Du comportement à l’action. Faire de la psychologie après Wittgenstein ?

 

 
  •  
  •  

Voici bientôt quarante ans que la pensée de Wittgenstein s’est vu, en France, confrontée à la question des rapports entre psychologie et philosophie [1]. La question de savoir ce que la psychologie peut ou doit apporter à la philosophie demeure : la science psychologique peut ou pourra-t-elle un jour résoudre des énigmes philosophiques comme celle, bien connue de la philosophie anglo-saxonne depuis le milieu des années 1940 au moins [2], du mind-body problem ? Si les discussions sont encore vives, même si elles peuvent avoir tendance à se cristalliser en querelles d’écoles, c’est que l’enjeu est important : il s’agit ni plus ni moins que de défendre une certaine vision de la philosophie.

À la question de savoir si la philosophie peut forger des théories sur le modèle des sciences empiriques et théoriques, ou si elle est en position de critiquer et de réviser les concepts en usage dans les sciences, Wittgenstein et ses successeurs répondent par la négative. La vocation théorique et critique de la philosophie n’est pas de réformer les pratiques scientifiques, encore moins de les imiter. Il ne s’agit pas non plus de trouver un compromis entre ces alternatives. Le philosophe, en se penchant sur les concepts et leurs usages, essaie de remonter à la source de nos perplexités métaphysiques ou existentielles et de donner ainsi à voir des traits essentiels de notre forme de vie humaine, c’est-à-dire de nos pratiques et de tout ce qui, en elles, nous semble tellement naturel qu’on a cessé de le voir (si jamais on l’avait vu). Ainsi, la philosophie de Wittgenstein nous invite-t-elle, comme le souligne Sandra Laugier, à « rompre avec cette alternative – entre une nouvelle forme de scientisme associé à la philosophie de l’esprit, et le retour réactionnaire au fondationnalisme philosophique [3] ». La philosophie nous aide à mieux voir le monde qui nous entoure, en nous incitant à interroger l’évidence ou l’ordinaire.

Cet article vise à explorer comment, en empruntant cette troisième voie, la philosophie peut toutefois toujours avoir quelque chose à dire des pratiques scientifiques et plus particulièrement de la psychologie, sans néanmoins chercher en aucune façon à s’y substituer ou à les refonder. Il faut d’ailleurs d’emblée souligner la singularité de la psychologie (ne serait-ce que par la difficulté à en définir l’objet) au sein de ces pratiques scientifiques, ce que nous ferons dans la deuxième section de cet article.

Bien qu’il parte d’une question sinon insoluble du moins épineuse – « faire de la psychologie après Wittgenstein ? » –, l’enjeu est relativement modeste : en quoi la philosophie wittgensteinienne permet-elle de penser la psychologie autrement et peut-être, le cas échéant, de faire de la psychologie autrement ? Notre ambition est donc purement programmatique : aborder sous un angle nouveau les rapports entre philosophie et psychologie [4]. Nous essaierons de montrer en quoi les élucidations conceptuelles que peut proposer, en particulier, la philosophie de l’action ont à voir avec ce dont traite la psychologie. Cette philosophie de l’action se donne en effet pour objet la clarification conceptuelle de ce qui caractérise le fait d’« agir de soi-même [5] », l’action spontanée et intentionnelle. À travers cette notion d’action, plus riche et plus juste que celle, souvent retenue par la psychologie [6], de comportement, la philosophie wittgensteinienne nous fournit de quoi nourrir certaines réflexions sur l’épistémologie de la psychologie et en particulier sur la nature des phénomènes qu’elle explore.

Ainsi, nous rappelons quelques points centraux des remarques désormais bien connues [7] de Wittgenstein sur la psychologie, pour mettre en évidence la tension qu’elles engendrent entre, d’une part, une critique radicale de l’idée que le mental pourrait constituer un objet d’étude isolable des pratiques humaines – en particulier des pratiques sociales et réglées – et, d’autre part, l’idée que la psychologie serait ou pourrait être une science autonome de cet objet particulier. Nous reviendrons alors sur les rapports complexes entre philosophie et psychologie, et sur la place que peut tenir la philosophie dans un dialogue avec la psychologie. Nous examinerons, ensuite, le rejet par Wittgenstein de la fausse alternative entre mentalisme et béhaviorisme, qui provient des racines empiristes de la psychologie scientifique. Cela nous permettra de conclure, enfin, que l’idée même de comportement est soit trop pauvre, soit trop vague pour rendre compte des conduites humaines. Il s’agira alors de montrer en quoi le passage du concept de comportement à celui d’action, opéré dans la philosophie wittgensteinienne (en particulier chez Elizabeth Anscombe et, à sa suite, chez Vincent Descombes [8]), ne constitue pas un changement conceptuel anodin, mais est susceptible de bouleverser véritablement le champ d’étude de la psychologie.

1. Wittgenstein et la psychologie

L’un des apports centraux de la philosophie de Wittgenstein en matière de ce qu’on appelle aujourd’hui la « philosophie de l’esprit » a été de réformer en profondeur le cadre au sein duquel les questions sur la « psychologie » devaient se poser en philosophie et parfois aussi ailleurs, comme dans le béhaviorisme, la psychologie de James ou la psychanalyse de Freud, pour citer des exemples que il a lui-même commentés [9]. En effet, il remet avant tout en cause le cadre dualiste dans lequel travaillent les philosophes de l’esprit contemporains, cadre qui découle du problème cartésien de l’interaction du corps et de l’esprit [10], le fameux mind-body problem.

En rompant avec ce dualisme, Wittgenstein rompt du même coup avec l’alternative entre mentalisme et béhaviorisme qui caractérise en partie la psychologie de son époque. Cette rupture avec le dualisme prend forme à travers l’idée centrale, analysée entre autres par Christiane Chauviré, qui fait du corps « la meilleure image de l’âme [11] ». En effet, les concepts psychologiques ne sont pas, contrairement à ce que suggère la tradition « mentaliste », de pures descriptions de nos expériences internes et subjectives. Ils ne sont pas non plus, contrairement à ce que suggère la tradition « comportementaliste », réductibles à un ensemble de comportements observables.

