DOUBLE NATIONALITÉ

 

 

C'est LE problème qui devrait être abordé et traité au meilleur niveau par ceux et celles qui réfléchissent sérieusement à propos des relations que la Martinique devrait entretenir avec la France.

CLA

La double nationalité

 

 

 

 

Paul Lagarde

Dans Commentaire 2012/2 (Numéro 138), pages 441 à 448

On ne peut pas discuter utilement de la double nationalité si l’on ne part pas des données juridiques dont elle dérive. La double nationalité de naissance est inévitable et provient tant de l’égalité des sexes dans la transmission de la nationalité que de la compétence étatique quasi exclusive en ce domaine. En cas d’acquisition après la naissance d’une nouvelle nationalité, la double nationalité ne pourrait être évitée que par la perte de la nationalité antérieure, mais celle-ci n’est pas toujours permise par l’État d’origine et la plupart des États qui l’imposaient y ont finalement renoncé. Les difficultés d’intégration de certaines populations d’origine étrangère sont réelles, mais ne tiennent pas à la double nationalité. Les cumuls de nationalités posent certes quelques problèmes spécifiques, mais le droit positif fournit les instruments nécessaires pour les résoudre.
P. L.

Le débat théorique

1La double nationalité est, en tout cas en France, l’objet d’un débat théorique qui a peu à voir avec les réalités juridiques. Dans une vision idéale de l’ordre international, les individus seraient harmonieusement répartis entre les États en sorte que chacun devrait avoir une nationalité et n’en avoir qu’une seule. Certains voyaient même jadis dans cette répartition un principe de morale internationale [1][1]André Weiss, cité par Iskandar Assarghy Bey, « Les tendances…. Cette vision jusnaturaliste, qui était celle de la Société des Nations, fut exprimée sans illusions excessives dans le préambule de la convention de La Haye du 12 avril 1930 sur la nationalité. Les États contractants s’y disaient « convaincus qu’il est de l’intérêt général de la communauté internationale de faire admettre par tous ses membres que tout individu devrait avoir une nationalité et n’en posséder qu’une seule », ils reconnaissaient que par suite « l’idéal vers lequel l’humanité doit s’orienter en ce domaine consiste à supprimer tout ensemble les cas d’apatridie et ceux de double nationalité », ce qui ne les empêchait pas de prendre acte de ce que, « dans les conditions économiques et sociales existant actuellement dans les divers pays, il n’est pas possible de procéder dès maintenant à un règlement uniforme de tous les problèmes susindiqués ».

2On souscrit volontiers à la première proposition, qui condamne l’apatridie, le pire des maux, puisque l’apatride, le Heimatlos, est partout dans le monde dans la situation très inconfortable d’un étranger qui ne peut se prévaloir de la protection d’aucun État et qui peut à la limite être privé en tout lieu du droit au séjour [2][2]Heureusement protégés par la convention de New York du….

3La seconde proposition, qui condamne la double nationalité et plus généralement la plurinationalité, est plus problématique. On en connaît bien les raisons. Il y a dans la nationalité une composante d’allégeance envers un État et la crainte est souvent exprimée que la double allégeance provoque, les circonstances aidant, un conflit de loyautés [3][3]Crainte maintes fois exprimée, voir notamment P.…. C’est sans doute exact, particulièrement en cas de guerre entre les deux États dont un individu possède les nationalités. Mais peut-on réellement soutenir que ce conflit n’existe pas également pour les personnes qui ont perdu la nationalité de leur État d’origine en acquérant celle de leur État d’accueil ? L’exilé de la première génération ne peut oublier le pays dont il vient. Ses descendants aussi, une ou deux générations plus tard, s’efforcent souvent de rechercher leurs origines et s’attachent parfois au pays d’où leur famille est venue [4][4]La littérature en donne de nombreux exemples. Citons seulement…. Et d’ailleurs, même si ces personnes parvenaient à surmonter ce conflit intérieur, leur État d’accueil ne manquerait pas de le leur rappeler. Pendant la Première Guerre mondiale, une loi du 7 avril 1915 aggravée par une autre du 18 juin 1917 autorisa le gouvernement à rapporter les décrets de naturalisation obtenus par d’anciens sujets de puissances en guerre avec la France. Et si ces lois visaient principalement les naturalisés ayant conservé leur nationalité d’origine, elles élargissaient leur champ d’application en considérant comme tels ceux qui, depuis leur naturalisation, avaient simplement fait un ou plusieurs séjours dans leur pays d’origine et manifesté leur attachement à ce pays [5][5]Loi du 18 juin 1917, art. 1er, al. 2. Sur ce contrôle des….

