DU MAUVAIS USAGE LITTERAIRE DE LA SCIENCE

Un philosophe, mort en mai 2021, à fréquenter

 
> Août 1999, page 27. Le Monde Diplomatique

Retour sur l’« affaire Sokal »

Du mauvais usage littéraire de la science

Effet d’autorité ou complexe d’infériorité devant les sciences « dures », de nombreux essais littéraires ou politiques usent de métaphores scientifiques pour installer leur crédit et leur légitimité. Ce qui pourrait passer pour une marque de rationalisme ou d’enrichissement multidisciplinaire se transforme en obscurantisme quand, au nom de la créativité qui permettrait l’usage des métaphores, certains auteurs de ces analogies refusent qu’on leur discute le droit d’abuser d’un concept scientifique mal compris. Parfois, ceux qui, derrière un effet de style, cherchent à reconnaître un théorème ou une équation dont ils sont familiers, se voient traités d’intolérants ou de réfractaires à la grande polyphonie du savoir.

par Jacques Bouveresse 

Le mauvais usage des sciences et les mauvais rapports avec les sciences ne sont, pour la philosophie, que le reflet et la conséquence d’un problème beaucoup plus général qu’elle a avec elle-même, avec ce qu’elle est ou prétend être et avec ce qu’elle veut. Il ne faut donc pas commettre l’erreur de prendre l’effet pour la cause ou un des symptômes, aussi visible et remarquable qu’il puisse être, pour la maladie elle-même.

Lichtenberg, qui cherchait à encourager la tolérance en matière de compréhension, dit qu’« entre comprendre et ne pas comprendre il y a un bon nombre de classes, dans lesquelles les neuf dixièmes des gens séjournent très commodément (1) ». Cette question de la compréhension est, dans le cas de la philosophie, particulièrement cruciale, non seulement parce qu’on y est rarement certain de comprendre comme il faudrait ce qu’on lit, mais également parce qu’il est possible apparemment de s’installer de façon durable et très confortable dans des formes d’incompréhension presque totale. C’est, en tout cas, une question qu’on est obligé de se poser à propos de la plupart des textes qu’Alan Sokal et Jean Bricmont (2) ont utilisés pour constituer leur sottisier : étaient-ils compréhensibles et avaient-ils été (réellement) compris ?

L’affaire Sokal a eu, entre autres mérites, celui d’attirer l’attention sur deux catégories « lichtenbergiennes » qui présentent un intérêt particulier : celle des gens qui, comme Sokal et Bricmont, ne comprennent pas, parce qu’il s’agit de choses qu’ils connaissent ; et ceux qui, au contraire, comprennent, justement parce qu’il s’agit de choses qu’ils ne connaissent pas. Sokal et Bricmont s’étonnent de l’usage pour le moins étrange qui est fait de concepts mathématiques et physiques qui leur sont, en principe, familiers dans des textes littéraires et philosophiques où ils n’ont, à première vue, rien à faire et ne font rien de bon. Et ils se heurtent à des adversaires qui ignorent la plupart du temps à peu près tout de ce qu’ils savent et qui prétendent néanmoins que ce qu’ils ne comprennent pas peut en réalité très bien être compris. En d’autres termes, Sokal et Bricmont ont le sentiment de ne pas comprendre des choses qu’ils devraient comprendre et ils trouvent en face d’eux des gens qui comprennent ce qu’ils ne devraient pas comprendre. Il n’y a sans doute pas de plus bel exemple du fossé (d’incompréhension) qui sépare aujourd’hui ce qu’on appelle les « deux cultures ».

Les critères du non-sens

Il se pourrait, bien entendu, que ce soit par manque d’information, de compétence ou de subtilité philosophique ou littéraire que les deux auteurs trouvent inintelligible ce qui est peut-être simplement difficile à comprendre (pour des gens comme eux). Et on ne s’est évidemment pas privé de leur reprocher ce genre d’insuffisance. On me le reprochera probablement aussi, puisque j’ai, dans la plupart des cas, une réaction à peu près identique à la leur. Mais c’est une chose à laquelle je n’accorde pas beaucoup d’importance. Je ne crois pas, en effet, que l’on soit tenu, même en philosophie, de comprendre (ou, en tout cas, de faire semblant de comprendre) tout ce qui peut s’écrire et que tout ce qui peut donner l’impression d’avoir un sens, dans l’esprit de son auteur et également, si l’on en juge par les effets produits, dans celui d’une multitude de lecteurs, doive nécessairement en avoir un. Je sais naturellement aussi bien que quiconque que la question des critères du non-sens en matière littéraire et philosophique est particulièrement délicate. Mais je ne pense pas qu’ils soient aussi inexistants que certains nous le répètent et ont intérêt à nous le faire croire (ce sont évidemment toujours ceux qui cherchent à défendre leurs non-sens qui soutiennent qu’il n’y a pas de distinction réelle entre ce qui a un sens et ce qui n’en a pas).

