On peut certes inculquer mécaniquement tout ce que l’on veut à un individu, de même qu’on peut dresser un caniche à faire tous les tours possibles […]. De temps à autres, dans une revue illustrée, on montre au bon bourgeois allemand que, çà et là, un nègre est devenu pour la première fois avocat, enseignant, voire prêtre ou ténor, ou que sais-je encore. Pendant que notre stupide bourgeoisie s’émerveille devant les résultats de l’éducation moderne, le Juif sait très bien comment exploiter tout cela pour justifier sa théorie de l’égalité des hommes […]. C’est une folie criminelle de dresser un demi-singe pour faire de lui un avocat alors que des millions de représentants de la plus haute race doivent végéter dans les places les plus indignes. C’est un péché contre la volonté du Créateur que de laisser autant d’êtres parmi les plus doués dépérir dans le marais prolétarien alors que l’on dresse des Hottentots et des Zoulous à grimper sur l’échelle des professions [9].

 

La cause est, pour Hitler, entendue : les Noirs sont inaccessibles à tout processus de civilisation. Ils peuvent être « dressés », mais non cultivés : leur faculté d’apprentissage tient du réflexe et non de la réflexion – et c’est par consécution mécanique qu’ils sauront réciter une partition ou une section du Code pénal, de la même manière que n’importe quel chien de salon lève la patte dès que l’ordre lui en est donné. Tout cela relève du racisme le plus écrasant, certes, mais aussi, sur le fond, le plus banal – même si le ton, insultant, est particulièrement véhément. Plus que les Noirs, ce sont les M. Prudhomme allemands qui consternent Hitler, ceux qui vont s’extasier devant un Noir « dressé » et en conclure à la fatale doctrine de « l’égalité entre les hommes ». Et plus encore que les philistins allemands, ce sont les Juifs qui inquiètent Hitler car, prévient-il, ce sont bien eux qui exhibent des Nègres éduqués sur la piste du cirque médiatique pour promouvoir un égalitarisme qui les sert si bien en les émancipant partout et en les faisant accéder eux-mêmes aux plus hautes positions sociales.

Dans sa violence, donc, Hitler ne défend pas un racisme anti-Noir différent de celui des racistes les plus brutaux d’avant 1914. Pour les nazis, les Noirs ne sont pas un danger s’ils restent à leur place : loin d’Europe, soumis aux Blancs, asservis à l’ordre colonial. Tant qu’ils sont hermétiquement isolés des Blancs et soumis à une stricte hiérarchie raciale, les Noirs ne représentent aucune menace. C’est au moment des Jeux Olympiques de 1936 que Hitler et la hiérarchie nazie, après une brève hésitation, précisent leur rapport aux Noirs. Dans un premier temps, il s’agit de montrer, par l’excellence des athlètes allemands, la supériorité nationale du Reich sur les États-Unis ou la France, et la précellence raciale des Blancs sur les Noirs. On sait que, si le premier objectif fut atteint (l’Allemagne est première au classement des nations), le second fut obéré par les performances du champion américain Jesse Owens, qui battit à la course et au saut les meilleurs compétiteurs « germaniques-nordiques », au grand dépit du Führer, tellement vexé qu’il en quitta sa tribune. Hitler se consola en adoptant une perspective polygénique radicale, c’est‑à-dire en défendant qu’il existait une différence, non de degré humain (comme le défendaient les racistes classiques), mais de nature : Blancs et Noirs ne participent pas de la même substance biologique, il y a bien entre eux une différence spécifique, d’espèce. Albert Speer rapporte ainsi ces propos d’un Hitler à la fois raciologue et réformateur du CIO, formulant ses vœux pour les Jeux suivants, qui doivent se tenir en 1940 :

 

C’est une race primitive dont les ancêtres sont issus de la jungle. Ils sont donc plus athlétiques que les blancs, civilisés, et représentent […] une concurrence déloyale ; on devra donc les exclure des Jeux et des compétitions à venir [10].

 

Ce polygénisme condescendant envers de grands animaux échappés de leur jungle n’est pas synonyme de douceur : si les Noirs sont tolérés quand ils savent rester à leur place (dans la jungle, les mines ou les champs de coton), ils sont l’objet des pratiques les plus violentes quand ils transgressent l’ordre racial – comme en témoigne la répression des Hereros.

