FAUT-IL AVOIR PEUR DU RELATIVISME ?

 Des menaces postmodernistes au défi relativiste. À propos Fear of Knowledge  de Paul Boghossian


OPENEDITIONSEARCH

Tracés. Revue de Sciences humaines  12/2007 

Ophélia DEROY

 

 

Qu’est-ce que le relativisme ?

Les arguments relativistes

Le défi et son adresse

 

TEXTE INTÉGRAL

 

  •  

1Si les convictions anti-relativistes de Paul Boghossian ne font aucun doute, il a du moins la sagesse de constater que les polémiques de l’affaire Sokal, tout autant que les succès durables du relativisme, jettent aussi la pierre dans le jardin analytique. Dans un article consacré à l’affaire Sokal (Boghossian, 1996), le professeur de New York University s’étonnait à juste titre que les développements donnés en philosophie contemporaine aux notions de vérité, de connaissance ou de justification, et auxquelles lui-même peut se prévaloir d’avoir contribué1, n’aient pas su, sinon ravir l’opinion, du moins entrer en débat avec les tendances postmodernistes et relativistes qui règnent sur les humanités et certains cénacles philosophiques.

  •  

2Le climat de l’affaire Sokal2 n’était certes pas le plus favorable à un débat apaisé et objectif : celle-ci est née, rappelons-le, en 1996, de la publication dans le journal Social Text d’un article signé par le physicien Alan Sokal et conçu comme un cheval de Troie dans la forteresse postmoderniste. Sous couvert d’avancer des conclusions politiques et idéologiques d’obédience relativiste ou postmoderniste, l’article de Sokal alignait les contresens et solécismes scientifiques, de son cru ou d’emprunt, ce qui ne fit pas obstacle à son acceptation par la revue. La révélation par Sokal de la supercherie dans un autre journal, Lingua franca, se chargea alors de transformer la farce en scandale.

3On a beaucoup parlé de cette affaire, mais bien plutôt avec cette fureur polémique qui a rendu fameuse la caricature du « Ils en ont parlé » de l’affaire Dreyfus. La comparaison des deux affaires s’arrête là, sinon que, dans les deux cas, c’est la morale d’une institution qui a paru attaquée. Mais qui, au juste, mettait en péril l’institution et le savoir académiques ? Le scandale fut habilement retourné, par des manœuvres souvent plus rhétoriques qu’argumentées, contre ceux qui avaient lancé ou supporté l’offensive : là où l’on avait tout lieu de voir une démonstration du laxisme intellectuel des postmodernistes, ceux-ci crièrent à la traîtrise et à la manipulation. Et l’affaire de s’envenimer, de part et d’autre de l’Atlantique. Des tirs croisés et répétés entre les deux camps, que ressort-il, en bout de course ? Est-on parvenu à un terrain d’accord ou à un simple cessez-le-feu ? D’accord, il n’en est guère sur le fond, ce qui paraît normal si l’on y voit la consécration d’une incompatibilité entre les conceptions postmodernistes et, disons, les autres. Il faut savoir s’il s’agit d’une incompatibilité réelle et sur quel point elle se joue. Mais d’accord il n’y en a pas même eu en surface quant à l’interprétation à donner aux remous de l’affaire Sokal. Qu’y a-t-il là de si complexe ? D’un point de vue pratique, cette affaire a effectivement révélé certaines menaces contre les règles de bon fonctionnement du monde académique. Mais lesquelles ? De l’absence de critères rigoureux de publication ou bien du non-respect cynique de la déontologie de la coopération scientifique, qu’est-ce qui semble le plus à craindre ? D’un point de vue théorique, l’affaire Sokal révèle une forme de décadence intellectuelle, mais il faut, là encore, savoir laquelle : la primauté donnée à l’idéologie sur les arguments scientifiques ou la fin d’une certaine idée des humanités et le renouveau du scientisme ? Voilà le type de dilemmes dans lesquels les discussions se sont laissées enfermer, s’éloignant parfois de ce qui, philosophiquement, semblait leur premier objet : pouvait-on hiérarchiser les connaissances et déjà simplement les comparer entre elles, la science n’était-elle qu’un discours parmi d’autres, sans privilège particulier, et, si le postmodernisme se laissait définir comme un relativisme, de quelle sorte de relativisme s’agissait-il au juste ?

 

4Dix ans plus tard – et les polémiques apaisées –, les conditions d’une discussion philosophique du relativisme entre ses défenseurs et bénéficiaires postmodernistes et les philosophes analytiques3 sont-elles réunies ?