4On a pu craindre également que la double nationalité n’encourage une forme de communautarisme, dans le cas où les double-nationaux de même origine formeraient des groupes isolés dans leur pays d’accueil, revendiquant leurs propres lois et coutumes, résistant à toute acculturation et fracturant ainsi la communauté nationale [6][6]Voir notamment Yves Lequette, « La nationalité française…. Le danger n’est pas niable, mais on peut douter qu’il soit écarté par le refus d’accorder à ces populations la nationalité du pays d’accueil. Il tient davantage aux importantes populations étrangères immigrées à demeure dans les États développés, aux solidarités qui s’établissent et aux pressions qui se développent au sein de celles-ci en fonction de leur origine nationale. Il n’est donc pas déraisonnable d’estimer que l’octroi à certains de la nationalité de l’État d’accueil contribuerait plus à faciliter l’assimilation qu’à la freiner. Dans la même ligne, on peut voir aussi dans la double nationalité un moyen d’enrayer la xénophobie et, pour cette raison, les Présidents allemands Richard von Weizsäcker et Roman Herzog s’y étaient déclarés favorables, alors que par tradition le droit allemand y est hostile [7][7]Voir Le Cumul de nationalités, étude de législation comparée,….

5C’est aujourd’hui plutôt du point de vue des personnes concernées que la double nationalité pourrait être perçue négativement. Certes, elles en tirent des avantages évidents, comme celui de disposer de deux passeports et de bénéficier ainsi de plus grandes facilités de circulation et de séjour. Les double-nationaux courent toutefois certains risques tenant au doublement du service militaire (auquel il n’est pas toujours remédié par des conventions internationales) ou aux charges fiscales pour gains ou détention d’avoirs à l’étranger. Ils sont parfois soumis à une surveillance policière renforcée et exposés à des discriminations, surtout si la deuxième nationalité est celle d’un État situé au sud de la Méditerranée. Le fichage des double-nationaux est sérieusement envisagé ici ou là et une récente loi française a pu le faire redouter [8][8]Article 21-27-1 du Code civil, issu de la loi n° 2011-672 du….

6Et déjà, pour des raisons de sécurité, de nombreux accords bilatéraux sur les échanges réciproques d’informations protégées réservent la communication des informations classifiées « très secret défense » aux personnes ayant exclusivement la nationalité de l’un ou de l’autre des États parties à l’accord.

7Derrière le débat sur la double nationalité, se cache celui, capital, sur le fondement de la nationalité. Celle-ci doit-elle être attribuée en fonction des liens objectifs rattachant un individu à un État ou en fonction de l’attachement que l’individu manifeste envers cet État ? Dans la première conception, rien ne devrait s’opposer à la double nationalité. Il suffit que l’individu présente les liens objectifs requis par la loi d’un État – filiation, naissance, résidence – pour obtenir la nationalité de celui-ci, sans égard à une autre nationalité qu’il pourrait posséder en raison d’autres liens avec un autre État. C’est la position du droit anglais, indifférent à la double nationalité [9][9]Voir Nationalité et citoyenneté en Europe, sous la direction de…. La seconde conception, en revanche, pourrait fournir une justification au rejet de la double nationalité, car l’attachement à une nationalité impliquerait une préférence de celle-ci par rapport aux autres. En plus du rattachement, l’attachement serait requis ; en plus de l’effectivité, l’affectivité.