Une fois parvenus au pouvoir, les nazis, tout à leur passion antisémite, n’oublient pourtant pas l’occupation de la Ruhr et ce qu’ils considèrent comme les séquelles de la présence française sur le Rhin : les « bâtards rhénans » (Rheinlandbastarde), enfants issus des unions entre femmes allemandes et soldats des troupes coloniales françaises. Depuis 1933, une intense campagne de presse les vise, parallèlement à celle qui, dans le même temps, cible les malades mentaux pour préparer l’opinion à leur euthanasie. Les enfants métis sont considérés par les nazis comme malades, car le mélange des sangs dont ils sont issus produirait un détraquement nerveux et mental. Selon le quotidien de la SS, Das Schwarze Korps, les métis rhénans sont schizophrènes :

 

Deux êtres se combattent en eux […], une véritable schizophrénie qui s’exprime dans leur absence d’équilibre et de maîtrise. Malgré toute la bonne volonté dont on peut faire preuve, le caractère de ces êtres demeure, toute leur vie, contradictoire, déchiré [11].

 

L’article s’attarde longuement sur les troubles comportementaux des enfants et adolescents métis : leur intranquillité supposée n’est pas due aux vexations et au rejet dont ils font l’objet (causes sociales et culturelles) mais à leur biologie trouble et aux défauts de la race noire (causes naturelles). Cette argumentation est un modèle de déterminisme biologique et d’ignorance des facteurs socio-psychologiques : « Ils sont difficiles à éduquer, récalcitrants, parfois mélancoliques et en partie dangereux dans leur vie pulsionnelle. Leur caractère rappelle grandement la jungle sauvage dont leurs pères ont jailli [12] », à en croire l’auteur qui, faussement compassionnel, déplore que ces « 600 bâtards vivent aujourd’hui leur triste vie dans les villes du Rhin, malheureux témoins de cette trahison envers la race blanche [13] » qu’a constituée la politique française d’occupation. La conclusion n’est pas explicite, mais elle peut être induite de la campagne en faveur de l’euthanasie des malades mentaux : mettre fin à une vie aussi misérable est un acte de réelle charité, en même temps qu’une action de défense raciale. On prévient la perpétuation biologique de cette anomalie naturelle : la Sonderkommission 3 de la Gestapo, créée en 1937, se charge de la stérilisation forcée des 600 à 700 métis repérés par les services du ministère de l’Intérieur du Reich.

Noirs, Slaves et Juifs

Si les métis doivent être biologiquement éradiqués (par la castration), c’est parce qu’ils représentent une violation des lois de la nature, et un danger éminent pour la race germanique : en 1943, Himmler recommande une attention particulière envers les Mischlinge juifs-aryens, qui unissent la malignité juive à la puissance créative et à l’excellence physique et intellectuelle des Aryens. Le métis, notamment le bâtard judéo-aryen, est ainsi un monstre qui conjugue les qualités de deux races pour combattre l’humanité nordique [14].

Il reste que les Noirs, en soi, ne sont pas l’objet d’un racisme de même nature que les Juifs. La tonalité du racisme anti-Noir des nazis est le mépris, et non la haine qui accable les Juifs. Les Noirs sont considérés comme une animalité brute et inoffensive, tant la stupidité les maintient dans une arriération qui les rend économiquement exploitables : par sa force physique, l’animalité noire est un facteur de production, un fond d’énergie bienvenu pour aménager un territoire sous la férule du colon allemand. Les Noirs, dans leur lointaine Afrique, ont donc un statut équivalent, sinon identique, à celui des Slaves en Europe, ressource indispensable à l’édification des colonies de l’Est. De manière significative, le Plan Général Est (« Generalplan Ost ») de la SS prévoit que la majorité des Slaves doit survivre, tandis que tous les Juifs doivent disparaître. Pareillement, on ne connaît aucun projet d’éradication biologique des Noirs dans les quelques textes, notes et plans nazis qui évoquent l’Afrique.