 

5Force est de constater qu’elles ne le sont guère. À défaut, le débat sur le relativisme s’est développé dans le champ de la philosophie analytique elle-même, tant et si bien qu’on n’en saurait faire rapidement le tour. Il suffit de souligner que le relativisme n’y fait pas l’objet des attaques que les polémiques précédentes pouvaient laisser attendre, mais de développements nuancés et divers. C’est par exemple le cas en sémantique, avec les théories relativistes développées par John MacFarlane ou Peter Lasersohn, ou ailleurs, avec les réflexions menées par Crispin Wright sur les cas de désaccords légitimes4. C’est aussi le cas en philosophie morale, où Gilbert Harman donne de solides arguments en faveur du relativisme (Harman et Thomson éd., 1996).

6Ces développements spéciaux soulignent par contraste, par leur fertilité et leurs réussites, la difficulté qui demeure de formuler une définition générale du relativisme qui ne mène pas, comme le voulait déjà Platon, à une auto-réfutation. Quelle est au juste la thèse centrale du relativisme ? Comment la soutenir ?

Qu’est-ce que le relativisme ?

  •  

7Face à la prolifération des discours relativistes, permise par l’idée même qui leur sert de fondement – à savoir que « tout se vaut –, la philosophie analytique est-elle en mesure d’offrir une formulation précise de la position relativiste en général5 ? Face à diverses stratégies d’évitement de l’argumentation et de la confrontation rationnelles, y a-t-il espoir de procéder à la discussion détaillée de véritables arguments relativistes ? Que le relativisme contemporain doive être constitué en objet de discussion et d’argumentation, voilà ce dont nous sommes tous convaincus. Qu’il puisse l’être, tel est le défi que le livre de Paul Boghossian a le mérite de relever.

8La peur de savoir se distingue par la clarté de sa dialectique, et c’est déjà un tour de force de faire rentrer la nébuleuse relativiste dans une structure précise. Tout en engageant le lecteur à un tour d’horizon des conceptions et menaces relativistes orchestrées par Richard Rorty, Bruno Latour, David Bloor, Michel Foucault et autres, Boghossian tente d’isoler un « credo » relativiste susceptible d’être discuté. Soucieux de trouver une formule qui  accommode l’ensemble des raffinements postmodernistes sans s’éloigner des formules de sens commun qui manifestent au jour le jour le relativisme latent de l’opinion, Boghossian suggère que le slogan relativiste le plus fédérateur est celui du « tout se vaut ». En termes philosophiques, il s’agit de la croyance en une égale validité de tous les discours.

9Il s’agit là encore d’une conviction, dont on peut expliquer la genèse historique ou le rôle social (notamment dans le climat de l’après-décolonisation), et non d’une thèse. Pour qu’elle mérite ce statut, il faut lui trouver des arguments, ce qui s’avère difficile. À défaut de les trouver exprimés chez les auteurs en question, Boghossian entreprend de reconstruire des arguments relativistes et ce, en partant des éléments que le relativisme semble menacer. Il s’agit en quelque sorte d’une inférence stratégique à la meilleure explication : de la menace ressentie à l’égard du relativisme, on infère les meilleures armes dont il est susceptible de disposer.

 

10Ceci appelle deux remarques. Boghossian peut être accusé de ne pas coller suffisamment aux propos des auteurs qu’il condamne, mais il prend du moins date de l’absence d’un énoncé clair des thèses relativistes, et plus encore, de l’absence d’un argumentaire précis en leur faveur. À qui souhaite discuter philosophiquement du relativisme incombe la responsabilité de suppléer à son absence d’unité et d’arguments. Il y a effectivement plus à dire pour savoir ce qu’est le relativisme de Rorty, si Thomas Kuhn ou David Bloor défendent des thèses proches, et à quel titre Hilary Putnam peut être placé sur le banc des accusés. Mais Boghossian ne prétend pas s’engager ici dans cette argutie ni dans un Who’s who du relativisme. Il semble justifié à poser en préalable à ces études monographiques la question de savoir ce qu’est le relativisme en général6.

 

11D’où le second point : le relativisme présente une différence de taille avec, par exemple, le scepticisme, autre adversaire traditionnel de la philosophie et de la conception classique de la connaissance. Le scepticisme n’est cependant pas tant une menace qu’un défi pour la philosophie, en ce qu’il se présente sous forme d’arguments. Il trouve ainsi à s’intégrer au champ même de la discussion philosophique7, où, au lieu d’engendrer des peurs et des réactions, comme le font les menaces, il appelle la réponse. Le scepticisme est ainsi depuis longtemps l’objet de discussions fertiles dans la philosophie analytique contemporaine8, là où le relativisme n’a commencé à être débattu que plus récemment.