8Malgré les discours, le droit français de la nationalité est plus proche du premier modèle que du second. Il repose sur des critères objectifs, même si certains nécessitent une appréciation dans laquelle des facteurs subjectifs peuvent intervenir, comme l’assimilation ou « l’adhésion aux principes et aux valeurs essentiels de la République [10][10]Code civil, art. 21-24, rédaction loi du 16 juin 2011. ». Et, si cet attachement à la France est souhaitable et largement partagé, on ne peut empêcher qu’un étranger cherche à obtenir la nationalité française en raison des avantages qu’elle procure et des désagréments subis par ceux qui ne l’ont pas.

Les données juridiques

9En réalité, on ne peut débattre utilement de la double nationalité et, le cas échéant, de son élimination sans réfléchir aux données juridiques dont elle dérive et à la distinction qu’il convient de faire entre la double nationalité de naissance et la double nationalité acquise.

La double nationalité de naissance

10Que signifierait aujourd’hui un ordre international dans lequel n’existeraient plus les situations de double nationalité ? Il faudrait pour réaliser cet objectif un traité international mondial, empêchant chaque État d’agir séparément et d’attribuer sa nationalité à une personne en possédant déjà une autre. Au xixe siècle, un tel traité avait été imaginé. Ainsi, l’avocat new-yorkais et ancien membre du Congrès des États-Unis David Dudley Field publia en 1872, puis en 1876, un projet de code international contenant en outre l’Exposé du droit international actuel sur les matières les plus importantes : extradition, naturalisation, statuts personnel et réel, droit de la guerre, etc.[11][11]Traduction française, due à Albéric Rolin, parue chez Pédone en…. Ce code international comportait vingt-cinq articles sur l’attribution, l’acquisition et la perte de la nationalité, et le premier énonçait que toute personne a une nationalité et ne peut être membre de deux nations en même temps. Dans le cas où les parents de l’enfant étaient de nationalité différente, l’unicité de nationalité de l’enfant était acquise au prix, exorbitant pour nos conceptions du xxie siècle, de l’inégalité des sexes et des filiations, les enfants légitimes prenant la nationalité de leur père, les enfants naturels celle de leur mère. On est bien obligé d’admettre aujourd’hui que la nationalité se transmet par la filiation maternelle dans les mêmes conditions que par la filiation paternelle. La double nationalité en raison de la filiation est donc aujourd’hui une donnée incontournable.

11La double nationalité résulte aussi de ce que la détermination de la nationalité est encore pour l’essentiel de la compétence exclusive des États. Si un État utilise principalement le critère de la filiation – le jus sanguinis – et un autre État celui de la naissance sur le territoire – le jus soli –, l’enfant de parents ayant la nationalité du premier État mais qui naît sur le territoire du second aura une double nationalité, sans qu’il y ait rien à reprocher à l’un ou à l’autre de ces États.

12La double nationalité de naissance est donc inévitable. Il peut y être partiellement remédié en accordant au double-national la faculté de renoncer à l’une de ses nationalités. La solution autoritaire serait de lui en faire obligation et, pour l’État qui le ferait, de retirer sa nationalité à son ressortissant qui aurait conservé son autre nationalité. Cette privation de nationalité, théoriquement possible, se heurterait cependant gravement au principe moral inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et qui, dans certains États comme notamment l’Allemagne, a valeur constitutionnelle [12][12]Grundgesetz (Loi fondamentale), article 16. À comparer avec…, selon lequel « nul ne peut être privé arbitrairement de sa nationalité » [13][13]Déclaration universelle, article 15 § 2.. Le droit français prévoit seulement à cet égard que « le Français qui se comporte en fait comme le national d’un pays étranger peut, s’il a la nationalité de ce pays, être déclaré, par décret après avis conforme du Conseil d’État, avoir perdu la qualité de Français [14][14]Code civil, art. 23-7. », mais ce texte n’est appliqué que très exceptionnellement. En revanche, il est permis au Français double-national de demander sa libération de l’allégeance française [15][15]Code civil, art. 23-4. et il est généralement répondu favorablement à cette demande lorsque l’intéressé réside hors de France ou manifeste clairement sa volonté d’expatriation.