Mais l’intériorité et l’extériorité sont l’envers et l’endroit d’une même chose [12]. Les concepts psychologiques perdent leur sens dès lors qu’on en abstrait l’une de ces dimensions. Ainsi, une émotion comme la tristesse à la fois est un sentiment et possède un certain nombre d’expressions caractéristiques. La tristesse est indissociable de ses expressions ; sans ses expressions, le concept est vide. Il s’agit là d’une remarque logique ou grammaticale. En effet, en pratique, il est possible de représenter la tristesse (par une mine triste, en peinture, etc.) sans ressentir de la tristesse, ou de ressentir de la tristesse tout en affichant une mine joyeuse. Mais l’observation logique ou grammaticale consiste précisément à faire remarquer qu’on n’a pas saisi ce qu’est la tristesse tant qu’on n’est pas capable de la reconnaître comme un sentiment qui a des expressions caractéristiques [13] : un visage triste n’est pas une simple apparence de tristesse, il exprime de la tristesse et donc un sentiment, même lorsque cette tristesse est feinte. Cela fait écho à une autre remarque bien connue de Wittgenstein : nous n’inférons pas du comportement d’autrui ses états d’âme, nous n’en faisons pas l’hypothèse, nous les y voyons directement [14]. Son apport fondamental pour la philosophie de l’esprit et de la psychologie est ainsi de nous garder de dissocier l’indissociable. Le rôle du philosophe est de voir la complexité et la diversité des phénomènes et non pas de les simplifier par paresse intellectuelle ou pour qu’ils s’accommodent d’une théorie ou d’un système. En particulier, il est trop facile pour le philosophe de faire comme si le problème fondamental de la psychologie était le dualisme, qu’il faudrait résorber dans une ontologie matérialiste. Car les phénomènes de l’esprit dont s’occupe la psychologie ne se limitent pas à quelques expériences subjectives, comportements décontextualisés, phénomènes physiologiques. Toute leur complexité est là sous nos yeux, dans nos pratiques et nos conversations de tous les jours. Et c’est au philosophe de nous faire voir la complexité de ce qui sous-tend les pratiques humaines. Il ne propose pas de s’extraire de ces pratiques pour en dévoiler l’essence, mais de les analyser de l’intérieur.

En effet, en partant de la situation du locuteur compétent, Wittgenstein fait remarquer que les philosophes ont tendance à voir les mystères de l’esprit dans ce qui n’a rien de mystérieux. Ils oublient souvent ce que, dans la vie courante, ils savent parfaitement : ce que c’est que penser, ressentir une émotion, reconnaître une couleur, etc. C’est que dans leur bouche ces questions changent de sens, et parfois même perdent leur sens, en prenant une généralité telle qu’on ne sait plus où en chercher la réponse. Pour ne pas se laisser confondre par la perplexité qu’elles engendrent, il faut reprendre ces questions en se souvenant que les concepts (l’esprit, l’espace, le temps, etc.) que nous examinons ont déjà un sens ; nous les invoquons constamment dans la vie courante : par exemple, lorsque nous demandons à un ami son avis ou à quoi il pense et même simplement lorsque nous lui parlons (nous le traitons alors d’emblée comme quelqu’un qui pense).

Si nous la comprenons dans toute sa radicalité, cette posture philosophique semble imposer une transformation de « l’idée même de psychologie [15] ». En effet, si elle veut avoir quelque chose à dire des émotions, des représentations, des actions humaines, elle ne doit pas perdre de vue que ce sont ces catégories ordinaires fondamentales qui, en première instance, délimitent son objet [16]. La psychologie ne serait pas d’abord à chercher dans des processus sous-jacents, ni même dans des comportements isolés, mais dans des pratiques et des façons de parler familières. Telle est la difficulté : ne risque-t-on pas de perdre l’émotion en en faisant un objet de laboratoire, c’est-à-dire en la déracinant de ses raisons d’être, de son sens social ; de perdre l’action en la réduisant à des comportements ? Etc.

La psychologie théorique, dans la mesure où elle se doit de circonscrire son objet (le comportement, les données introspectives de la conscience, les processus neuro-cognitifs, etc.), appauvrit nécessairement le « psychologique », elle en accentue certaines dimensions et en met d’autres entre parenthèses. Or, certaines dimensions des phénomènes psychologiques sont trop intimement liées au contexte et à l’histoire (individuelle et collective) pour se laisser uniformiser par la généralité d’une théorie. Même la psychanalyse, qui se penche précisément sur les individus et leur histoire, n’échappe pas à cette « soif de généralité [17] » : pour exister comme théorie elle ne peut faire autrement que d’intégrer ces histoires individuelles dans des schémas ou des modèles théoriques : le complexe d’Œdipe, le rêve comme réalisation d’un désir inconscient, etc. :

Les théories ne peuvent pas ne pas fausser soit par excès soit par défaut la réalité, en disant trop ou trop peu, et comblant souvent des lacunes là où il n’y a pas lieu avec des éléments spéculatifs, comme le mental en matière de psychologie, par exemple [18].
 

Généralement cela n’empêche pas la science de prendre soin d’elle-même, dans la mesure où elle évolue dans des cadres théoriques déjà fixés. Dès lors, le rôle de l’épistémologue n’est pas de fonder ou de réformer les pratiques scientifiques – qui le font d’elles-mêmes au contact de leurs objets empiriques – mais de décrire des pratiques ou démasquer des limites, des confusions conceptuelles ou des généralisations abusives de leurs résultats [19].

Mais quelque chose fait de la psychologie une « science » particulière pour l’épistémologue. C’est ce que suggère la conclusion de la seconde partie des Recherches philosophiques :

La confusion et l’aridité de la psychologie ne se laissent pas expliquer par le fait que celle-ci serait une « jeune science ». Son état n’est pas comparable à celui de la physique à ses débuts, par exemple. […] Car en psychologie, il y a des méthodes expérimentales et de la confusion conceptuelle. […] L’existence de méthodes expérimentales nous fait croire que nous disposons de moyens de nous débarrasser des problèmes qui nous inquiètent, alors que problème et méthode se croisent sans pour autant se rencontrer [20].
 