12L’essai de Boghossian ne se contente pas de formuler le défi relativiste, il adresse aussi aux autres un premier défi : au lieu de leur laisser expliquer ce qu’ils ont à dire, ils auraient beau jeu de parler en leur voix propre, et distinctement. À défaut, quels sont les arguments qu’on peut leur attribuer ?

 

13Si l’on conçoit que la notion « classique » de connaissance9 repose sur trois piliers, on peut estimer que le relativisme a les moyens de les fragiliser tous trois. Classiquement, en effet, quand nous parlons de connaissance ou de science, nous pensons qu’il y a un monde indépendant, que certaines méthodes nous permettent de le connaître objectivement et que certaines croyances se laissent ainsi expliquer rationnellement. À cela le relativiste objecte que notre connaissance ne saurait porter sur des faits réelsindépendants de nous : de l’idée que l’existence même de tels faits nous serait inaccessible, il en conclut que les faits sont bien plutôt constitués de l’intérieur par nos croyances et nos pratiques de justification. Nos connaissances se donnent leur objet, elles ne le trouvent pas déjà constitué : privées ainsi de garde-fou factuel, elles échoueraient alors à garantir qu’il existe de bonnes et de mauvaises façons de connaître. Il est faux de croire que certaines formes de justifications valent mieux que d’autres : toutes ne valent que dans et pour un cadre épistémologique donné, pour une culture ou une époque. Une fois tombé le privilège de la justification scientifique, c’est l’idée que nos croyances sont formées par la raison qui vacille alors : comment nos croyances pourraient-elles prétendre s’affranchir de l’influence des intérêts contingents qui président à leur formation ? Ne doivent-elles pas finalement plus à des éléments irrationnels (nos désirs, des choix extrinsèques) qu’à la considération détachée de « raisons de croire »10 ?

14Trois séries de thèses sont donc inféodées au relativisme : le constructivisme à propos des faits (chapitres 3 et 4), le constructivisme à propos de la justification (chapitres 5 à 7) et le constructivisme à propos de l’explication rationnelle (chapitre 8).

15Avant de les considérer plus avant, un avertissement : en lieu et place de l’habituel lyrisme postmoderniste, il faut s’attendre à trouver dans ce livre une suite d’arguments ici développés, là condensés sous forme de « prémisses-conclusions ». Plus généralement, Boghossian sacrifie la motivation des arguments relativistes à la clarté et à la rigueur de leur reformulation. Mais loin d’y voir la trace d’une déformation « analytique », il semble que cela ne montre que mieux comment, de part et d’autre, les arguments doivent échapper au cadre d’une motivation « analytique » ou « postmoderniste » et être confrontés sur un pied d’égalité. À ceux qui trouveraient cette lecture austère, on rappellera la sagesse d’une écriture qui tâche d’éviter de réveiller les passions de l’affaire Sokal.

Les arguments relativistes

16On a donc l’occasion de lire une série d’arguments en faveur du relativisme. La dialectique est claire : il s’agit de prendre la mesure des arguments relativistes, de montrer que les inférences sur lesquelles ils reposent sont souvent incorrectes ou hâtives et de suggérer alors des voies pour défendre la conception classique initialement attaquée.

  •  

17Prenons la première thèse. Le relativiste soutient que les faits ne sauraient exister indépendamment des théories qui les établissent11 : ainsi, que les Indiens soient arrivés sur le continent américain en traversant le détroit de Béring n’est pas absolument un fait que les archéologues occidentaux pourraient alors se prévaloir de décrire objectivement. Ce n’est un fait que dans leur théorie ; pour les tribus indiennes, c’est un fait qu’elles sont autochtones, nées de la terre même sur laquelle elles vivent. Les deux discours donnent plus qu’une version des faits : elles amènent avec elle leur définition des faits et leur prétention à la vérité. L’exemple est bien choisi : on comprend que, de part et d’autre, les discours servent les prétentions à la possession des terres. Mais le relativiste va plus loin : ce qu’il comprend, c’est que s’il n’y a pas moyen de mettre les théories en concurrence, alors on n’est jamais confronté qu’à des théories et il n’y a simplement pas de fait indépendant qui leur sert de pierre d’achoppement.

