Hayek et les capitalistes ( Commentaire N° 174 Été 2021)

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  • Hayek est-il favorable aux capitalistes ?
 
Drôle de question… Comment le célèbre représentant libéral de la théorie autrichienne, ce farouche défenseur du commerce libre et des prix marchands, pourfendeur de toutes les formes de socialisme, ne pourrait-il pas être du côté des propriétaires des facteurs de production ? Et pourtant ! L'examen attentif et objectif des textes de ce penseur majeur du xxe siècle, à la fois philosophe, juriste, psychologue et économiste (prix Nobel en 1974), devrait nous conduire à une réponse plus subtile qu'on pourrait le croire. Pour défendre une telle position, il importe de revenir aux fondamentaux de la pensée hayékienne et notamment au paradigme de l'ignorance.
T. A.
Économie de l'ignorance

Selon Hayek (1937, 1945), le problème central de l'économie est celui de l'articulation des activités d'individus anonymes les uns aux autres, qui ignorent leurs préférences mutuelles. Les valeurs, représentations et anticipations des différents acteurs de la vie sociale leur sont profondément singulières, subjectives. Cette hétérogénéité explique que chaque individu dispose de moins d'éléments de connaissance que d'ignorance sur les besoins et actions des autres. Dans ce contexte, comment les acteurs se coordonnent-ils entre eux ? En particulier, de quelle manière les propriétaires de facteurs orientent-ils les ressources en direction des désirs inconnus des consommateurs ? Bref, comment réussissent-ils à découvrir les opportunités d'échange ?

Pour Hayek, la réponse à cette question réside dans la figure de l'entrepreneur. Singulier personnage que cet entrepreneur. Fondamentalement, celui-ci ne dispose pas d'une propension plus importante que les autres agents de l'économie à prendre des risques. L'entrepreneur est plus essentiellement l'acteur dont le talent est de percevoir dans le paysage économique des opportunités que les autres individus n'ont pas la faculté de discerner. En mobilisant des qualités particulières d'éveil ou de vigilance, il part à la découverte de son environnement social. L'entrepreneur se déplace - cognitivement parlant - de lieu en lieu pour observer les comportements, repérer les besoins, identifier les possibles complémentarités d'intérêts entre les individus et les mettre en relation pour favoriser des transactions mutuellement avantageuses. Grâce à son activité, la sphère de la connaissance subjective distribuée dans les différents cerveaux individuels rejoint l'information sur les opportunités d'échange objectivement disponibles dans la société, permettant alors à l'économie de « tendre vers l'équilibre ». Sur la base de ce raisonnement, Hayek (1948, 1968, 1976) assure une farouche défense : 1) de la concurrence. Celle-ci désigne le processus par lequel les entrepreneurs rentrent en compétition pour découvrir les opportunités avant les autres ; 2) du marché (ou catallaxie), qui peut être désigné comme un simple dérivé de l'action entrepreneuriale, car il représente l'expression monétaire des échanges individuels réalisés grâce aux découvertes des entrepreneurs.

Mais l'entrepreneur n'est pas le capitaliste. Il importe de distinguer les deux figures dans la mesure où leurs sources de revenus sont différentes. L'entrepreneur touche des profits, qui récompensent son rôle de pionnier dans la découverte d'opportunités jusqu'alors ignorées. Le capitaliste lui, gagne l'intérêt sur le capital, lequel constitue le prix exigé pour la restriction volontaire de sa consommation courante. Il est issu de la figure de l'épargnant qui, en dernière analyse, acquiert des facteurs de production en échange de biens de consommation présents. Il est un donc un agent plus patient que les autres, acceptant de sacrifier aujourd'hui son pouvoir d'achat afin de l'augmenter demain. Les choix de capitalisation d'un épargnant sur tel ou tel facteur révèlent un degré d'abstinence plus ou moins élevé. Ceux qui acceptent de sacrifier plus longtemps que les autres leur consommation présente se verront récompenser par un écart plus important entre d'une part, la quantité de biens que ces facteurs de production permettront de produire à terme et d'autre part, celle qui a été sacrifiée pour acquérir ces mêmes facteurs.