La double nationalité acquise

13C’est sur les acquisitions de nationalité après la naissance que se concentrent aujourd’hui les discussions sur la double nationalité. Ces acquisitions étant le plus souvent volontaires (naturalisation, déclaration acquisitive) ou à tout le moins évitables par une option contraire, on doit se demander s’il convient de faire perdre sa nationalité à celui qui en acquiert une nouvelle. Le problème se pose en des termes différents selon que l’on se place du point de vue de l’État d’origine de l’intéressé ou de celui dont il acquiert la nationalité.

14Pour l’État d’origine, la question est de savoir s’il doit maintenir ou faire perdre sa nationalité à son national qui acquiert volontairement la nationalité d’un autre État. La solution traditionnelle en Europe était la perte de la nationalité d’origine. Les constitutions révolutionnaires prévoyaient déjà que la qualité de Français se perdait par la naturalisation à l’étranger. Le code Napoléon recueillit cette règle (art. 17) et y ajouta que la femme française épousant un étranger « suivait la condition de son mari » (art. 19), donc perdait elle aussi la nationalité française. Cette solution était moins un hommage au principe de l’unicité de nationalité qu’une sorte de sanction d’un comportement qui pouvait être considéré comme déloyal. Sous réserve d’une importante exception (v. infra), la règle était la même en Allemagne et elle l’est restée, sauf, depuis 2007, lorsque la nationalité acquise est celle d’un État membre de l’Union européenne ou de la Suisse.

15Cependant, l’attitude des États à l’égard de ce problème a évolué. D’autres considérations ont joué en faveur du maintien de la nationalité d’origine. Faire perdre au national sa nationalité lorsqu’il en acquiert volontairement une autre peut être inopportun tant pour l’État d’origine que pour l’intéressé lui-même, mais pour des raisons différentes. La naturalisation dans un pays bien ciblé pouvait être pour les jeunes hommes un moyen d’échapper aux obligations militaires et c’est la raison pour laquelle le droit français a pendant très longtemps [16][16]De la loi du 26 juin 1889, contemporaine de la loi du… subordonné la perte de la nationalité française par les individus de sexe masculin se faisant naturaliser à l’étranger à une autorisation du gouvernement français. La règle eut toutefois un effet inattendu. Il suffisait en effet à ces Français de ne pas demander cette autorisation pour conserver leur nationalité et bénéficier des avantages de la double nationalité. Paradoxalement, la condition de l’autorisation, en principe sévère pour les hommes, était devenue pour eux un avantage et, pour les femmes, une discrimination, puisque celles-ci, ne pouvant être soupçonnées de fraude au service militaire, perdaient automatiquement leur nationalité en cas d’acquisition volontaire d’une nationalité étrangère. Prenant conscience de cette anomalie et de l’intérêt pour les Français de l’étranger de pouvoir acquérir la nationalité de leur État d’établissement, la loi du 9 janvier 1973 a renversé la règle et décidé que l’acquisition volontaire d’une nationalité étrangère n’était plus, sauf option contraire de l’intéressé, un cas de perte de la nationalité française.