  •  
  • 18On pourrait, en réponse à cet argument, s’engager dans l’ample querelle du réalisme et de l’anti-réalisme12, mais au risque de laisser pour compte les arguments de sens commun et la spécificité du constructivisme relativiste. Paul Boghossian suggère un contre-argument plus direct : lorsqu’il remet en cause l’existence d’un fait concernant l’origine des populations indiennes, le relativiste admet des faits de niveau supérieur : c’est un fait qu’il y a une théorie indienne, pour qui les migrations ne sont pas un fait. Comme il n’y a pas de fait absolu, l’existence d’une vision indienne des choses est aussi un pseudo-fait, posé par une théorie. En l’occurrence, ici, par la théorie de l’anthropologue européen qui rapporte le mythe indien. Mais alors il doit y avoir un fait qu’il y a une théorie anthropologique pour laquelle il y a un fait, et ainsi de suite. Paul Boghossian troque ici l’argument traditionnel d’une auto-réfutation du relativisme pour le diagnostic d’une régression perverse. On a là une première instance du mode d’argumentation principal de Boghossian contre le relativisme : de façon récurrente, il montre que ce dernier a des difficultés insurmontables à situer son cadre de référence et à définir les « paramètres » selon lesquels il est censé s’articuler. Ici, il doit reconnaître au moins un fait, un point de départ, et renoncer ainsi à un constructivisme radical à propos des faits.

19Admettons donc qu’il y a des faits indépendants (ou peut-être simplement un monde indépendant, Boghossian ne rentrant pas dans le débat de savoir si l’on peut remettre en cause la notion de fait et continuer à être réaliste) : le relativiste peut toujours soutenir qu’il n’y a aucune façon de savoir quel discours est plus objectif qu’un autre. Passant ainsi au plan épistémologique, il suggère que les termes objectif ou justifié ne sont jamais valables que dans le giron d’un système de normes donné, fixant ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Pour Galilée, une théorie se justifie par l’expérience : que le cardinal Bellarmin regarde dans le télescope, et il verra bien de lui-même. Mais ce qui vaut comme norme de la connaissance pour lui ne vaut pas pour le cardinal, qui se fie aux Écritures. L’exemple, autant que l’argument, sont au cœur de ces formes les plus connues de relativisme, qui sont en même temps les plus difficiles à défaire : le relativisme de sens commun, non philosophique, qui n’est pas encore une thèse métaphysique ni un scepticisme radical à l’égard de la connaissance, et qui manifeste juste un profond laissez-faire à l’égard de ce qui vaut pour justification.

  •  
  • 20Il faut pourtant en isoler les faiblesses et les mettre en débat : qu’est-ce qui permet de dire que Galilée et Bellarmin sont dans des « systèmes de connaissance »13 différents ? Ne jugent-ils pas la plupart du temps de la même façon, comme lorsqu’il s’agit de faire une addition ou de dire le temps qu’il fait ? En écho à des arguments autrement plus amples (notamment ceux de Donald Davidson contre Willard von Orman Quine), Boghossian montre combien il est difficile d’admettre l’idée de systèmes de connaissance radicalement différents. Il souligne d’autre part que nul système ne peut mettre entre parenthèses l’importance de la perception.

21Ce que Paul Boghossian concède aux relativistes, c’est qu’on ne pourrait pas simplement comparer les normes de la justification d’un point de vue de nulle part : on commence bien toujours par raisonner dans un système de normes données. Mais cela ne signifie pas que l’on ne puisse pas le juger ni le comparer à d’autres par d’autres procédures.

22À supposer que l’argument porte, le relativiste a encore une ultime cartouche. En effet, même s’il y a des critères de connaissance objectifs, qu’est-ce qui dit que ce sont eux qui, en définitive, nous guident dans notre enquête ? Ne sommes-nous pas poussés, avant tout ou même uniquement, par des désirs ou des tendances irrationnelles ? On touche ici au problème du rôle exact de la logique et de la raison dans la formation des croyances. Soucieux surtout d’affronter les conséquences relativistes de ces doutes, Boghossian distingue ici deux voies d’argumentation. La première souligne une asymétrie injuste : on explique les erreurs par des facteurs extérieurs au raisonnement (influences sociales, psychologiques, etc.), tandis que les connaissances vraies seraient pures de ce genre d’influences et déterminées uniquement par les nécessités internes du raisonnement. La seconde repose sur une reprise des arguments Duhem-Quine de la sous-détermination des théories par les données. En bref : il y a toujours plusieurs façons d’expliquer un même ensemble de données ; si les théories sont également explicatives, le choix de l’une plutôt que d’une autre est nécessairement arbitraire ou irrationnel.