Il ne faut donc pas confondre l'intérêt (la quasi-rente) issu de la propriété, et le profit entrepreneurial provenant de la découverte. Dans cette perspective, ce n'est pas le capitaliste qui est défendu par Hayek, mais le découvreur qu'est l'entrepreneur, car seul celui-ci dispose de la capacité de réduire l'ignorance en réconciliant la connaissance subjective des individus avec l'information objective sur les opportunités d'échange environnantes.

Mais ce raisonnement n'est-il pas superficiel ? Les capitalistes et les entrepreneurs ne sont-ils pas les mêmes personnes ? Évidemment, un individu peut en même temps être capitaliste et entrepreneur en captant à la fois l'intérêt sur le capital et le profit. Mais les entrepreneurs ne sont pas pour autant contraints d'être propriétaires des facteurs utilisés pour exploiter les opportunités qu'ils ont découvertes. Ils peuvent emprunter le capital ou la monnaie nécessaires et disposer ainsi d'un droit d'utilisation des facteurs sans pour autant les posséder. L'entrepreneur paiera ainsi au propriétaire des facteurs ou de la monnaie l'intérêt du capital et ne conservera que le résidu constitué par le profit.

Mais qu'ils soient découplés ou non sur des personnages différents, les intérêts des entrepreneurs et des capitalistes ne sont-ils pas complémentaires, plutôt que d'être opposés ? Dans tous les cas de figure, incontestablement, les premiers ne pourraient pas exister sans la présence des seconds. L'exploitation des découvertes entrepreneuriales nécessite du capital et (ou) de la monnaie. En ce sens, les entrepreneurs ont besoin des capitalistes et c'est bien dans cette mesure que Hayek se préoccupe de leur situation dans nombre de ses écrits (1963, 1973, 1988). Mais l'inverse n'est pas vrai au même degré. Car les intérêts des capitalistes ne recoupent pas ceux des entrepreneurs. Au contraire, on peut considérer qu'ils s'y opposent dans une certaine mesure.

Conservatisme capitaliste contre révolution entrepreneuriale

Les capitalistes, qu'ils exploitent eux-mêmes leurs propres ressources ou qu'ils les prêtent à des tenanciers qui en sont dépourvus, attendent que l'activité leur permette d'être remboursés des frais avancés et de percevoir l'intérêt sur le capital rémunérant leur patience. Leurs anticipations seront d'autant plus validées que les données de marché resteront stables. Or, le changement inattendu en économie provient des découvertes entrepreneuriales, lesquelles empêchent la reproduction à l'identique de l'intérêt du capital. Certes, les bouleversements provoqués par les entrepreneurs entraineront d'heureuses surprises pour certains capitalistes, car ils donneront à leurs actifs une valeur supplémentaire ; mais les revenus d'autres seront inévitablement affectés par le bas, car les découvertes entrepreneuriales rendront obsolètes certains des plans de production déjà engagés. Or, contrairement à ce que l'on croit communément, les capitalistes n'ont pas pour vocation d'être des spéculateurs qui parient sur l'incertitude ; ils redoutent la variance des données qui menace leurs retours sur investissement durant le temps de l'exploitation de leurs ressources. Valorisant une économie statique, les capitalistes ont donc « corporativement » intérêt à s'entendre pour restreindre au maximum le champ des activités entrepreneuriales qui génèrent de l'incertitude sur chacun de leurs revenus individuels.

On pourrait ainsi opposer les insiders capitalistes, qui ne peuvent s'assurer de capter la quasi-rente que si les circuits de production ne se modifient pas, et les outsiders entrepreneuriaux, dont la découverte et le profit impliquent inévitablement une rupture d'une partie des plans d'exploitation courants. D'un côté, on a le « mécanique » et le routinier, associés aux forces de la propriété et de l'exploitation ; de l'autre, on a le « dynamique » et la surprise, associées aux forces d'exploration et de découverte. Les conservateurs contre les révolutionnaires. La planification capitaliste contre l'entrepreneuriat.