16L’Allemagne avait compris bien avant la France l’intérêt de conserver la nationalité allemande aux Allemands se faisant naturaliser à l’étranger. Tout en maintenant le principe de perte de la nationalité allemande, la célèbre loi Delbrück du 22 juillet 1913 permettait à l’Allemand qui était sur le point d’acquérir une nationalité étrangère de demander l’autorisation de conserver la nationalité allemande [17][17]Disposition toujours en vigueur, v. § 25(2) de la loi sur la…. Il s’agissait alors de réagir aux lois des pays d’immigration, tels la France et le Brésil, accordant trop facilement, aux yeux des Allemands, leur nationalité aux immigrants. Il fallait aussi permettre aux Allemands établis à l’étranger de se faire naturaliser à l’étranger sans perdre leur nationalité allemande, pour échapper aux lois restrictives de leur pays d’établissement, comme celles qui, en Russie et en Angleterre, refusaient aux étrangers, respectivement, l’acquisition d’immeubles ou les opérations à la bourse de Londres. La loi Delbrück fut à l’époque considérée dans les autres États européens comme scandaleuse et il faut reconnaître que les justifications scabreuses qu’en donnaient les auteurs allemands n’étaient pas pour les rassurer : « Il est des cas très nombreux où l’immigrant a parfaitement raison de servir deux maîtres à la fois, et non successivement. Le jus soli du nouveau pays a beau exercer ses effets coercitifs : le sang est un liquide spécial, il est plus épais que l’eau du grand étang [l’Atlantique], blood is thicker than water, il est plus tenace que les lois de naturalisation française et brésilienne ; aussi il doit conserver ses droits à côté de ceux du nouveau territoire [18][18]Hans Rajten, « Reichsangehörigkeit und Wehrpflicht »,…. »

17Plus pacifiquement, la volonté de maintenir le lien national aux nationaux établis et naturalisés à l’étranger s’est progressivement affirmée dans les autres États européens. En Italie comme en Espagne, on est parti d’une perte automatique de la nationalité d’origine en cette hypothèse [19][19]Loi de 1865 en Italie, code civil de 1889, art. 20, en Espagne., mais dans ces deux pays la règle s’est assouplie au cours des temps avant de pratiquement disparaître. En Italie, des textes de 1912 puis de 1992 ont inversé la règle en permettant à l’Italien naturalisé à l’étranger de renoncer à la nationalité italienne. En Espagne, la règle a été écartée en cas d’acquisition de la nationalité d’un État ibéro-américain ou de tout autre État avec lequel l’Espagne avait passé un accord de double nationalité. Finalement l’article 24 du code civil (rédaction de la loi 36/2002 du 8 octobre 2002) permet la conservation de la nationalité espagnole en cas de naturalisation à l’étranger si l’intéressé fait une déclaration en ce sens devant l’officier de l’état civil, dans les trois années suivant l’acquisition de la nationalité étrangère. L’évolution est la même en Suisse, en Belgique, en Grèce et au Portugal. Les États qui retirent leur nationalité à leurs nationaux se faisant naturaliser à l’étranger se font aujourd’hui plus rares (Pays-Bas, Luxembourg, Autriche et États nordiques), sauf mesures de rétorsion [20][20]On songe au différend surgi en mai 2010 entre la Hongrie et la….

18Si l’on se place maintenant du point de vue de l’État d’accueil de l’étranger, la question est symétrique : doit-il subordonner la naturalisation d’un étranger à la perte de sa nationalité d’origine ? Les États qui viennent d’être cités posent encore cette condition [21][21]Voir notamment Nationalité et citoyenneté en Europe, op. cit., mais ils doivent consentir une exception lorsque l’État d’origine prohibe cette renonciation ou ne la permet qu’à des conditions impossibles à remplir, comme l’Algérie ou le Maroc pour qui l’allégeance est perpétuelle, sauf autorisation accordée très exceptionnellement. La Belgique a abandonné cette condition et la France ne l’a jamais posée [22][22]Sous réserve de textes temporaires pris entre les deux guerres…. Elle a toujours laissé à l’État d’origine du nouveau Français le soin de décider de la conservation ou de la perte de sa nationalité antérieure. Pays d’immigration, elle acceptait la double nationalité des étrangers à qui elle accordait la nationalité française, même si à l’origine elle la refusait aux Français acquérant volontairement une nationalité étrangère.

