HISTOIRE

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Guillaume Mazeau : « Les discours identitaires sont contraires à la démarche historique »

L’historien regrette les usages antihistoriques du passé par l’extrême droite, mais aussi les politiques de consensus mémoriel des gouvernants. Alors que l’histoire pourrait être une ressource vive, elle est selon lui davantage utilisée comme une « digue » dans le champ politique, face au changement et aux défis contemporains.

Fabien Escalona

24 décembre 2021 Médiapart

 

« Gardons-nous de manipuler l’histoire. » Cette mise en garde a été émise mercredi 8 décembre par Emmanuel Macron, évoquant les propos d’Éric Zemmour sur le rôle du maréchal Pétain durant la Seconde Guerre mondiale. L’alerte du chef de l’État serait davantage audible s’il n’avait pas lui-même abandonné sa prudence initiale à l’égard des enjeux historiques et mémoriels au profit de sorties indicatrices d’une crispation identitaire).

Ces dernières n’ont évidemment pas la même gravité que le révisionnisme assumé par le polémiste et candidat d’extrême droite, dont l’annonce de candidature propageait la vision fantasmatique d’une France de mille ans minée par l’immigration et le multiculturalisme.

Mais en estimant, par exemple en septembre 2020, qu’« on ne choisit jamais une part de France, [et que] c’est pour cela qu’on ne déboulonne pas de statue », le président s’inscrivait dans une logique pseudo-consensuelle, fermée à toute remise en cause de la valorisation dans l’espace public de personnalités liées au passé colonial et esclavagiste du pays. Ce faisant, il endossait une conception unitariste du passé, là où les points de vue mériteraient d’être confrontés sans qu’une parole officielle n’éteigne d’emblée le débat.

Guillaume Mazeau, maître de conférences en histoire moderne à Paris 1, a été partie prenante du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), fondé en 2006 à la suite d’une loi ayant prétendu faire reconnaître dans les programmes scolaires « le rôle positif de la présence française outre-mer ».

L’an dernier, il a publié Histoire chez Anamosa, dans la collection « Le mot est faible ». « En se faisant passer pour la seule capable de lutter contre les “extrêmes”, y écrit-il, la politique du consensus mémoriel a joué son rôle dans le retournement des références historiques, ouvrant paradoxalement un boulevard à ceux qui prospèrent sur la mise en charpie de l’histoire : les nationalismes. » Avant que la campagne présidentielle ne batte son plein, Mediapart a souhaité s’entretenir avec lui.

Même certains de ses adversaires reconnaissent à Éric Zemmour son goût pour l’histoire. Sans même parler des thèses révisionnistes dont il s’est fait le relais, vous affirmez cependant que les discours identitaires sont « la mort de l’histoire ». Expliquez-nous pourquoi.

Guillaume Mazeau : L’identité, quand elle est défendue sous un jour essentialiste et fixiste, est tout simplement le contraire de l’histoire. Celle-ci consiste en effet à étudier les changements, les discontinuités, et la façon dont les sociétés humaines composent et recomposent en permanence leurs identités. Éric Zemmour n’utilise le passé que pour imposer une vision exclusive, et d’exclusion, de l’identité française. En ce sens, sa démarche est profondément antihistorique.

Il est l’héritier d’une tradition ancienne de l’extrême droite française en la matière. Ses appels du pied à la mémoire pétainiste, sa remise en cause des faits établis sur l’affaire Dreyfus témoignent sans ambiguïté de son inscription dans cette tradition.

Dans votre ouvrage, vous pointez le poison identitaire mais aussi la « politique du consensus mémoriel ». De quoi s’agit-il ?

Par ce terme, je veux dire que les gouvernants utilisent la mémoire non pas comme l’outil vivant d’une démocratie, dans laquelle l’hétérodoxie pourrait s’exprimer, mais au contraire comme un outil de gommage des différences « par le haut », sous prétexte d’universalisme, afin de rendre la société plus cohésive et de la faire adhérer au pouvoir, à l’image qu’il se fait de la nation. 

Ces politiques mémorielles reposent sur une croyance magique dans l’efficacité des signes qu’on envoie au public, comme si les discours publics et l’enseignement public, les musées, les mémoriaux… tout cela permettait de créer le fameux « vivre-ensemble ».

Mais rendre hommage à Joséphine Baker ne sera pas suffisant comme réponse aux mobilisations antiracistes contre certaines statues, et la reconnaissance du meurtre de Maurice Audin par l’armée française, quoique salutaire, n’enlève rien aux tensions persistantes autour du passé colonial.

Non seulement les effets attendus de ce genre d’usage du passé sont exagérés, mais ce qui est sûr, c’est que la démocratie n’en ressort pas fortifiée, dans la mesure où le dissensus est nié. On a affaire à quelque chose de très descendant, qui peut comporter des choses intéressantes, mais souvent contradictoires et de portée limitée.

 

Comment lisez-vous la politique mémorielle d’Emmanuel Macron, à cet égard ?

 

On peut constater qu’il en fait un usage intensif. Avec trois panthéonisations sous un seul mandat de cinq ans, il bat un record. Le choix même de la panthéonisation est d’ailleurs très parlant : il s’agit d’un usage très « jupitérien ». À côté de cela, des signaux de reconnaissance non négligeables ont été envoyés, qu’il s’agisse de Maurice Audin, du pardon demandé aux harkis ou du rapport confié à la commission Duclert [sur le rôle de la France au Rwanda pendant le génocide des Tutsis – ndlr]. Mais ces signaux, comme je le signalais, s’accompagnent de contradictions.