On répondra que dans un monde où le changement ne peut être complètement maitrisé et qu'il menace les revenus de chacun si on ne s'y adapte pas, les capitalistes peuvent avoir individuellement intérêt à s'approprier les services d'entrepreneurs visionnaires qui leur offriront les meilleures chances possibles de rentrer dans leurs frais et de capter l'intérêt attendu du capital. Cet argument est exact. La question se déplace alors. Il s'agit alors de savoir à quelles conditions une découverte entrepreneuriale peut être implémentée au sein de la firme capitaliste.

Rigidité organisationnelle

Selon Hayek, la firme constitue une structure de plans de production, mobilisant des ressources hétérogènes, articulées dans une relation de complémentarité autour d'un objectif de maximisation des revenus issus de la production.

Mais dans quelle mesure et à quelles conditions peut-on implémenter de nouvelles opportunités à l'intérieur d'une structure de plans « courants », conçus comme l'exploitation de découvertes passées ? Pour Hayek (1937) et les Autrichiens, l'existence de nouvelles opportunités est l'expression d'un écart entre l'information et la connaissance. Une fois découvertes par les entrepreneurs, leur exploitation permet le progrès économique au niveau collectif en suscitant « une tendance vers l'équilibre » (coordination) ; mais au niveau des firmes, la nouvelle opportunité signifie simplement une occasion d'augmenter les quasi- rentes. Ces deux définitions coïncident-elles ? Les propriétaires des organisations trouvent-ils toujours rentable d'exploiter des découvertes qui tendraient à réconcilier au niveau catallactique la connaissance et l'information ?

Pour répondre à ces questions dont l'enjeu est crucial, la théorie hayékienne du capital (1931, 1939, 1941) doit être mobilisée. La découverte entrepreneuriale ne sera évidemment « acceptée » par la firme que si les gains de son implémentation sont supérieurs à ses coûts. Quels sont ces coûts ? L'intégration d'une nouvelle opportunité dans l'organisation implique toujours une réorganisation de l'activité et l'abandon consécutif de certains plans déjà engagés du fait de la restructuration nécessaire (à cause du changement de leurs rendements marginaux) des facteurs employés. Au coût direct supplémentaire issu de l'acquisition probable de facteurs complémentaires spécifiques à l'exploitation de la découverte, s'ajoutera ainsi nécessairement un coût d'opportunité dû à la perte d'une partie de la recette issue du sacrifice d'une partie des plans en cours d'exploitation.

Or, selon les termes de l'économie des organisations, au fur et à mesure de l'implémentation de nouvelles opportunités dans la structure du capital, celle-ci devient de plus en plus dense et complexe. Ce phénomène restreint les possibilités de substitution factorielle, le fonctionnement de l'ensemble dépendant de ressources de plus en plus spécialisées et de moins en moins divisibles. Le coût d'opportunité issu de ces implémentations successives sera donc de plus en plus important. Dès lors, à chaque nouvelle complexification de la structure de production, un gain toujours supérieur issu de l'implémentation de la nouvelle opportunité est nécessaire pour compenser les coûts croissants résultants de l'abandon des plans « courants ». Lorsque ce gain ne suffit plus, la structure de production se rigidifie jusqu'au moment où les quasi-rentes associées à l'exploitation des anciennes opportunités deviennent suffisamment petites pour envisager des restructurations.

Les implications sur l'exercice de la fonction entrepreneuriale au sein de l'organisation sont alors majeures. En effet, si (1) l'exploitation de nouvelles opportunités accroît la complexité des plans courants et si (2) les frontières de l'implémentation de ces nouvelles opportunités sont restreintes par le degré de complexité des plans déjà engagés dans l'organisation, alors l'intégration d'une nouvelle découverte freinera toujours un peu plus les possibilités d'implémentation de découvertes ultérieures. On peut ainsi prévoir qu'à un certain stade de développement de la firme capitaliste, les plans engagés sont tellement intégrés les uns aux autres que disparaît toute possibilité de les restructurer sans détruire leur ensemble. Dans la firme, la fonction d'exploitation finit par dominer celle de découverte. Le capitaliste chasse l'entrepreneur1.