23Le détail de ces arguments et leur articulation réclameraient certainement plus de pages, et Boghossian n’entend pas le nier. Mais il veut surtout suggérer deux façons de résister à l’apparente conclusion relativiste : la première, par la défense de l’asymétrie entre croyances vraies ou rationnelles et les autres, la seconde, par la définition de critères de choix rationnels entre deux théories incompatibles. Ces deux voies sont amplement poursuivies en philosophie analytique, mais ce que Boghossian invite ici à faire, c’est à les reconsidérer sous l’angle de la discussion du relativisme.

24Il est vrai que, à la fin de cet essai, on a l’impression que le « tout se vaut » ne vaut pas grand-chose. Mais il faut encore aller voir ce qu’il en est plus précisément des arguments en faveur des faits indépendants, des croyances évidentes, des choix rationnels supposés étayer une notion forte de connaissance. L’ouvrage invite certainement à aller enquêter du côté des « analytiques », et on peut se demander si on y trouve une thèse unique, un « credo » objectiviste unitaire. Certainement pas, mais du moins les désaccords sont-ils bien définis et déjà argumentés.

 

 

25Faute ou mérite du livre, il semble que, par sa concision et sa vivacité, il ait en fait trouvé plus de répondant hors du camp postmoderniste. C’est aux tenants de ce camp, bien sûr, que ses arguments s’adressent au premier chef, en les appelant à répondre : contestent-ils la formulation de leur doctrine et de son argumentaire ? Que peuvent-ils répondre aux contre-arguments présentés ? Mais cet essai a des effets collatéraux : en jetant le gant aux postmodernistes, il provoque aussi deux autres groupes de son propre camp. Primo, ceux qui, pour se reconnaître dans certains des trois arguments contestés, ne se considèrent pas comme relativistes ; secundo, ceux qui, pour être d’accord avec les objections esquissées, pensent qu’elles méritent plus de discussion, y compris dans leur ambition à répondre aux relativistes ou à défendre l’objectivité de la connaissance. Deux exemples : on peut contester l’existence de faits indépendants sans se sentir commis au relativisme. Cela va à l’encontre de l’équation du relativisme et de l’anti-factualisme suggérée par Boghossian. Cela suppose, indépendamment, qu’un anti-factualiste a droit de réponse aux objections de Boghossian. On peut, sur le versant épistémologique, concevoir que la vérité aille de pair avec l’accessibilité épistémique, mais, s’il s’agit là aussi d’une thèse relativiste, toute philosophie anti-réaliste (au sens dummettien du terme14) se voit placée dans l’obligation de se démarquer explicitement du relativisme15.

26L’ouvrage de Boghossian lève aussi la question du relativisme à l’intérieur de la philosophie analytique elle-même. Il révèle des tensions au sein de la tradition analytique, qui, de Quine à Putnam, de Davidson à Goodman, s’est progressivement affranchie du positivisme logique et a cherché à rendre compte des problèmes posés par la relativité de la connaissance.

27Il ne faut pas oublier cependant ses deux premiers buts : révéler les tensions de la désormais « tradition postmoderniste » qui, faute de présenter un front uni et un arsenal d’arguments, risque d’être un défi manqué, car non adressable ; prendre acte d’un certain nombre de tensions dans le sens commun qui, bien que relativiste à ses heures, croit malgré tout en la valeur de la science plus qu’à « la science comme valeur parmi d’autres ». Se faire le champion, dans le domaine philosophique, de ce sens commun là, au lieu de le laisser à la merci des sophismes des intellectuels postmodernistes, voilà certainement un vrai défi, que l’ouvrage de Paul Boghossian s’emploie à relever.

 

BIBLIOGRAPHIE

Des DOI (Digital Object Identifier) sont automatiquement ajoutés aux références par Bilbo, l'outil d'annotation bibliographique d'OpenEdition.
Les utilisateurs des institutions abonnées à l'un des programmes freemium d'OpenEdition peuvent télécharger les références bibliographiques pour lesquelles Bilbo a trouvé un DOI.

Boghossian Paul, 1996, « What the sokal hoax ought to teach us. The pernicious consequences and internal contradictions of “postmodernist” relativism », Times Literary Supplement, 13 décembre, p. 14-15, ou : http://www.nyu.edu/gsas/dept/philo/faculty/
boghossian

— 2006, Fear of Knowledge : Against Relativism and Constructivism, Oxford, Oxford University Press.