C’est pourquoi, ajoute Wittgenstein, une recherche sur la psychologie ne saurait être psychologique, pas plus qu’une recherche sur les mathématiques ne saurait être mathématique. Les méthodes de la psychologie expérimentale n’étant pas adaptées pour traiter les problèmes conceptuels de la philosophie de l’esprit, le rôle d’une recherche sur la psychologie est précisément de démêler ces « confusions conceptuelles » qui embarrassent la recherche expérimentale. En tout premier lieu, cela mérite une réflexion sur ce qui confère à la psychologie ce statut particulier. Pourquoi n’est-elle pas une « jeune science » ? Pourquoi ne pourrait-on pas envisager des résultats cumulatifs en psychologie, comme on peut en envisager dans des sciences expérimentales aujourd’hui proches, comme les neurosciences ?

2. Psychologie et philosophie

La psychologie prend-elle soin d’elle-même ? Autrement dit, la psychologie des psychologues est-elle venue prendre la place d’une « psychologie des philosophes » (pour reprendre l’expression de Frédéric Fruteau de Laclos [21]) en s’autonomisant institutionnellement, ou bien la philosophie a-t-elle encore quelque chose à dire de la psychologie ? Plutôt, la recherche en psychologie ne s’apparente-t-elle pas toujours, au moins dans les discussions encore vives qui concernent son objet et sa méthode, à une certaine philosophie ?

Si la psychologie n’est pas à proprement parler une « science jeune », c’est que son évolution n’est pas celle d’une science, même jeune. En effet, l’évolution de la psychologie repose sur des discussions concernant la nature exacte de son objet : peut-on dire qu’étudier les comportements humains et animaux, c’est encore faire de la psychologie ? La psychologie est-elle soluble dans les sciences cognitives ? Ces questions ne sont pas extérieures à la psychologie, mais elles structurent de façon plus ou moins explicite, la psychologie institutionnelle et l’enseignement de la psychologie aujourd’hui [22]. C’est donc bien que la psychologie n’a pas encore décidé quel était son objet et n’a pas pu ou su s’accorder sur ses méthodes. Les différentes « branches » de la psychologie (sociale, expérimentale, du développement, psychopathologique, etc.) ne sont pas autant de ramifications d’une même « science » qui partageraient certaines hypothèses de départ sur la « nature » du psychisme et la manière dont il convient de l’étudier, et qui l’aborderaient chacune sous l’un ou l’autre de ses aspects. Ces « branches » sont presque autant de théories du psychisme (comme objet historiquement et socialement constitué, comme capacité intellectuelle, émotionnelle, etc.). En effet, entre une psychologie qui cherche à voir le psychisme dans la matière et qui conçoit les facultés mentales comme autant de fonctions cérébrales, et une psychologie qui refuse ce réductionnisme et se donne pour objet des représentations collectives ou individuelles, il n’y a pas un simple désaccord sur les méthodes. Mais il y a bien des désaccords sur ce qu’il faut placer sous le terme de « psychisme ». Pour caricaturer les positions, par exemple, certains refuseraient l’idée que le psychisme puisse être observable dans la « matière » (ou par l’imagerie cérébrale), quand d’autres la défendraient. Il ne semble pas y avoir de consensus minimal, non controversé, sur ce qui constitue l’objet de la psychologie. Ces discussions internes à la psychologie, qui l’apparentent à la philosophie, permettent peut-être de comprendre pourquoi la philosophie se mêle tant des affaires de la psychologie.

Mais en quoi consiste exactement l’expertise du philosophe ? Quel genre d’expert est-il ? D’où parle-t-il et à quel titre ? Que peut-il dire ? En effet la philosophie n’est pas là pour réformer (même conceptuellement) les sciences ou adopter une position de surplomb par rapport aux pratiques scientifiques avec lesquelles elle cohabite, et encore moins pour faire de la science. La philosophie n’est pas une science : elle n’a pas un objet empirique défini, pas de méthode spécifique de résolution de problème, pas de protocoles expérimentaux – et lorsqu’elle s’aventure à produire des théories, celles-ci sont purement spéculatives, même lorsqu’elles se fondent en partie sur des observations des sciences. En quel nom parle-t-elle de la psychologie et que peut-elle en dire ? La psychologie peut-elle réformer la philosophie et à quel titre ? Inversement, la philosophie peut-elle réformer la psychologie et au nom de quoi ?

Ce sont là des questions massives qui méritent plus qu’un article et auxquelles peut-être seule l’histoire peut répondre. Ce qui n’échappe cependant pas à quiconque s’intéresse aux rapports entre philosophie et psychologie, c’est qu’il y a là une tension. L’objet de la « philosophie de la psychologie » de Wittgenstein aura été avant tout de mettre le doigt sur cette tension, en notant en particulier, comme le dit Laugier, que « philosophie et psychologie ont la même “matière première” (RP § 254) [ce que nous disons ordinairement de nos états d’esprit [23]] et c’est ce qui donne parfois l’impression que Wittgenstein ferait de la “psychologie philosophique” » [24]. « Matière première » doit ici s’entendre au sens littéral : la psychologie comme la philosophie doivent extraire quelque chose de cette matière première et tout l’enjeu de leurs rapports se trouve dans la question de savoir ce qu’elles en font et à quelles fins. On peut avancer que la psychologie, quant à elle, élabore des théories (sur la perception, les émotions, les traumatismes, etc.) en lien avec des observations, des expérimentations, avec la psychopathologie. En ce qui concerne la philosophie en général (pas seulement celle de Wittgenstein), elle a eu et a toujours des ambitions théoriques semblables à celles de la psychologie empirique (pensons seulement à Franz Brentano ou à William James [25] et plus récemment à certaines collaborations entre philosophie et sciences cognitives [26]). Mais ce sont ces ambitions théoriques que Wittgenstein trouvait douteuses.