S'agit-il alors d'attendre simplement que les rentes s'épuisent pour capter les nouvelles opportunités ? Le problème est que le temps (continu) de l'exploitation des opportunités existantes ne correspond pas au temps (discontinu) de l'occurrence de nouvelles opportunités. Nombre de ces dernières auront disparu avant que la structure des plans de production ne permette de les capter. Mais ne peut-on pas accéder dans l'intervalle à de nouvelles opportunités par l'acquisition de brevets ou en rachetant des « start up » ? Ces pratiques de plus en plus courantes ne répondent pas au problème évoqué ici. Si les innovations de produit ne sont pas intégrables dans l'organisation du fait de sa complexité, le fait d'y accéder par des relations d'externalisation n'augmente aucunement la capacité de les mettre en œuvre.

On peut considérer que c'est justement la fonction de la concurrence d'empêcher ce blocage. Des firmes technologiquement plus souples, en exploitant les nouvelles opportunités, sont censées bousculer et rendre obsolète l'activité d'organisations plus rigides et simplement « exploitantes ». Ces dernières seront donc inévitablement éliminées à terme. Mais la difficulté réside justement dans cette conclusion. Dans la mesure où des entreprises trop complexes s'avèrent incapables de se reconfigurer au-delà d'un certain niveau de développement, peut- on imaginer que leurs propriétaires acceptent de disparaître face à la concurrence de firmes entrepreneuriales qui adaptent leur structure de production aux opportunités permises par l'évolution de la connaissance ? La réponse est clairement négative. Contraintes par leur propre complexité organisationnelle et technologique, elles voudront les empêcher d'implémenter des découvertes, certes profitables à la collectivité, mais menaçantes pour leurs propres activités courantes, en leur fermant l'accès au secteur. Si elles réussissent à le faire, le marché serait artificiellement « stratifié », empêchant la concurrence de jouer alors son rôle de « procédure de découverte » (Hayek, 1968) et la création sociale de valeur que cette dernière favorise.

La réflexion se déplace alors sur la question des barrières à l'entrée. Trois questions se posent : comment les identifier ? À quelles conditions peuvent-elles être installées ? Comment les éliminer ?

Menaces sur la concurrence

D'un point de vue hayékien, l'identification théorique est simple. Une barrière à l'entrée est constituée par tout ce qui entrave artificiellement les découvertes entrepreneuriales et (ou) leur implémentation dans les organisations. Mais l'identification pratique est bien moins aisée, la difficulté étant de distinguer entre ce qui relève de la protection légitime de l'exploitation de l'opportunité découverte (comme dans le cas du dépôt de brevet) et ce qui relève d'une fermeture socialement nuisible de la concurrence. Comment serait-il possible de pérenniser les plans courants de production sans entraver le processus de découverte sur son propre marché ?

Concernant la deuxième question, il est souvent évoqué dans la vulgate libérale que si la liberté des contrats était respectée par les autorités publiques, aucune barrière à l'entrée ne serait possible et l'activité entrepreneuriale se déploierait de manière maximale. Mais pour Hayek (1944), la liberté des contrats n'est pas suffisante en elle-même. Pour que les contrats puissent être renforcés par l'autorité publique, ils doivent se conformer aux règles de juste conduite et à l'esprit de la Rule of Law, laquelle garantit le respect du processus de découverte et d'implémentation des opportunités bénéfiques aux consommateurs. Ne peuvent pas être avalisées des accords formels ou même tacites entre de grandes firmes installées pour protéger leurs quasi-rentes respectives en contrôlant les prix, l'innovation ou l'accès des entrepreneurs au marché des ressources par des logiques de forclusion ou de réseaux. Hayek (1960) exprime une grande méfiance vis-à-vis de la grande organisation, lorsque celle-ci s'identifie à un ordre fermé et statique qui s'oppose à l'ouverture dynamique des entrepreneurs. Il redoute moins l'opportunisme des managers en tant que tels que les stratégies d'investisseurs institutionnels installant avec des entreprises vassalisées, grâce aux contrats ou même des règles informelles (comme dans le cas des « firmes-réseaux »), des barrières à l'entrée maximisant leurs propres profits au détriment de la collectivité tout entière.