19La tolérance croissante à l’égard de la double nationalité explique l’échec relatif de la convention du Conseil de l’Europe du 6 mai 1963 sur la réduction des cas de pluralité de nationalités et sur les obligations militaires en cas de pluralité de nationalités. Celle-ci considère dans son préambule que « le cumul de nationalités est une source de difficultés et qu’une action commune en vue de réduire autant que possible, dans les relations entre États membres, les cas de pluralité de nationalités répond au but poursuivi par le Conseil de l’Europe » et sa disposition phare est la suivante : « Les ressortissants majeurs des parties contractantes qui acquièrent à la suite d’une manifestation expresse de volonté, par naturalisation, option ou réintégration, la nationalité d’une autre partie perdent leur nationalité antérieure ; ils ne peuvent être autorisés à la conserver » (art. 1er, 1°). La convention fit plus tard l’objet de protocoles restrictifs et, au cours des dix dernières années, d’une série de dénonciations de son chapitre sur la nationalité, notamment par l’Allemagne, la France, l’Italie, la Belgique et le Luxembourg. Ses dispositions sur la nationalité ne sont plus en vigueur qu’entre l’Autriche, le Danemark, la Norvège et les Pays-Bas, ce qui est fort peu eu égard aux 47 États membres du Conseil de l’Europe, et sa portée est donc aujourd’hui très limitée.

20Dans ce contexte, la volonté de certains groupes politiques français de droite ou d’extrême droite d’exiger du candidat à la naturalisation l’abandon de sa nationalité d’origine [23][23]Voir en ce sens la proposition n° 20 du prérapport Goasguen sur… apparaît complètement décalée et contraire à notre tradition. Si, au moins pour certains de ses promoteurs, elle s’explique par l’origine géographique de la majorité des naturalisés, elle manque son but dès lors que les États ciblés ne permettent pas la renonciation à leur nationalité.

Le traitement de la double nationalité

21Si la double nationalité apparaît ainsi inévitable, elle soulève de nombreux problèmes juridiques dont la solution est également l’objet de controverses [24][24]Pour une étude détaillée des conflits de nationalités, voir….

22Certains de ces problèmes peuvent être réglés par des conventions internationales, notamment ceux relatifs aux obligations militaires des double-nationaux. La convention précitée du Conseil de l’Europe leur consacre un chapitre qui a mieux résisté au temps que celui sur la nationalité et réunit encore aujourd’hui douze États. S’y ajoutent de nombreuses conventions bilatérales sur le même sujet. La France en a conclu avec une quinzaine d’États et elles conservent leur intérêt, même après la suppression du service militaire en France en 1997, pour éviter aux jeunes Français double-nationaux une incorporation forcée lors d’un séjour dans leur autre État national.

23D’autres conventions ont eu une portée symbolique plus grande. Elles avaient pour objet d’éviter que le double-national pratique activement sa nationalité dans les deux États dont il avait la nationalité. Ainsi l’Espagne, le Portugal et l’Italie avaient-ils conclu avec divers États d’Amérique latine des conventions permettant aux ressortissants de l’un de ces États de conserver leur nationalité en acquérant celle de l’autre, mais avec mise en sommeil de la première nationalité, c’est-à-dire suspension de l’exercice des droits inhérents à celle-ci, tant que le double-national n’était pas revenu dans son État d’origine. Ces conventions ont perdu leur intérêt quand ces États ont admis de façon générale la double nationalité [25][25]Voir l’article 11 § 3 de la Constitution espagnole de 1978,…. Cette même idée d’une mise en sommeil de la nationalité d’origine a été évoquée ces dernières années en France pour les étrangers immigrés puis naturalisés en France, mais sans succès, car il va de soi qu’une telle solution ne peut résulter que d’un accord improbable avec l’État d’origine de ces personnes.

24C’est donc en définitive chaque État qui doit pour son propre compte résoudre les difficultés nées de la double nationalité, dans les cas où la situation juridique d’une personne dépend de sa nationalité.

25Lorsque les deux nationalités sont étrangères par rapport à l’État dans lequel la question se pose, par exemple lorsque la situation d’un double-national américain et suisse se pose en France, un accord assez large existe en droit comparé pour faire prévaloir celle des deux nationalités qui est la plus effective, compte tenu notamment de la résidence habituelle de l’intéressé et de ses attaches personnelles et patrimoniales.