En effet, le cas de la psychologie n’est pas celui de n’importe quelle science que se donnerait pour objet une philosophie des sciences, car la philosophie et la psychologie ont entretenu et entretiennent toujours des relations complexes. Si la psychologie s’est progressivement détachée de la philosophie (et de la médecine) au cours du siècle dernier pour devenir une discipline institutionnellement autonome, elle n’a vraisemblablement pas abandonné (pas partout en tout cas) certaines thèses philosophiques sur la nature de l’esprit et la manière dont il convient de l’étudier et de le guérir. Explorons donc quelle marge de manœuvre la critique des théories de l’esprit (celle en particulier de la philosophie wittgensteinienne de l’action [27]) laisse à la psychologie.

D’abord, lorsque Wittgenstein s’attaque à certains présupposés de la psychologie de son temps, principalement l’introspectionnisme de James, le béhaviorisme et la psychanalyse freudienne [28], il n’a pas pour ambition de réformer la psychologie. Ici comme ailleurs, sa philosophie se veut descriptive. Elle laisse les choses comme elles sont et se contente de relever des crampes mentales liées à des confusions conceptuelles. Mais c’est précisément sur ce point que les relations ambiguës entre la philosophie et la psychologie deviennent problématiques. En effet, si les psychologies reposent sur des théories (philosophiques) de l’esprit, c’est-à-dire sur ce qu’on pourrait appeler une « métaphysique » de l’esprit ou une « métapsychologie » pour reprendre le mot de Freud, alors remettre en cause ces théories de l’esprit, n’est-ce pas remettre en cause la psychologie adjacente et, du même coup, ne pas laisser les choses telles qu’elles sont ?

Peut-être convient-il alors, comme le suggère Michel Le Du [29], de distinguer deux choses : d’une part, les pratiques autonomes de la psychologie et aujourd’hui des neurosciences, qui sont des sciences empiriques et font des observations à partir d’expérimentations, et d’autre part, les théories sur le fonctionnement du psychisme, qui sous-tendent parfois (mais pas toujours) ces pratiques, l’interprétation des résultats de ces expérimentations et les éventuelles confusions conceptuelles qu’elles peuvent susciter. Autrement dit, comme en ce qui concerne les sciences de la nature, nous devons pouvoir distinguer le cadre conceptuel dans lequel évolue une pratique scientifique donnée et cette pratique elle-même (susceptible, le cas échéant, de remettre en cause ce cadre conceptuel). Néanmoins, dans la mesure où son objet est constitué de pratiques humaines, qui ont une histoire, qui s’inscrivent dans des cultures, des langues, des institutions, etc., le socle conceptuel des psychologies n’entretient pas tout à fait le même rapport à la pratique que celui des pratiques plus « standardisées » des autres sciences.

En effet, la psychologie est d’abord faite, souligne Wittgenstein, d’un réseau de concepts (d’expériences, d’émotions, de perception, de sentiments, d’intentions, etc.) que nous employons pour communiquer les uns avec les autres. De ce point de vue, avant de parler de la psychologie, il faut se demander de quelle psychologie nous parlons, et c’est sans doute la tâche la plus difficile. Car la psychologie n’est pas le domaine réservé d’une science ou d’une discipline ; elle est présente dans toute activité humaine, artistique, littéraire, en ce sens qu’elle « habite » le langage ordinaire. Les concepts psychologiques sont cette vague catégorie de concepts hétérogènes que nous utilisons pour parler de nous, de nos émotions, de nos croyances, de nos intentions, etc. Ce qui fait que ces concepts sont « psychologiques », c’est notamment que leur usage à la première personne du présent de l’indicatif revêt des caractéristiques particulières que leurs autres usages (aux autres temps et modes et à d’autres personnes) ne possèdent pas. Contrairement aux philosophies cartésiennes, ce qui intéresse Wittgenstein n’est pas le cogito qui parvient à réunir sous un même aspect « ce qui relève du psychologique [30] », mais c’est ce qui distingue ce que Descartes puis les empiristes (comme Locke) avaient rangé sous la catégorie de « pensée » ou de « conscience » [31]. L’asymétrie entre la première et la troisième personne est fondamentale pour Wittgenstein. Mais l’est plus encore la façon dont cette asymétrie se manifeste de manière spécifique et logiquement distincte dans le cas des émotions, de la perception, ou de l’action intentionnelle. L’enquête conceptuelle permet ainsi de remettre en question ces amalgames que nous pourrions être tentés de faire lorsque nous parlons du « mental » ou du « psychologique ».

3. La genèse philosophique d’une approche empirique du psychologique

À l’heure où Wittgenstein écrit sur la psychologie, celle-ci donne lieu à un vif débat entre la tradition néo-mentaliste et le béhaviorisme qui prend essor aux États-Unis au début du XXesiècle. Noter les confusions conceptuelles revient alors, pour Wittgenstein, à dénoncer l’attitude empiriste par laquelle sont portés ces théoriciens de la psychologie, qui font comme si leur objet, le psychologique, méritait un type d’enquête que nous pourrions calquer sur celui des autres sciences empiriques ou de la médecine organique.

D’où vient qu’on se pose le problème philosophique des processus et des états mentaux, et du behaviourisme ? Le premier pas est celui qui passe entièrement inaperçu. Nous parlons de processus et d’états, et laissons leur nature indécidée ! Un jour, peut-être, nous en saurons plus à leur sujet – pensons-nous. Mais par là même, nous nous sommes engagés dans une façon déterminée de traiter le sujet. En effet nous avons un concept déterminé de ce que cela veut dire que d’apprendre à mieux connaître le processus. (Le pas décisif du tour de passe-passe a déjà été fait, et c’est justement celui qui nous a paru innocent.) – Et à présent la comparaison qui était censée nous rendre nos pensées compréhensibles s’effondre. Nous devrions donc nier l’existence de ce processus encore incompris se déroulant dans un medium encore inexploré. Mais alors il semble que nous avons nié les processus mentaux. Et naturellement nous ne voulons pas les nier [32].
 