Mais si la liberté des contrats n'est pas suffisante pour garantir la pleine exploitation des découvertes entrepreneuriales, comment identifier alors une opportunité artificiellement empêchée d'être exploitée ? Dans un univers d'ignorance, l'identification des entrepreneurs et de la qualité de leurs « découvertes » ne peut, par définition, être « common knowledge ». Elle est révélée par le pur profit. Mais pour que celui-ci puisse se former, il importe que la découverte soit exploitée à l'aide d'actifs monétaires ou physiques. Si leur mise à disposition n'est pas permise par les capitalistes, car elle menace leurs quasi-rentes, cette découverte ne sera jamais exploitée et les consommateurs n'auront pas donc l'occasion de bénéficier du gain issu de la nouvelle opportunité. On tourne alors en rond. La souveraineté des consommateurs sur les producteurs, chère aux libéraux, ne peut s'exercer que sur la base de la connaissance des opportunités exploitables. Si ces dernières ne sont pas implémentées du fait d'obstacles érigés par certains capitalistes, ces mêmes consommateurs n'auront pas la possibilité de connaitre des innovations qui les auraient conduits à modifier leurs évaluations et la direction de leurs achats.

Comment trouver alors une solution au problème de l'identification de barrières à l'entrée si les outsiders entrepreneuriaux sont « invisibles » aux yeux du marché ? C'est à ce niveau que se situe le défi théorique. Les exclus eux-mêmes peuvent n'avoir pas conscience que leurs difficultés à trouver des investisseurs est le résultat non de la faible qualité de leurs découvertes, mais d'obstacles formels ou informels placés sur leur route ; et il est bien évidemment trop coûteux, voire même impossible pour des instances de réglementation de vérifier au cas par cas si des entrepreneurs mécontents de leur sort se voient artificiellement empêchés de financer leurs découvertes ou si tout simplement, celles-ci ne sont pas jugées convaincantes par les investisseurs. Ce problème d'ignorance nous conduit logiquement à la troisième question : comment éliminer d'éventuelles barrières à l'entrée ?

Face à ces obstacles épistémologiques, il faut donc se contenter de règles de principe évitant de recourir à ce pragmatisme à la mode dont Hayek (1948) a dénoncé très tôt les travers. Si on s'accorde sur l'idée que les barrières à l'entrée sont celles qui bloquerait les possibilités d'implémentation des découvertes entrepreneuriales et (ou) empêcheraient artificiellement des investisseurs d'entrer en contact avec les entrepreneurs pour développer des échanges mutuellement avantageux, il s'agirait alors pour l'autorité publique de favoriser le plus possible l'accès des entrepreneurs aux ressources, en augmentant, décentralisant et en diversifiant le plus possible les sources de financement de leurs découvertes. Sans prétendre à la moindre exhaustivité, présentons ici quelques axes d'applications possibles de ces règles de principe.

La question de la fiscalité sur l'épargne destinée aux investissements productifs vient immédiatement à l'esprit. Citons à cet égard Mises, mentor d'Hayek : « Aujourd'hui, les impôts absorbent la plus grande part des profits “excessifs” du nouveau venu. Il ne peut accumuler du capital ; il ne peut étendre sa propre affaire ; il ne deviendra jamais une grande affaire et le rival des situations établies. Les firmes anciennes n'ont pas à redouter sa concurrence, elles sont abritées par le percepteur. Elles peuvent sans danger rester dans la routine, se moquer des désirs du public et refuser le changement. Il est vrai que le percepteur les empêche, elles aussi, d'accumuler du capital neuf. Mais le plus important pour elles est que le dangereux nouveau venu ne puisse pas accumuler de capitaux. Elles sont virtuellement privilégiées par le régime fiscal. En ce sens, la fiscalité progressive entrave le progrès économique et favorise la rigidité sociale. Alors que dans l'économie de marché non entravée la possession d'un capital est une source d'obligation forçant le possesseur à servir les consommateurs, les méthodes modernes de fiscalité la transforment en privilège. Les interventionnistes dénoncent le fait que la grande entreprise devient rigide et bureaucratique, et qu'il n'est plus possible désormais aux nouveaux venus talentueux de défier les situations établies des familles riches et anciennes. Toutefois, dans la mesure où ces reproches sont justifiés, ce dont ils se plaignent est simplement le résultat de leur propre politique » (Mises, 1966, p. 947-948).