La seule excuse que je puisse invoquer pour m’être décidé finalement, malgré mes réticences, à publier ce livre est d’avoir essayé de faire porter réellement la discussion sur le fond, d’en élever un peu le niveau (qui est resté généralement très bas) et également d’en élargir considérablement la portée, même si le fait de regarder les choses à la fois de plus haut et de plus près ne fait, à mon avis, que confirmer pour l’essentiel le diagnostic, peu réconfortant pour le philosophe que je suis, de Sokal et Bricmont. « Nous pensons, disent-ils, avoir démontré, au-delà de tout doute raisonnable, que certains penseurs célèbres ont commis de grossiers abus du vocabulaire scientifique, ce qui, loin de clarifier celles-ci, a encore obscurci leurs idées. Personne, dans tous les comptes rendus et débats qui ont suivi la publication de notre livre, n’a présenté le moindre argument rationnel contre cette thèse, et presque personne n’a pris la peine de défendre même un seul des textes que nous critiquons (3). »

C’est un fait que même les gens qui ont protesté le plus violemment contre les conclusions du livre se sont rarement risqués à défendre explicitement l’un ou l’autre des passages qui y sont discutés. Certains sont pourtant probablement un peu plus défendables que d’autres et auraient pu éventuellement être défendus. Rien n’empêchait ceux qui poussent des cris d’indignation d’essayer de les justifier réellement, s’ils pensaient que c’est possible. Mais il aurait fallu pour cela se donner un peu plus de mal qu’ils n’ont semblé disposés à le faire. Et il ne faut, de toute façon, pas renverser, sur ce point, la charge de la preuve. C’est aux auteurs contestés qu’il incombait initialement de montrer qu’ils ont réussi à donner un sens appréhendable aux expressions qu’ils utilisent, et non à ceux qui les lisent de s’arracher les cheveux pour essayer de leur en découvrir ou de leur en inventer un. Schopenhauer dit de Hegel que, à de nombreux endroits, il met les mots et que le lecteur doit mettre le sens. C’est aussi ce que font un bon nombre des penseurs dont nous parlons. Mais on peut difficilement considérer cela comme normal et satisfaisant. Comme le dit un adage que les philosophes devraient méditer un peu plus : Si non vis intelligi, debes negligi (si tu ne veux pas être compris, il n’y a pas à tenir compte de ce que tu dis).

Un des arguments les plus surprenants qui ont été utilisés contre Sokal et Bricmont est celui qui consiste à leur reprocher de qualifier de « plutôt confus », sans autre précision, certains des usages du vocabulaire scientifique qu’ils discutent. De quel droit, en effet, des physiciens se permettent-ils de trouver confus ce que les philosophes et les littéraires trouvent, paraît-il, clair ? Il n’y a pourtant aucune expérience plus familière que celle qui consiste à s’apercevoir qu’une expression qui semblait claire ne l’est en réalité pas du tout ou qu’une phrase qui, à première vue, donnait l’impression d’avoir une signification n’en a en réalité aucune. Mais il faut, bien entendu, accepter au départ de considérer cela comme une chose possible et même fréquente, y compris et peut-être surtout en philosophie, et consentir à faire un peu d’analyse de la signification, une activité qui, comme chacun sait, ne peut intéresser que les philosophes dits analytiques et ne correspond pas du tout à ce que l’on est supposé faire en l’occurrence.

On doit plutôt, semble-t-il, se laisser porter simplement par le mouvement du texte et éviter de se poser des questions trop précises sur son sens. Vouloir comprendre, au sens auquel Sokal et Bricmont cherchent à le faire, est même presque une bizarrerie ou un manque de tact. Nous sortons d’une période où l’on ne considérait justement pas comme nécessaire de comprendre pour approuver et admirer, et même pas non plus pour expliquer (on a vu des interprètes autorisés reconnaître après coup qu’au moment où ils publiaient des livres ou des articles sur Lacan, ils ne comprenaient eux-mêmes pratiquement rien à ce que disait ou écrivait le maître ; mais depuis quand est-ce nécessaire ?). Le paradoxe est, comme le remarque Jean Khalfa, que ce sont plutôt Sokal et Bricmont qui se comportent ici comme on devrait le faire et font ce que les dévots et les enthousiastes s’abstiennent, de façon générale, soigneusement de faire. Si on ne comprend pas les propos de certains intellectuels, ce n’est pas forcément parce qu’on est ignorant ou malintentionné, cela peut être aussi parce qu’on est simplement un peu plus exigeant que leurs lecteurs habituels : « Sélection arbitraire et comparaison de textes de niveau hétérogène, tout cela ne veut ( ...) pas dire que Sokal et Bricmont n’aient pas lu au moins les textes qu’ils citent. En fait, rares sont sans doute en France ceux qui, comme eux, les ont lus de si près ou avec une telle charité (4). »