Le problème de la psychologie empirique n’est donc pas qu’elle se donne pour objet d’étude « les processus mentaux ». Son problème est qu’elle en parle comme s’il s’agissait d’un nouvel objet, d’un continent inexploré, que nous venions de découvrir et dont il conviendrait d’étudier la véritable nature. En réalité, si c’est bien là l’objet de la psychologie, il faut d’abord que nous nous soyons entendus sur ce que nous désignons par « processus mental » avant même de nous lancer dans une quelconque enquête psychologique. Mais cette psychologie empiriste et empirique fait comme si la question de savoir ce que sont ces processus mentaux, quelle est leur nature, était déjà un problème empirique, avant même d’avoir résolu la question conceptuelle de savoir ce que nous désignons par là. Ou plutôt, elle fait comme si cette question conceptuelle pouvait être réglée par une enquête empirique : « Nous parlons de processus et d’états et laissons leur nature indécidée. » Mais alors nous avons fixé d’avance le genre de chose que nous cherchons : un quelque chose qui correspondrait, dans le domaine de l’observation empirique, à ces processus. Nous cherchons ceux-ci dans des comportements observables ou dans des processus physiologiques. Or, s’il est innocent de dire que ces processus mentaux existent, en revanche ce qui « paraît innocent » et ne l’est pas, c’est l’idée qu’un certain type d’enquête empirique (prenant pour modèle les sciences de la nature) doit nous en révéler la nature.

Le « problème » est alors qu’il faut pouvoir observer, isoler ces processus. Nous en venons à nous demander s’ils ne sont « observables » qu’en première personne, ou si nous pouvons les analyser en observant simplement des comportements, ou encore des processus physiologiques qui en seraient le substrat. Autrement dit, si notre cadre d’analyse est celui de l’observation et de l’expérience, si connaître ces processus mentaux revient à les observer dans quelque médium (le cerveau, les comportements, un peu des deux, etc.), alors nous nous trouvons dans une impasse : nous ne pourrons jamais les observer directement, si ce n’est au prix d’abandonner l’idée d’en avoir une connaissance objective.

À moins, nous dit Wittgenstein, que nous ne nous trompions du tout au tout quant au type d’enquête à mener. S’agit-il vraiment d’objectiver ces processus mentaux pour en faire des objets d’enquête empirique ? En réalité, ne savons-nous pas déjà ce que nous voulons dire lorsque nous employons ces concepts qui se rapportent à notre « vie psychique » et à celle d’autrui, aux intentions, aux émotions, aux dilemmes moraux, etc. ? C’est de cette « matière première » que la psychologie part nécessairement et c’est ce fait même que la psychologie ne doit pas perdre de vue.

L’enquête préalable à l’enquête empirique en psychologie est conceptuelle : elle doit nous permettre de voir à quelle réalité touchent ces concepts, qui ne se contentent pas, si toutefois ils le font, de désigner des processus, des comportements, etc. Mais cette enquête conceptuelle ne consiste pas, comme a pu le suggérer une certaine « psychologie populaire [33] », à recenser des opinions de sens commun sur le sens et l’usage des verbes « psychologiques ». L’enquête conceptuelle, si elle est bien immanente à nos pratiques (en particulier linguistiques), s’appuie sur le savoir du locuteur compétent. Celui-ci doit apprendre à extraire des usages ordinaires des traits logiques saillants qui les caractérisent et prévenir ainsi les « confusions conceptuelles » (comme celle qui consiste à penser que nommer une émotion serait analogue au fait de désigner un objet d’expérience sensible). En particulier, l’enquête conceptuelle montre que ni le comportement, ni les processus physiologiques, ni les récits à la première personne ne permettent isolément de saisir ce que nous entendons par le « psychologique » ou le « mental » dans toute sa complexité. Cette complexité, voudrions-nous suggérer, nous pouvons la saisir au moyen d’une philosophie de l’action. Mais avant cela, revenons brièvement sur les raisons pour lesquelles le comportement ou l’addition d’un comportement et d’un processus mental ou cérébral ou les deux (comme on voudra) ne font pas l’affaire.

La psychologie d’aujourd’hui a connu, nous dit-on, un tournant cognitif salvateur qui lui a permis de sortir des apories du béhaviorisme traditionnel [34]. Il fallait rendre justice à ce que les gens pensent, à leurs représentations. Le béhaviorisme s’était débarrassé de ce qu’il y avait dans la « boîte noire » à défaut de pouvoir l’objectiver. Il fallait isoler les comportements pour ne les envisager que dans le contexte de leur conditionnement, comme les réactions à un certain environnement qu’il fallait également objectiver. Or, tout cela pose un certain nombre de problèmes méthodologiques. Car comment isoler un comportement, par exemple, des raisons d’agir d’une personne ? Quels éléments de l’environnement doivent être, dans ce cadre, retenus comme pertinents ? En répondant à ces questions, on oubliait souvent que, contrairement aux animaux de laboratoire qu’on « conditionnait » et « déconditionnait », il n’est pas possible d’abstraire de la notion d’action humaine l’idée d’un agent qui sait ce qu’il fait, c’est-à-dire, entre autres, qui est susceptible de rendre compte de ses actions [35]. Mais cela n’empêchait pas de conserver l’idée que, ponctuellement, certaines attitudes ou « habitudes » pouvaient être « déconditionnées ».

Le tournant cognitif a voulu mettre l’accent sur cette complexité des représentations humaines, tout en maintenant qu’il fallait les objectiver, pour les articuler précisément à des comportements. Mais il est resté dans l’attitude empiriste dénoncée par Wittgenstein. La conviction demeure que comportements et représentations sont deux choses dissociables, même si elles sont deux dimensions d’un même objet : « le psychologique ». Ces deux choses doivent d’abord être objectivées pour être ensuite, de nouveau, comprises comme deux aspects d’un même phénomène. Ce que nous voulons, c’est voir (dans des cerveaux) ce que c’est que percevoir ou rêver. C’est observer quels processus physiologiques produisent telle ou telle réaction (émotionnelle par exemple ou mimétique, comme dans la théorie des neurones miroirs).

Cette façon de chercher recommandée par l’empirisme est précisément ce que Wittgenstein propose de remettre en cause. Car le « psychologique » n’est pas comme une chose ou un phénomène qui nous serait donné à observer. Il est constitué par nos pratiques et nos actions et par le regard que nous portons sur celles-ci. Dès lors, les aspects (du comportement, de la physiologie, d’un récit) que nous voulons bien retenir lorsque nous cherchons à objectiver le psychologique (et « objectiver » a ici le sens de « se donner pour objet ») seront nécessairement, soit sous-déterminés, soit surdéterminés par rapport à la réalité que nous voulons étudier.