Trop souvent, la structure des prélèvements obligatoires joue au détriment des firmes jeunes et dynamiques, aux revenus fluctuants, pour favoriser les grandes organisations installées, aux revenus plus fixes et bénéficiant de moyens plus étendus que les petites entreprises pour optimiser leur fiscalité. Ajoutée aux investissements publics qui bénéficient avant tout aux grands groupes, la distorsion de rentabilité qui résulte de ce transfert caché de la création de valeur leur donne les moyens de contrôler le circuit d'innovation et de l'empêcher de se développer dans des directions qui les menacent, comme le font les GAFA(M) qui rachètent ainsi la plupart des applications qui risquent de faire disparaître leurs rentes.

De manière reliée à ce dernier point, les politiques pratiquées par les grands groupes de gel des brevets (brevets dormants) sont un sujet préoccupant. Ainsi, une grande majorité d'innovations déposées par les sociétés du CAC 40 ne sont jamais exploitées, car leur implémentation remettrait en cause trop d'activités en cours et nuirait ainsi à la rentabilité de l'ensemble de leurs opérations. Elles ne les revendent pas pour autant, préférant les conserver dans des logiques purement défensives (killing acquisitions) pour bloquer des concurrents plus souples qui pourraient trouver un bénéfice à les mettre en œuvre. La réglementation ne pourrait-elle pas œuvrer de manière à libérer l'exploitation des brevets et empêcher leur concentration dans les mains des grands groupes, qui disposent de gigantesques trésoreries ?

Enfin, de façon encore plus importante, la concurrence est aujourd'hui mise en danger par la concentration de la production de l'information et de la propriété de ses vecteurs autour de quelques grands centres. Selon les termes de l'analyse hayékienne, si un consortium d'entreprises parvient à s'assurer le monopole d'une ressource pour laquelle il n'existe pas de substitut (en l'occurrence, l'information qui circule selon des formes toujours plus virtualisées et à travers un petit nombre de vecteurs contrôlés par les mêmes opérateurs2), il fera nécessairement disparaître l'essence même du marché qui est de constituer une procédure de découverte des opportunités. La diversité des sources de communication et la liberté d'accès aux données sont devenues des questions cruciales, car elles sont à la source même du développement de l'intelligence artificielle - ses enjeux ne sont plus à rappeler. La constitution par les grands groupes de firmes-réseaux autour d'un centre pivot dont l'influence sur les partenaires dépasse de beaucoup les obligations définies par la structure des contrats formels, génère une forme inédite de barrières à l'entrée et exige de nouvelles formes de régulation.