Je n’ai pas essayé, dans ce qui suit, de discuter le genre de philosophie des sciences que défendent, implicitement ou explicitement, Sokal et Bricmont ou l’idée qu’ils se font des relations qui peuvent exister entre les sciences, la philosophie et la littérature. Je ne suis pas forcément d’accord avec eux sur les questions de cette sorte. Mais ils pourraient être aussi positivistes ou aussi hostiles à la philosophie et à la culture littéraire en général qu’on les en a accusés et même l’être encore plus, sans que cela rende, à mon avis, plus défendables les textes et les procédés qu’ils dénoncent. (...)

A bien des égards, la partie qui se joue ici n’est pas égale. Il faudrait dans chaque cas beaucoup de temps et d’effort pour démontrer que ce que les deux auteurs soupçonnent d’être une absurdité est réellement une absurdité et même les arguments les plus décisifs ont peu de chances de convaincre ceux qui ont décidé de ne rien entendre. La propension à essayer de sauver à tout prix ce qui ne mérite pas de l’être est tellement plus forte que le désir de regarder en face une réalité désagréable et les moyens de défendre l’indéfendable tellement plus efficaces, à commencer par celui qui consiste à invoquer des choses aussi vagues que « le droit à la métaphore » ou « le risque de la pensée », sans proposer, bien entendu, la moindre analyse sérieuse du genre de pensée ou de métaphore qu’il s’agit, en l’occurrence, de défendre. (...)

La question de savoir jusqu’à quel point les critiques formulées par Sokal et Bricmont s’appliquent aussi au reste de l’œuvre des auteurs concernés est évidemment de beaucoup la plus délicate. Sokal et Bricmont n’y répondent pas vraiment et se contentent de remarquer qu’ « au vu des abus détectés en matière de mathématiques ou de physique, il est raisonnable de se demander s’il existe de pareils abus basés sur la terminologie ou les concepts appartenant à d’autres champs, qu’ils soient scientifiques, philosophiques ou littéraires » (ibid., p. 17). Je pense, comme on le verra, que le soupçon qu’ils formulent pourrait être confirmé de bien des façons, mais il faudrait sûrement des développements encore plus longs et plus compliqués pour le montrer. Même si les fautes commises (en particulier l’abus des formules brillantes et approximatives, des rapprochements hasardeux, des raccourcis trop rapides et des synthèses trop faciles) sont toujours à peu près du même type, elles demanderaient, en effet, à être examinées à chaque fois pour elles-mêmes.

Hypermétrope ou myope

Montrer de façon précise en quoi chacun des passages qui peuvent sembler philosophiquement fautifs est effectivement fautif serait une entreprise proprement interminable. L’inégalité dont j’ai parlé plus haut provient du fait que les auteurs critiqués se plaignent constamment de n’avoir pas été lus avec suffisamment d’attention et de finesse, mais considèrent généralement comme suffisant d’invoquer pour leur défense des généralités abstraites, à commencer, justement, par le fait que, comme le dit la formule rituelle, « ce n’est jamais aussi simple ». En revanche, lorsqu’il s’agit de justifier l’injustifiable, ce n’est jamais assez simple. On peut même dire que « plus c’est gros, plus ça passe ». De la même façon, les auteurs attaqués par Sokal et Bricmont trouvent qu’on ne parle jamais de ce qu’ils écrivent avec suffisamment de précision et de rigueur. Mais quand il s’agit de ce qu’on peut leur reprocher de simplifier ou de négliger eux-mêmes, dans leur façon de (mal)traiter la science, ils objectent régulièrement que ce ne sont au fond que de simples détails plus ou moins secondaires.

Il aurait été évidemment intéressant, pour élargir le débat au-delà des limites que se sont fixées Sokal et Bricmont, de pouvoir se livrer, par exemple, à une comparaison détaillée entre deux textes à première vue aussi différents que celui de la communication que Régis Debray a faite à la Société française de philosophie à propos du problème de l’incomplétude, et celui de la défense et illustration de la discipline nouvelle dont il est le créateur, qu’il a publié récemment dans les Cahiers de médiologie (5). Mais j’ai dû malheureusement renoncer, faute de place, à ce genre d’exercice.