26Lorsque l’une des nationalités est celle de l’autorité qui statue – le for dans la langue des juristes –, la règle traditionnelle, fortement contestée aujourd’hui, est de faire prévaloir en toutes circonstances cette nationalité. Ainsi le binational franco-américain ne pourrait-il être considéré en France que comme Français. La règle va de soi pour les droits et obligations attachés à la qualité de national, par exemple pour les droits politiques ou pour l’accès aux professions réglementées. Elle doit même être élargie au cadre européen, comme l’a jugé à plusieurs reprises la Cour de justice de l’Union européenne. En effet, l’individu qui possède la nationalité d’un État membre de l’Union européenne est citoyen de l’Union, même s’il possède également la nationalité d’un État tiers. Il jouit à ce titre et dans tous les États membres de tous les droits attachés par le droit de l’Union à cette qualité, notamment du droit d’établissement et de la libre prestation des services, même si sa nationalité effective ou prépondérante est celle d’un État tiers.

27Ce principe de primauté de la nationalité du for ne devrait pas cependant être entendu de façon absolue, au point d’ignorer en toute circonstance la seconde nationalité de l’intéressé, sinon il conduirait à des situations de blocage inacceptables. Si, par exemple, chacun des deux États dont une personne a la nationalité refuse par principe de reconnaître les situations de droit privé, tel un mariage, constituées dans l’autre État sur la base de la loi de cet autre État, il complique sans véritable utilité la vie de cette personne. Aussi pourrait-on imaginer que, sur le terrain du droit applicable ou de la reconnaissance des jugements, le statut personnel du double-national puisse être, dans l’un des États dont il a la nationalité, rattaché à la loi de son autre État national si son autre nationalité est la plus effective ou si la situation de cette personne y a été créée.

28En conclusion, si la double nationalité n’est pas en elle-même souhaitable, elle est devenue de nos jours une réalité sociale qui ne peut être méconnue et avec laquelle il faut vivre. Elle est la conséquence nécessaire de l’égalité des sexes dans la transmission de la nationalité, de la compétence étatique quasi exclusive en cette matière et, bien entendu, des migrations internationales. Elle peut être atténuée par des facultés d’option données aux personnes concernées, mais son élimination par des mesures autoritaires, difficiles à mettre en œuvre, est de plus en plus abandonnée par les États qui la pratiquaient.

Jules Ferry : jacobinisme et démocratie[*]
Au sein d’une démocratie débordante, qui, au lieu d’ennemis, n’a que des flagorneurs, le jacobinisme n’est plus une arme de guerre, mais un péril, car il représente parmi nous quelque chose de plus triste que le souvenir des échafauds : le Préjugé de la Dictature. (Le Temps, 6 janvier 1866.)
* * *
Mais admirer les maximes de Saint-Just, s’incliner devant les déclamations de Robespierre, reconnaître là une philosophie qui ne soit pas médiocre, une politique qui ne soit pas odieuse, revendiquer cet héritage de lieux communs cruels et de rêves à courte vue, c’est un genre d’idolâtrie dont la démocratie moderne a trop souffert pour qu’elle songe à en renouer la chaîne, heureusement interrompue. (Le Temps, 11 janvier 1866.)
* * *
Il n’y a pas contradiction, il y a rapport direct, attraction logique entre le jacobinisme et la dictature. (Le Temps, 2 février 1866.)
 