Boghossian Paul et Peacoke Christopher éd., 2000, New Essays on the a priori, Oxford, Oxford University Press.
DOI : 10.1093/0199241279.001.0001

Harman Gilbert et Thomson Judith éd., 1996, Moral Relativism and Moral Objectivity, Oxford, Blackwell.

Lasersohn Peter, 2006, « Context dependence, disagreement and predicates of personal taste », Linguistics and Philosophy, vol. 28, n°  6, décembre, p. 643-686.
DOI : 10.1007/s10988-005-0596-x

Miller Alex, 2006, « Realism and anti-realism », Oxford Handbook of Philosophy of Language, E. Lepore et B. C. Smith éd., Londres, Oxford University Press.

Sokal Alan D., 2005, Pseudo-science et post-modernisme, Paris, Odile Jacob.

Sokal Alan D. et Bricmont Jean, 1999, Impostures intellectuelles, Paris, Livre de Poche.

McFarlane John, 2005, « Making sense of relative truth », Proceedings of the Aristotelian Society, n° 105, p. 321-339.
DOI : 10.1111/j.0066-7373.2004.00116.x

— 2007, « Relativism and disagreement », Philosophical Studies, vol. 132, n° 1, janvier, p. 17-31.

Tiercelin Claudine, 2005, Le doute en question, Paris, éditions de l’éclat.

Wright Crispin, 2006, « Intuitionism, realism, relativism and rhubarb », Truth and Realism, P. Greenough et M. Lynch éd., Oxford, Oxford University Press, p. 38-60.

Haut de page

NOTES

1 Paul Boghossian travaille sur des problèmes de philosophie du langage et de l’esprit, et d’épistémologie. Il s’intéresse à la justification, à la part qu’y joue la notion de vérité ainsi qu’à l’importance de la normativité dans la signification et le raisonnement. Il est l’auteur de nombreux articles sur ces sujets ainsi que l’éditeur, avec Peacoke, des New Essays on the a priori. Son essai, Fear of Knowledge : Against Relativism and Constructivism, a été publié en 2006.

2 Voir Sokal et Bricmont, 1999 ; Sokal, 2005. Voir aussi les échanges entre les deux camps et autres réactions suscitées par l’affaire sur le site d’Alan Sokal : http://www.physics.nyu.edu/faculty/sokal/
index.html

3 Ou, comme Boghossian les appelle prudemment, la « majorité de philosophes dans les départements anglophones ». On voudrait ajouter « et sympathisants ».

4 Je renvoie ici à McFarlane, 2005 et 2007 ; Lasersohn, 2006 ; Wright, 2006.

5 Par différence avec un relativisme local, le relativisme global ne porte pas sur un champ particulier (la morale, les jugements de goût) ni sur un argument de fait (une différence actuellement constatée). C’est ce qui en fait une thèse « métaphysique ».

6 Voir aussi son article « What is relativism ? », Truth and Realism, 2006, p. 13-37.

7 Voir les tropes antiques ou les arguments cartésiens.

8 Pour la bibliographie des débats contemporains consacrés au scepticisme, et une réponse pragmatiste, voir Tiercelin, 2005.

9 C’est-à-dire à la fois la notion de sens commun et celle du rationalisme moderne.

10 À ce propos, voir notamment les travaux de Pascal Engel.

11 Une autre objection, présente chez Nelson Goodman ou Hilary Putnam, avance que les faits sont dépendants des descriptions qu’on en donne (p. 38-41), mais elle ne se confond pas exactement avec le relativisme.

12 Sur la question du réalisme métaphysique et sa place dans le débat sur l’anti-réalisme sémantique, voir par exemple Miller, 2006.

13 La question étant alors de savoir ce qui constitue un « système épistémique » : des propositions sur le monde, des normes et des règles à respecter ?

14 C’est-à-dire considérant qu’un énoncé n’est vrai que s’il est vérifiable et faux que s’il est réfutable.

15 Je suis redevable de ce point à Simon Blackburn et Barry C. Smith.

 

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Ophélia DEROY, « Des menaces postmodernistes au défi relativiste. À propos de Fear of Knowledge de Paul Boghossian », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 12 | 2007, mis en ligne le 18 avril 2008, consulté le 02 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/traces/220 ; DOI : https://doi.org/10.4000/traces.220

 

Ophélia DEROY

Doctorante à l’université Paris 12 Marne-la-Vallée et membre de l’Institut Jean Nicod