La colonisation de l’Afrique, notamment en Deutsch-Ostafrika (aujourd’hui Tanzanie et Rwanda) est célébrée par le cinéma du iiie Reich. Dans des films comme Die Reiter von Deutsch-Ostafrika (Les cavaliers de l’Afrique de l’est allemande, 1934) ou Carl Peters (1941), les Noirs apparaissent certes comme une population parfois hostile, mais aussi sous la forme de braves auxiliaires qui, régulièrement, servent sous l’uniforme allemand. Les Askaris, ces troupes indigènes employées par l’armée impériale allemande, sont ainsi célébrés par le film de 1934, qui rend hommage au seul général allemand invaincu de la Grande Guerre, Paul von Lettow-Vorbeck. Quatre ans durant, il sème ses poursuivants et résiste aux Alliés, avant d’être accueilli, en 1919, par une parade de la victoire à Berlin. Ses valeureux Askaris ne sont pas une « honte noire », car ils combattent comme Africains en Afrique, et non sur le sol européen. Mieux, l’un d’entre eux, Mohamed Husen, fait une belle carrière d’acteur dans l’Allemagne du iiie Reich : on le voit tenir son propre rôle d’Askari dans Die Reiter, mais aussi, aux côtés de la vedette Hans Albers, dans Carl Peters. Y apparaît également Louis Brody, Camerounais à la riche carrière cinématographique, qui connaît un sort moins tragique que Husen, arrêté pour atteinte aux lois de Nuremberg sur l’interdiction des relations sexuelles avec des Aryennes et incarcéré à Sachsenhausen, où il meurt en novembre 1944. Sa vie résume de manière saisissante le rapport des nazis aux Noirs : utiles et tolérés, voire appréciés quand ils savent demeurer à leur place et qu’ils ne tentent pas de franchir les barrières raciales instaurées par la loi.

Les Noirs, comme les Slaves, sont exclus des relations sexuelles et de la mixtion des sangs : seul le produit d’unions interraciales est appelé à terme à disparaître, par prophylaxie (prohibition des relations sexuelles, castration). Mais si les métis sont promis à la mort, la coexistence avec des Noirs (dans d’hypothétiques colonies africaines) est tout aussi possible que la cohabitation avec des Slaves (dans l’Empire colonial à l’Est). Cette analogie Noirs-Slaves n’est pas fortuite : la conquête et la colonisation de l’Est est pensée et planifiée dans les catégories de la colonisation européenne – colonisation continentale à long terme avec l’épopée germanique médiévale à l’Est, et colonisation plus récente, ultramarine, des puissances européennes qui considèrent l’Afrique et l’Asie comme des terræ nullius, des terres qui n’appartiennent à personne, car si l’on y rencontre des animaux à forme humaine, ceux-ci ont été incapables de mettre en culture des terres qui attendent donc toujours l’épée et le soc civilisateurs du colon. Il est de bonne politique d’utiliser et d’exploiter la biomasse présente comme ressource et fond d’énergie au service du projet de colonisation.

Au contraire, la simple existence des Juifs est jugée impossible, dès l’été 1941 à l’Est, à partir de la fin 1941 dans toute l’Europe, et en 1942 jusqu’en Palestine, où un Einsatzgruppe de la SS devait assassiner les Juifs d’Orient dans le sillage de l’Afrikakorps [15]. Les Juifs sont considérés, non comme une animalité domesticable, comme une potentielle ressource servile, mais comme un agent biologique virulent, pathogène, dont le simple contact est infectieux : publications et documentaires à destination des troupes allemandes en Pologne et en URSS assimilent le Juif au typhus, pathologie mortelle et sournoise (l’agent en est invisible), dont seule la destruction physique totale peut préserver l’Aryen [16].

Il reste que les Noirs ne sont pas tout à fait des Slaves. Le préjugé ethnocentrique et l’entre-soi anthropologique ont leur importance ici : les Slaves ressemblent tout de même plus à des hommes que les animaux africains. Par ailleurs, si les Slaves sont les instruments passifs mais redoutables, une fois mis en branle, du judéo-bolchevisme à l’Est, les Noirs sont les armes de la démocratie occidentale de la ploutocratie juive à l’Ouest.