Je me bornerai donc, pour l’instant, à dire simplement que j’ai l’impression de retrouver pour l’essentiel, dans le deuxième, les mêmes procédés, et, en particulier, les mêmes imprécisions et le même abus des effets purement rhétoriques que dans le premier, et qu’il suscite en moi à peu près le même genre d’insatisfaction et de malaise. Là où d’autres avancent probablement sans difficulté et à la même vitesse que l’auteur, je trébuche presque à chaque pas sur des assertions qui me sembleraient exiger, pour pouvoir être tout à fait comprises et ensuite acceptées, des élucidations, des distinctions, des explications et des justifications qui sont généralement absentes. Mais c’est précisément l’avantage du philosophe- écrivain sur le philosophe-analyste que de réussir à donner l’impression que l’on peut tout à fait s’en passer. « Le médiologue, nous dit Debray, est spontanément hypermétrope, il voit mieux loin que près » (op. cit., p. 18). C’est peut-être vrai. Mais je crois qu’en philosophie, la myopie a aussi ses avantages et j’ai l’impression que, même sur un sujet qu’il connaît, en principe, beaucoup mieux que le théorème de Gödel, il vaut justement mieux pour le médiologue que l’on ne cherche pas à regarder de trop près ce qu’il voit de loin.

Une des choses qui m’ont le plus surpris dans le canular de Sokal est l’étonnement que semble avoir suscité sa réussite. Ce qui m’étonne est plutôt que ce genre de chose n’ait pas été essayé beaucoup plus tôt, car il aurait sûrement pu (et sans doute dû) l’être bien avant. Je me souviens que, dans les années 70, nous avions songé, avec quelques amis logiciens, à envoyer à la revue Tel quel (6) une lettre à en-tête de l’université de Princeton, ou de quelque autre université américaine prestigieuse, lui donnant en quelque sorte la primeur d’une découverte révolutionnaire, telle que, par exemple, la mise au jour d’une erreur importante dans la démonstration du théorème de Gödel ou dans celle de Cohen (1963) concernant l’indépendance de l’hypothèse du continu par rapport aux axiomes usuels de la théorie des ensembles, et suggérant discrètement quelques utilisations et extrapolations possibles de ce résultat. Nous n’avions aucun doute sur le fait que l’une ou l’autre des têtes pensantes de la revue ne manquerait pas de nous expliquer, dans un des numéros suivants, les conséquences prodigieuses qui résultent de cela pour la logique, la politique, la théorie littéraire et bien d’autres choses. Je ne sais plus pourquoi nous n’avons pas donné suite à ce projet, mais je suis convaincu qu’il aurait été possible de donner à la chose une apparence de plausibilité et de sérieux suffisante pour que le succès soit pratiquement assuré.

Jacques Bouveresse

Philosophe, professeur au Collège de France, auteur de Prodiges et vertiges de l’analogie, à paraître en octobre aux éditions Raisons d’agir, Paris. Le texte ci-dessus est tiré de l’avant-propos de cet ouvrage.
 

(1) Georg Christoph Lichtenberg, « Timorus », in Schriften und Briefe, herausgegeben von Walter Promies, Carl Hanser Verlag, Munich, tome III, 1972.

(2) L’« affaire Sokal », que, comme l’a fait remarquer Loïc Wacquant, il vaudrait mieux, en réalité, appeler l’« affaire Social Text », a commencé par une mystification qui se situe tout à fait dans la tradition du faux littéraire. Le physicien Alan Sokal a fait accepter, en 1996, par cette revue américaine consacrée à ce qu’on appelle les cultural studies un pastiche épistémologico-politique intitulé « Transgressing the Boundaries : Toward a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity » et rédigé dans le plus pur style postmoderniste qui est à la mode dans les milieux et les disciplines de cette sorte. Le texte était constitué largement de citations et de paraphrases renvoyant le lecteur aux œuvres de certains des intellectuels français les plus réputés et les plus influents aux Etats-Unis, mais trahissait en même temps ses véritables intentions par la présence d’un nombre non négligeable d’erreurs et d’absurdités scientifiques et épistémologiques patentes. Sokal a révélé ensuite la supercherie et publié plus tard avec un autre physicien, Jean Bricmont, un ouvrage qui exploitait de façon plus exhaustive le matériau qu’il avait commencé par réunir avant d’écrire sa parodie.

(3) Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, éditions Odile Jacob, Paris, deuxième édition, 1999, p. 16. Lire aussi la réfutation des thèses de Sokal et Bricmont dans : Baudouin Jurdant (sous la direction de) Impostures scientifiques, La Découverte-Alliage, Paris, 1998.

(4) Jean Khalfa, « Mathémagie : Sokal, Bricmont et les doctrines informes », Les Temps modernes, n° 600, juillet-août-septembre 1998, p. 231.

(5) « Histoire des quatre M », Cahiers de médiologie, n° 6, Gallimard, 1998, p. 13.

(6) NDLR : dirigée, à l’époque, par l’écrivain Philippe Sollers.