Ni naïveté ni passivité

Prendre en compte la complexité du monde contemporain et reconnaitre le fait qu'aucun État ne dispose de la force cognitive susceptible de remplacer ou de gouverner l'ensemble des forces du marché ne revient pas en matière de concurrence à pratiquer la politique de l'autruche. Pour Hayek, grand partisan de l'ordre spontané (1964, 1967, 1973), laisser-faire ne signifie pas passivité. Il est nécessaire de mettre en place un certain nombre de cadrages pour éviter les stratégies anticoncurrentielles d'oligarchies financières et industrielles. Celles-ci favorisent la constitution d'un néo-féodalisme dont le maintien des privilèges impliquerait le contrôle et la restriction des forces entrepreneuriales. Se préoccuper de savoir si les groupes industriels respectent ou non la liberté des contrats n'est évidemment pas un critère suffisant pour juger de la légitimité de leurs pratiques. L'objectif essentiel est d'empêcher le contrôle direct ou indirect du marché du capital par les grandes firmes installées et de démocratiser son accès en permettant aux entrepreneurs d'implémenter leurs découvertes, si besoin est, en dehors des réseaux dominants. S'interroger sur les entraves aux découvertes entrepreneuriales peut apparaître comme paradoxal dans une époque foisonnante d'innovations économiques qui ont remis en cause tant de situations acquises ces vingt dernières années. Mais il ne faut pas oublier que ces bouleversements ont débouché sur le triomphe de l'économie numérique et une domination de plus en plus écrasante de la virtualisation des échanges économiques et (encore plus grave) sociaux. Leur maitrise absolue par quelques grands groupes pose de nouvelles menaces sur le respect des règles concurrentielles et appelle à des solutions sans doute inédites. Les formes concrètes des nouvelles régulations restent sans doute encore à préciser, voire à inventer ; leur succès éventuel est par ailleurs susceptible d'être remis en question par des évolutions technologiques imprévisibles. Mais on ne doit pas tirer de ces limites la conclusion qu'il est plus confortable de nier l'existence de ces nouveaux dangers.

La lecture de Hayek nous permet de bien séparer l'élément capitaliste et entrepreneurial et d'éviter le piège d'un libéralisme d'évangile, incantatoire, sectaire qui ne constitue bien souvent que le masque du conservatisme et des intérêts organisés. À côté des obstacles que la réglementation étatique peut créer au processus de découverte entrepreneuriale, il convient de repérer ceux qu'une liberté des contrats non régulés et une conception erronée du laisser-faire pourraient créer à ce même processus entrepreneurial : « Il y a une immense différence entre créer délibérément un système où la concurrence jouera le rôle le plus bienfaisant possible, et accepter passivement les institutions telles qu'elles sont. Rien n'a sans doute tant nui à la cause libérale que l'insistance butée de certains libéraux sur certains principes massifs, comme avant tout la règle du laisser-faire » (Hayek, 1944, p.20). Plutôt que de hurler au loup chaque fois qu'une loi réduit la liberté contractuelle des entreprises, il s'agirait de repérer dans l'évolution des structures du capitalisme contemporain des barrières à l'entrepreneuriat encore non décelées et d'envisager les manières les plus souples et les moins coûteuses pour les réduire, à la façon de la théorie des « nudges » (Thaler et Sunstein). Tel est le défi qui attend le libéralisme dans les années contemporaines s'il veut retrouver l'esprit de ses racines (celui de Mandeville, d'Adam Smith et de la philosophie écossaise) et regagner une audience auprès du grand public. Il ne s'agit pas de réformer le libéralisme, comme beaucoup de ses détracteurs trouvent « tendance » de le faire. Il s'agit tout simplement de le respecter en arrêtant de l'instrumentaliser au profit de corporatismes de tout genre.

Notes:

[1] Certaines formes organisationnelles peuvent évidemment ralentir le processus. Ainsi, le passage de la firme unitaire U à la firme multidivisionnelle M (Chandler) peut être interprété comme une manière de réduire le niveau de complexité des entreprises, en favorisant l'intégration de nouvelles opportunités dans des périodes d'innovation technologique. Mais le design organisationnel trouve ses limites : d'une part, il est bien connu que les différentes divisions autonomes de la firme M s'organisent elles-mêmes sous forme unitaire, ce qui décale et reproduit le problème à un niveau inférieur ; d'autre part, elles partagent inévitablement des ressources communes, dont la coordination est assurée par une direction générale (« staff ») qui effectue les arbitrages et prend les décisions stratégiques. Or, celle-ci n'acceptera pas d'intégrer dans les plans de production des opportunités nouvelles profitables aux consommateurs si le profit gagné grâce à cette implémentation de la découverte ne compense pas les quasi-rentes « sacrifiées » à la suite des réallocations nécessaires de facteurs.
[2] WhatsApp a été racheté par Facebook et LinkedIn par Microsoft.
 
 

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