Les nazis, dans les années 1920 et 1930, fustigent la négrophilie contemporaine, et mettent en avant la figure du Noir dès qu’il s’agit de conspuer une modernité moralement décadente et biologiquement dégénérée. En 1927, le NSDAP lance une campagne de protestation contre l’œuvre du compositeur autrichien Ernst Krener, Johnny spielt auf : cet opéra met en scène la concurrence de la musique classique et du jazz, incarnés par un violoniste blanc et par un musicien noir qui, in fine, fait danser tout le monde. La couverture du livret et l’affiche de promotion de cet opéra seront reprises et détournés en 1938, pour annoncer l’exposition « Entartete Musik » : c’est bien le même saxophoniste, habillé du même costume, qui est emprunté à Krener (exilé d’Autriche la même année, après l’Anschluss). La fleur qui orne le revers de sa veste est frappée, détail absent en 1927, de l’étoile de David : la musique dégénérée des Noirs est donc un poison instillé dans l’âme et la culture allemandes par les Juifs. Un an plus tôt, en 1937, l’exposition « Entartete Kunst » est annoncée par un buste censé résumer l’art africain et dénoncer l’influence africaine ou la complaisance africanophile des artistes contemporains : nez épaté, lèvres proéminentes, arcades sourcilières massives viennent signifier la présence de l’intrus africain dans le corps du peuple.

L’influence noire révèle le caractère décadent de la modernité : le jazz, le primitivisme des arts figuratifs, Joséphine Baker sont des taupes vouées à miner l’édifice culturel allemand. Derrière tout cela, il y a l’agent, le maquignon ou le financier juif, qui envoie les Noirs au combat (sur le champ de bataille ou sur la scène du music-hall) contre l’humanité nordique et sa culture.

La « culpabilité française » : un crime contre l’Europe blanche
 
 

De ce point de vue, la couverture de ce numéro de l’Illustrierter Beobachter (1940) fusionne le racisme de 1914 et celui des nazis : un géant noir, au sourire cruel et libidineux, prend pied sur le Rhin (signalé par les ruines de ses châteaux et par la cathédrale de Cologne au second plan). Derrière lui, l’état-major français. À côté de lui, le Juif, son haut-de-forme huit-reflets de financier et, dans sa poche, un ouvrage de l’agence Havas, instrument de la propagande judéo-démocratique contre l’Allemagne.

Qui dit propagande dit contre-propagande. Les nazis s’offrent ainsi le luxe de critiquer la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis pour le traitement qu’ils réservent aux Noirs : le mensuel Neues Volk publie des reportages sur les conditions de vie sordides du Lumpenproletariat colonial dans le Paris des années 1930. Plus violemment, un grand nombre d’articles du Völkischer Beobachter et d’autres périodiques nazis fustigent la violence du racisme américain : discriminations et lynchages sont à l’honneur dans les colonnes nazies, qui approuvent les premières (elles ne sont que l’inscription, dans la loi, des hiérarchies naturelles) mais condamnent les secondes (inhumaines, elles sont fauteurs de désordres). Ces articles ironisent pesamment sur la « Doppelmoral » (double morale et double langage) de démocraties promptes à faire la leçon à l’Allemagne nazie mais plus brutalement racistes qu’elle ne l’est elle-même.

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Étudier la place des Noirs dans la vision du monde nazie et rappeler le sort auquel ont été soumis les métis permet donc de mieux comprendre le racisme nazi. En termes spatiaux, ou scalaires, on pourrait dire que les Aryens sont tout en haut, les Noirs tout en bas, et les Slaves à peine au-dessus. Quant aux Juifs, ils sont résolument ailleurs : la haine dont ils sont l’objet et l’angoisse que charrie l’antisémitisme nazi, la biologisation du discours qui les frappe, leur transformation en agents pathogènes prédisposent les agents nazis à leur éradication physique. Les Noirs ont un statut équivalent à celui des Slaves – à ceci près que les nazis se préoccupent plus des Slaves, situés dans l’« espace vital » du Reich, que des Noirs – : masses amorphes en soi, Noirs et Slaves ne sont dangereux qu’en tant qu’instruments des Juifs (à l’Est pour les Slaves, à l’Ouest pour les Noirs). Une fois privés de leurs maîtres sémites, ils composent une remarquable main-d’œuvre servile, utile aux projets du Reich. Seuls leurs métis sont promis à l’extinction. Dans ce contexte mental, les massacres de troupes coloniales par la Wehrmacht et les Waffen-SS en 1940 apparaissent comme l’expression d’un mépris raciste rendu virulent par la fatigue et l’angoisse des combats ainsi que du ressentiment, à la fois outré et haineux, provoqué par l’occupation de la Ruhr en 1923.