Le problème est en partie un problème de niveau d’explication ou de jeu de langage. Lorsque nous nous intéressons à ce que font les gens, nous nous intéressons aux raisons pour lesquelles ils le font, à leurs intentions, etc. Mais ces raisons sont trop encombrantes pour une psychologie du comportement : nous ne pouvons pas les objectiver de la bonne façon. Car elles ne sont des raisons (elles ne rationalisent l’action) que prises dans un contexte particulier. Comprendre ces raisons, c’est également (mais pas seulement) comprendre dans quel contexte telle chose a été effectuée. C’est de cette complexité de l’action humaine que parle Elizabeth Anscombe (qui fut une proche disciple de Wittgenstein) dans son ouvrage L’Intention :

Une description telle que « payer sa note de gaz » quand on se contente de tendre deux morceaux de papier à une jeune fille, pourrait faire dire à un chercheur : « La description de l’action humaine est quelque chose d’extrêmement compliqué, si on devait dire ce qui y est réellement impliqué – et pourtant, même un enfant peut le dire ! » (§ 43).
 

Le paradoxe ici, pour le chercheur qui s’intéresse à l’action humaine, tient au fait que rendre compte de nos actions est une chose que nous faisons quotidiennement, ordinairement et sans avoir besoin de posséder un quelconque bagage théorique concernant la nature exacte des conventions, des processus et des règles en jeu dans ces descriptions ou ces comptes rendus d’actions. « Même un enfant », dès lors qu’il parle, qu’il parle le langage de l’action, attribue aux autres et à lui-même des actions. L’« action » ici fait appel à un registre ou à une forme de description particuliers. Lorsque nous parlons de ce que font les gens, nous ne nous contentons pas de décrire leurs mouvements, leurs gestes, mais nous attribuons un sens, une orientation, un but, une finalité à ces mouvements [36]. Bien que tout ce que nous faisons n’émane pas nécessairement d’un calcul rationnel, d’une visée explicite, et bien que nous puissions faire les choses distraitement, sans raison, etc., le registre de description de l’action fait appel à des circonstances, à un contexte institutionnel et à des conventions partagées. Il fait aussi appel aux intentions des agents, elles font partie de la description de l’action. Ainsi, qu’on puisse en tendant deux morceaux de papier « payer sa note de gaz », implique non seulement qu’il existe des institutions comme la monnaie et les compagnies de distribution du gaz, mais aussi que l’agent concerné sache qu’il participe alors à ces institutions ; qu’il sache qu’en tendant ces morceaux de papier il paie sa note de gaz.

Le paradoxe et la difficulté soulignés ici par Anscombe tiennent au fait qu’il n’y a pas de pratique plus familière pour nous que de parler des actions des gens et de leurs intentions. Pourtant, dès que nous essayons de rendre compte de ce en quoi consistent ces actions, de ce qui s’y trouve impliqué de conventions, d’intentions, etc., nous sombrons dans la confusion. Ce qui est troublant est que la difficulté émerge de la description d’une pratique simple, ordinaire, familière et parfaitement maîtrisée, même par un enfant ! Nous voudrions souligner pour conclure combien la psychologie se heurte à cette difficulté, sans nécessairement la formuler de cette façon.

4. Du comportement à l’action

En effet, vu sous cet angle, le problème de la psychologie aura été et reste de rendre compte de cette complexité de l’action en tâchant de la rendre plus simple : par exemple en se concentrant sur les comportements ou les processus physiologiques qui accompagnent la pensée et l’action, en cherchant un noyau de ce qui constituerait le mouvement volontaire pouvant servir de modèle paradigmatique de l’action en général.

Il n’y a rien à reprocher à ces théorisations ou à ces tentatives de théorisations internes à la psychologie, qui circonscrivent leur objet et tentent d’en tirer le maximum de connaissances. En revanche, si la philosophie peut contribuer à enrichir le travail du psychologue, c’est précisément en interrogeant cet objet qu’est l’action, duquel émergent les « sous-objets » de la psychologie expérimentale ou clinique.

En particulier, la philosophie de l’action, telle qu’Anscombe ou plus récemment Descombes [37] la conçoivent, rend compte des limites du concept de comportement, qui est encore aujourd’hui employé à tout va dans de nombreux domaines des sciences humaines et même des sciences de la nature, comme dans la psychologie cognitive. Passer du comportement à l’action, c’est comme se heurter à la véritable complexité de cette pratique si ordinaire qui consiste à agir et à parler d’actions. Mais c’est aussi montrer qu’un « comportement » n’est pas une partie ou un aspect de l’action. Parler de comportement ne simplifie pas la tâche du psychologue et introduit en réalité davantage de confusion.

En effet, pour ne mentionner que l’initiative béhavioriste, l’appel à la notion de comportement était censé (chez Watson, par exemple [38]) nous débarrasser de ce qui se passe dans la « boîte noire ». Le comportement devait être quelque chose qu’on pouvait étudier dans des conditions de laboratoire, qu’on pouvait isoler des circonstances, des raisons d’agir, etc. Mais que reste-t-il du comportement, une fois dépouillé, entre autres, de ce que l’agent pourrait en dire, de ses raisons ? Il ne reste que des mouvements physiques et éventuellement des processus physiologiques sous-jacents. Dès lors le psychologue n’a-t-il pas simplement perdu son objet, en voulant le soumettre aux exigences de l’observation scientifique expérimentale ?

De même, comme le remarque Descombes [39], l’anthropologue qui se contenterait de décrire les mouvements physiques des individus qu’il observe ne nous dirait rien d’intéressant sur ce qu’ils font. Ainsi, le psychologue qui ne se préoccupe pas d’actions en même temps qu’il se préoccupe de comportements ou de processus physiologiques a déjà commencé à faire autre chose que de la psychologie.