Notes
  • [1]
    André Weiss, cité par Iskandar Assarghy Bey, « Les tendances nouvelles de droit international en matière de nationalité », Revue égyptienne de droit international, n° 81 (1945).
  • [2]
    Heureusement protégés par la convention de New York du 28 septembre 1954 relative au statut des apatrides (71 États parties, mais pas la Chine, l’Inde ni la Russie). La France n’a pas ratifié la convention du 30 août 1961 sur la réduction des cas d’apatridie (42 États parties).
  • [3]
    Crainte maintes fois exprimée, voir notamment P. Lerebours-Pigeonnière, Précis de droit international privé, Dalloz, 2e éd., 1933, n° 46 : « Le cumul des nationalités par un même individu n’en est pas moins contraire à la bonne organisation de divers États, car un tel membre pourrait difficilement avoir vis-à-vis de tous ensemble les sentiments et la conduite d’un sujet correct. »
  • [4]
    La littérature en donne de nombreux exemples. Citons seulement Emmanuel Carrère, Un roman russe, POL, 2007.
  • [5]
    Loi du 18 juin 1917, art. 1er, al. 2. Sur ce contrôle des naturalisés d’origine ennemie pendant la « Grande Guerre », voir P. Weil, Qu’est-ce qu’un Français ?, 2002, p. 70 et s.
  • [6]
    Voir notamment Yves Lequette, « La nationalité française dévaluée », in L’Avenir du droit, Mélanges François Terré, Dalloz/PUF, 1999, p. 349 et s., spéc. 384.
  • [7]
    Voir Le Cumul de nationalités, étude de législation comparée, rapport du Sénat, n° LC 15, 1er avril 1996.
  • [8]
    Article 21-27-1 du Code civil, issu de la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 : « Lors de son acquisition de la nationalité française par décision de l’autorité publique ou par déclaration, l’intéressé indique à l’autorité compétente la ou les nationalités qu’il possède déjà, la ou les nationalités qu’il conserve en plus de la nationalité française ainsi que la ou les nationalités auxquelles il entend renoncer. »
  • [9]
    Voir Nationalité et citoyenneté en Europe, sous la direction de Patrick Weil et Randall Hansen, La Découverte, 1999, p. 15 et 86.
  • [10]
    Code civil, art. 21-24, rédaction loi du 16 juin 2011.
  • [11]
    Traduction française, due à Albéric Rolin, parue chez Pédone en 1881.
  • [12]
    Grundgesetz (Loi fondamentale), article 16. À comparer avec l’article 11 § 2 de la Constitution espagnole de 1978, nettement plus restrictif : « Nul Espagnol d’origine ne peut être privé de sa nationalité. »
  • [13]
    Déclaration universelle, article 15 § 2.
  • [14]
    Code civil, art. 23-7.
  • [15]
    Code civil, art. 23-4.
  • [16]
    De la loi du 26 juin 1889, contemporaine de la loi du 15 juillet 1889 sur le recrutement de l’armée, à celle du 9 janvier 1973.
  • [17]
    Disposition toujours en vigueur, v. § 25(2) de la loi sur la nationalité.
  • [18]
    Hans Rajten, « Reichsangehörigkeit und Wehrpflicht », Zeitschrift für Internationales Recht, 1913, p. 268 et s., reproduit in Revue de droit international privé, 1913, p. 935 et s., spéc. 938.
  • [19]
    Loi de 1865 en Italie, code civil de 1889, art. 20, en Espagne.
  • [20]
    On songe au différend surgi en mai 2010 entre la Hongrie et la Slovaquie ; celle-ci, en réaction contre une loi hongroise accordant la nationalité hongroise aux magyarophones vivant dans les États d’Europe centrale, priva un temps de la nationalité slovaque les personnes qui demandaient une nationalité étrangère.
  • [21]
    Voir notamment Nationalité et citoyenneté en Europe, op. cit.
  • [22]
    Sous réserve de textes temporaires pris entre les deux guerres et concernant d’anciens protégés français ; voir pour les Turcs la loi du 28 juillet 1925 et, pour les autres, les lois des 18 mars 1931 et 3 février 1939.
  • [23]
    Voir en ce sens la proposition n° 20 du prérapport Goasguen sur la nationalité, publié le 20 juin 2011, et abandonnée dans la version définitive.
  • [24]
    Pour une étude détaillée des conflits de nationalités, voir Paul Lagarde, La Nationalité française, 4e éd., Dalloz, 2011, n° 11.41 et s, p. 25 et s.
  • [25]
    Voir l’article 11 § 3 de la Constitution espagnole de 1978, prévoyant encore des traités de double nationalité avec ces pays, mais sans perte de la nationalité espagnole.
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/12/2013
https://doi.org/10.3917/comm.138.0441
 
 

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