Notes
  • [1]
    Pour nous en tenir à la bibliographie disponible en français, coexistent des travaux historiques fondés et sérieux, comme celui de Raffael Scheck (Une saison noire. Les massacres de tirailleurs sénégalais. Mai-juin 1940op. cit.) et des essais approximatifs, comme celui de Serge Bilé (Noirs dans les camps nazis, Le Rocher, 2005) qui, s’ils font connaître des événements et des parcours peu connus, brouillent les catégories du travail historien : s’il y eut des Noirs dans des camps nazis, ce fut moins en raison de la couleur de leur peau que de leur statut de résistant, par exemple. Par ailleurs, ils furent à ce titre dirigés vers des camps de concentration et non vers des centres de mise à mort. Contrairement aux études menées sur la colonisation allemande en Afrique, l’intérêt pour le rapport des nazis aux Noirs en dit plus long sur l’histoire immédiate de nos sociétés et de leurs préoccupations et problématiques propres, que sur la période nazie elle-même.
  • [2]
    Les travaux abondent désormais sur les imaginaires coloniaux et impériaux à l’œuvre au xixe siècle en Europe, en métropole comme dans les Empires. Pour la culture raciste, on peut renvoyer aux travaux de Pierre-André Taguieff (La Couleur et le Sang, Paris, Mille et une nuits, 1998), de Carole Reynaud-Paligot (La République raciale 1860-1930. Paradigme racial et idéologie républicaine, Paris, Puf, 2006) et de Pierre Singaravélou (Professer l’Empire. Les sciences coloniales en France sous la iiie République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011).
  • [3]
    Pierre-André Taguieff, La Couleur et le Sang. Doctrines racistes à la françaiseop. cit.
  • [4]
    Voir Patrick Tort, L’Effet Darwin. Sélection naturelle et naissance de la civilisation, Paris, Seuil, 2008.
  • [5]
    Zeller, Joachim, Zimmerer, Jürgen (dir.), Völkermord in Deutsch-Südwestafrika. Der Kolonialkrieg (1904-1908) in Namibia und seine Folgen, Berlin, Links Verlag, 2003. Pour un essai historiographique sur la question, cf. Gerwarth, Robert, Malinowski, Stephan, « L’antichambre de l’holocauste ? », in Vingtième Siècle – Revue d’histoire, 2008/3, no 99, p. 143-159.
  • [6]
    Ernst Johann, Reden des Kaisers. Ansprachen, Predigten und Trinksprüche Wilhelms II., Munich, dtv, 1966, p. 55-56. Traduction de l’auteur.
  • [7]
    Voir Jean-Yves Le Naour, La Honte noire. L’Allemagne et les troupes coloniales françaises, 1914-1945, Paris, Hachette, 2003.
  • [8]
    Voir J. Chapoutot, Le National-socialisme et l’Antiquité, Paris, Puf, « Quadrige », 2012.
  • [9]
    Adolf Hitler, Mein Kampf, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1979.
  • [10]
    Albert Speer, Erinnerungen, Berlin, Propyläen Verlag, 1969.
  • [11]
    « 600 Bastarde klagen an », in Das Schwarze Korps, 8 mars 1935, p. 11.
  • [12]
    Id.
  • [13]
    Id.
  • [14]
    Sur cet aspect, voir J. Chapoutot, La Loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, 2014.
  • [15]
    Martin Cüppers, Klaus-Michael Mallmann, Halbmond und Hakenkreuz. Das Dritte Reich, Palästina und die Araber, Darmstadt, WBG, 2007, trad. fr. Croissant fertile et croix gammée, Paris, Verdier, 2009.
  • [16]
    Voir Paul Weindling, Epidemics and Genocide in Eastern Europe, 1890-1945, Oxford, Oxford University Press, 2003.