Partons donc à nouveau d’une remarque d’Anscombe, pour qui une bonne philosophie de la psychologie était un préalable nécessaire à toute réflexion éthique en philosophie [40]. Elle voulait dire par là qu’il faut, avant de s’interroger sur les catégories morales du bien et du mal, et en particulier sur ce qu’est une bonne action, se débarrasser de certaines chimères qu’un excès de « psychologisme » nous pousse à voir comme les entités d’un monde mental que nous contrôlons tant bien que mal. Ces entités fictives sont les intentions, les désirs, les croyances, la volonté et bien d’autres encore. Cette bonne philosophie de la psychologie, en fidèle élève de Wittgenstein, Anscombe la cherche en analysant nos usages de ces concepts, les modalités de leurs attributions et leur rôle dans notre discours sur les comportements et les actions d’autrui et de nous-même. S’il fallait « recommencer la psychologie », pour adapter une expression de Sandra Laugier [41], c’est sans doute par là qu’il faudrait commencer. En effet, si psychologie et philosophie ont bien la même « matière première », il est important que se maintienne, à tous les niveaux, y compris le plus fondamental (celui de la nature de cet objet), le dialogue entre philosophie et psychologie. La psychologie est trop souvent embarrassée de théories implicites de l’esprit qu’elle finit par prendre pour argent comptant, comme ce fut le cas lors des discussions entre les béhavioristes et les mentalistes.

Pour mettre de l’ordre au sein de cette « matière première », nous pouvons nous aider d’une philosophie de l’action. Celle-ci ne cherche pas à refonder la psychologie ou à s’y substituer. Une étude de la psychologie ne saurait être elle-même psychologique. La philosophie de l’action nous aide à mieux voir la complexité de cette « matière première » dont parle Wittgenstein. Elle le fait précisément en marquant les limites et les faiblesses de toute tentative d’analyse de l’action humaine qui se contenterait de l’aborder sous un seul ou quelques-uns seulement de ses aspects. Le rôle de la philosophie vis-à-vis de la psychologie est de ne pas se laisser impressionner par des comptes rendus spectaculaires, que nous livre souvent la vulgarisation scientifique. Elle doit démêler les embarras conceptuels, calmer les ardeurs de certaines lectures fantaisistes d’expériences, analyser de manière critique les processus d’expérience pour mesurer la véritable portée de leurs résultats. C’est alors sa vocation épistémologique qui est mise à profit. Elle ne dicte pas au psychologue ce qu’il doit faire, mais veille à prendre toute la mesure de ses observations et expérimentations qui en retour viennent nourrir la réflexion philosophique sur l’esprit et même l’humain en général. Si la philosophie peut encore dialoguer avec la psychologie, elle doit l’inviter à ne jamais perdre de vue sa matière première : l’action et non le comportement. En psychologie, la simplification ne nous apprend rien. La complexité des phénomènes ne doit pas conduire à la paralysie, mais à plus de vigilance : il vaut mieux ne pas oublier les enjeux conceptuels impliqués pour notamment prendre la bonne mesure des observations recueillies.

Notes
  • [1]
    Voir l’ouvrage pionnier de J. Bouveresse, Le Mythe de l’intériorité, Paris, Minuit, 1976 ; C. Chauviré (dir.), « Cognitivisme, psychologie, philosophie », Revue philosophique de la France et de l’étranger, t. 189, n° 3, 1999 ; C. Chauviré, S. Laugier et J.-J. Rosat (dir.), Wittgenstein, les mots de l’esprit, Paris, Vrin, 2002 ; V. Descombes, La Denrée mentale, Paris, Minuit, 1995 ; P. Engel, Philosophie et Psychologie, Paris, Gallimard, 1996.
  • [2]
    En particulier à travers les travaux de Noam Chomsky. Voir C. Chauviré, « La philosophie est-elle soluble dans la science ? », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1989, loc. cit.
  • [3]
    S. Laugier, « Dépsychologiser la psychologie », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 189/3, 1999, p. 363.
  • [4]
    Notre perspective se distingue ici de celle qu’avait adoptée Pascal Engel dans Psychologie et Philosophie (op. cit.). Il cherchait alors à défendre une forme de psychologisme modéré suivant lequel la psychologie expérimentale aurait des réponses à apporter à certaines interrogations de la philosophie de l’esprit contemporaine. Bruno Leclercq, dans sa recension de l’ouvrage d’Engel (Revue philosophique de Louvain, 94/4, 1996, pp. 710-715), montre bien l’importance qu’il y a à distinguer l’antipsychologisme de Frege ou de Wittgenstein (suivant lequel certaines questions conceptuelles sont proprement philosophiques ou logiques et ne trouvent pas de réponse dans les sciences expérimentales) et l’anti-psychologie (qui consisterait dans le rejet pur et simple de la pertinence d’une quelconque analyse psychologique). Notre perspective ici n’est pas plus anti-psychologique que ne l’était celle d’Engel. Elle vise davantage à démêler ce qui fait de la psychologie une science spéciale et donc un objet particulier pour l’épistémologie et la philosophie.
  • [5]
    Pour reprendre l’expression de Vincent Descombes dans Le Complément de sujet, Paris, Gallimard, 2004.
  • [6]
    Non seulement dans la tradition béhavioriste de John B. Watson (« La psychologie telle que le béhavioriste la voit », in G. Paicheler, L’Invention de la psychologie moderne, Paris, L’Harmattan, 1992) ou de Burrhus F. Skinner (Science et Comportement humain, In Press, 2011), mais aussi dans les sciences cognitives (voir D. Andler, Introduction aux sciences cognitives, Paris Gallimard, 2004).
  • [7]
    L. Wittgenstein, Recherches philosophiques (désormais RP), Paris, Gallimard, 2014 ; Leçons et Conversations, Paris, Gallimard, 1992 ; Remarques sur la philosophie de la psychologie, vol. I et II, Mauvezin, TER, 1998 et 2000 ; et supra note 1.
  • [8]
    E. Anscombe, L’Intention, Paris, Gallimard, 2001 ; V. Descombes, La Denrée mentaleop. cit. et Le Complément de sujetop. cit.
  • [9]
    Cf. L. Wittgenstein, RP, §§ 299, 307, 308, 342, 413, 610 ; Grammaire philosophique, § 21 ; « Conversations sur Freud », Leçons et Conversationsop. cit. et Remarques sur la philosophie de la psychologie 1 et 2, op. cit.
  • [10]
    Sur ce point, voir V. Aucouturier, Qu’est-ce que l’intentionalité ?, Paris, Vrin, 2012. La présentation que Jaegwon Kim offre des problèmes de la philosophie de l’esprit offre un bon aperçu du cadre général dans lequel s’est constituée cette problématique (voir Philosophie de l’esprit, Paris, Ithaque, 2008).
  • [11]
    C. Chauviré, « Le corps est la meilleure image de l’âme humaine », in C. Chauviré, S. Laugier, J.-J. Rosat, Wittgenstein : les mots de l’esprit, Paris, Vrin, 2001, pp. 61-70. Cf. L. Wittgenstein, RP, II, IV.
  • [12]
    Au sens non déterminé et non substantiel, comme dans « quelque chose ».
  • [13]
    Ces expressions pouvant bien sûr varier suivant les circonstances, les époques et les cultures. Cf. M. Mauss, « L’expression obligatoire des sentiments » (1921), Essais de sociologie, Paris, Minuit, 1969, pp. 81-88.
  • [14]
    RP, II, XI.
  • [15]
    S. Laugier, « Dépsychologiser la psychologie », art. cit., p. 364.
  • [16]
    J. Tanney, Rules, Reasons and Self-knowledge, Cambridge, Harvard University Press, 2013.
  • [17]
    L. Wittgenstein, Le Cahier bleu, Paris, Gallimard, p. 17.
  • [18]
    C. Chauviré, « Wittgenstein, les sciences et l’épistémologie aujourd’hui », Revue de métaphysique et de morale, 2005/2, n° 46, p. 167.
  • [19]
    Ces généralisations sont souvent l’apanage des journaux de vulgarisation scientifique aux titres spectaculaires, suggérant, par exemple, à partir d’une expérience de laboratoire limitée, que nous pourrons bientôt « lire les pensées » ou « projeter les rêves des gens en images ».
  • [20]
    L. Wittgenstein, RP, II XIV, Gallimard, p. 324 (trad. modifiée).
  • [21]
    F. Fruteau de Laclos, La Psychologie des philosophes, Paris, Puf, 2012.
  • [22]
    Il suffit pour s’en rendre compte de considérer l’éclectisme des enseignements proposés dans les cursus de psychologie en France, ou encore de consulter les entrées d’un dictionnaire de psychologie.
  • [23]
    S. Laugier, « Dépsychologier la psychologie », art. cit., p. 368.
  • [24]
    Ibid., p. 367.
  • [25]
    F. Brentano, Psychologie du point de vue empirique [1874], Paris, Vrin, 2008 ; W. James, The Principles of Psychology [1878], Dover Publication Inc., 1957.
  • [26]
    Voir, par exemple, les travaux de Ned Block, de Jerry Fodor ou, en France, d’Elisabeth Pacherie.
  • [27]
    Voir G.E.M. Anscombe, L’Intentionop. cit.
  • [28]
    Dans la mesure où ce qui nous intéresse ici dans la psychologie ce sont les théories de l’esprit sur lesquelles elle s’appuie, la psychanalyse, qui offre une telle théorie de l’esprit, y est incluse.
  • [29]
    M. Le Du, La Nature sociale de l’esprit, Paris, Vrin, 2005.
  • [30]
    E. Anscombe, « Events in the Mind », Metaphysics and the Philosophy of Mind, Oxford, Blackwell, 1981, p. 60 ; voir V. Descombes, Le Complément de sujetop. cit., p. 191.
  • [31]
    R. Descartes, Méditations métaphysiques, in Œuvres complètes, Paris, Vrin, 1996 ; J. Locke, Identité et Différence, Paris, Seuil, 1998 ; voir en particulier l’introduction d’Étienne Balibar.
  • [32]
    L. Wittgenstein, RP, § 308.
  • [33]
    Cf. I. Ravenscroft, « Folk Psychology as a Theory », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (2010), Edward N. Zalta (éd.), URL = <http://plato.stanford.edu/archives/fall2010/entries/folkpsych-theory/>.
  • [34]
    En psychologie, le tournant cognitif, intimement lié à la métaphore de l’ordinateur, est généralement associé au nom de Jerome Bruner vers le milieu des années 1950 (voir Car la culture donne forme à l’esprit, Georg Éditeur, 1998). En philosophie, il est plutôt représenté par les travaux du linguiste Noam Chomsky et du philosophe Jerry Fodor.
  • [35]
    L’appel à la notion de raisons d’agir, central pour la philosophie de l’action, suggère que l’action humaine est irréductible à la notion de « comportement » héritée du béhaviorisme. Savoir ce qu’on fait, c’est être en mesure de rendre compte de ses actions en en donnant des raisons qui s’inscrivent nécessairement dans une histoire de l’action et un contexte élargi. Les humains ne se contentent pas de se « comporter » car ils ne font pas que réagir à des stimuli (même complexes). Voir E. Anscombe, L’Intentionop. cit.
  • [36]
    Ou même à l’absence de mouvement, par exemple : « Ne bouge pas ! Tu as une guêpe sur le front », ou « Que fais-tu là sans rien faire ? — Je me repose ».
  • [37]
    V. Descombes, Le Complément de sujetop. cit., et Exercices d’humanité, Paris, Les Petits Platons, 2013.
  • [38]
    J. B. Watson, « La psychologie telle que le béhavioriste la voit », art. cit.
  • [39]
    V. Descombes, Les Institutions du sens, Paris, Minuit, 1996.
  • [40]
    E. Anscombe, « Modern Moral Philosophy », Ethics, Religion and Politics, Oxford, Blackwell, 1981, p. 26.
  • [41]
    Voir S. Laugier, Recommencer la philosophie. La philosophie américaine aujourd’hui, Paris, Puf, 2003.
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/05/2015
https://doi.org/10.3917/rphi.152.0187