C’est par exemple le fait que la promesse d’ouverture des archives est contredite par certaines dispositions, si bien que mes collègues ont du mal à accéder à certaines d’entre elles. C’est ensuite, plus structurellement, que les seules remises en cause acceptables sont celles décidées par le pouvoir dans les formes choisies par le pouvoir. Mais quand cela vient de la rue ou que c’est incontrôlable, cela ne convient plus.

C’est le sens de la fin de non-recevoir opposée à celles et ceux qui questionnent la place du passé colonial dans nos espaces publics. C’est quelque chose que l’on repère également dans les difficultés d’accès aux doléances déposées par les citoyens dans le cadre du grand débat national. La parole a été donnée au peuple, mais elle n’est pas publique : il faut pouvoir se rendre aux archives départementales, se soumettre à des conditions dérogatoires de consultation…

 

Est-ce que les programmes scolaires sont marqués par cette tendance au consensus mémoriel ? Sachant qu’à droite et à l’extrême droite, on explique volontiers que les enfants sont exposés à une version négative de l’histoire de France…

Les programmes scolaires, sur le très long terme, sont pensés comme des instruments de la fabrique du citoyen. Comme si, encore une fois, l’instruction allait créer du vivre-ensemble et permettre de transmettre les « valeurs de la République » – une notion d’ailleurs floue, contrairement aux principes qui sont inscrits dans la Constitution, et pour la bonne raison qu’elles doivent rester en discussion permanente.

De ce point de vue, on est globalement restés dans la tradition du roman national. Certes, il faut reconnaître que celui-ci s’est beaucoup ouvert : la place des femmes et des espaces extra-européens y est notamment beaucoup plus forte qu’auparavant. Mais il n’est pas anodin que ce soient surtout les « grandes femmes » qui se retrouvent mises en avant, de manière conforme à une conception méritocratique de l’histoire.

Surtout, sous Macron et son ministre Jean-Michel Blanquer, on a assisté à une composition beaucoup plus contrôlée du conseil supérieur des programmes : c’est un verrouillage assumé.

Une fois dit tout ceci, il y a la mise en œuvre. Fort heureusement, l’effet prescripteur des programmes reste modulé par l’appropriation des enseignants et des élèves. On ne peut donc pas dire qu’il y ait une histoire officielle qui serait assénée à ces derniers.

Aucun roman national n’est de l’histoire et aucun ne sert l’émancipation.

 

Est-ce qu’il y a un bon usage possible de l’histoire par les responsables politiques ? Jusqu’où la défense des savoirs critiques peut-elle être affirmée sans virer à la revendication d’un monopole sur l’histoire ?

L’usage politique du passé est aussi vieux que l’exercice du pouvoir, et il fait partie de la libre expression démocratique. Il n’a jamais été question, pour les historiens, d’agir comme des censeurs ou des donneurs de leçons. Il arrive d’ailleurs que l’interventionnisme politique soit utile, par exemple lorsque des lois mémorielles viennent réguler la liberté d’expression, contre la falsification ou le négationnisme, qui heurtent des gens bien vivants. Mais il faut limiter ces lois au strict minimum car il ne s’agit pas de brider d’autres libertés.

Les historiennes et les historiens sont là pour aider à lire et décrypter les usages du passé. Aucun roman national n’est de l’histoire et aucun ne sert l’émancipation : même ceux qui s’inscrivent à gauche ont tendance à écraser la complexité, et donc des points de vue légitimes, potentiellement subalternes. Nous sommes donc parfois amenés à « déconstruire » ces romans, pour reprendre un terme brandi avec effroi par les conservateurs.

Et il y a du travail : depuis les années 1960-1970, la valeur politique et sociale du passé a en quelque sorte augmenté. Il a été surinvesti d’importance, comme en témoigne la sacralisation du patrimoine, depuis les politiques publiques jusqu’aux initiatives de l’animateur Stéphane Bern. Il y a malgré tout un pendant positif de ce phénomène, avec l’expression de différences et une appropriation de l’histoire « par en bas ».

 

Dans votre ouvrage, vous insistez en effet sur le fait qu’un exercice de l’histoire « profane » est possible et souhaitable.

Tous les jours il y a des usages collectifs de basse intensité de l’histoire. Ça vit ! Je pense à certains youtubeurs, qui ont certes leurs biais et doivent être soumis à la critique, mais ont le mérite de faire passer beaucoup de savoirs, avec une dimension interactive intéressante sur leurs chaînes.

Je me suis aussi intéressé aux mèmes, ces contenus viraux qui détournent des tableaux et des citations : cela peut paraître insignifiant mais il y a de l’intelligence dans leur production et leur usage, et il ne faut pas mépriser la façon dont ils permettent de transmettre une mémoire et des références.

On peut aussi évoquer les associations reconstitutionnistes (de certains événements, certaines manières de vivre), ou encore les fêtes historiques. Elles sont parfois caricaturées comme des trucs de réactionnaires, mais c’est inexact. Tout n’est pas formidable, mais voilà des gens qui parlent du passé, le mettent en scène et le font comprendre. J’appelle cela faire de l’histoire.

Le public amateur d’histoire a augmenté. Le livre n’étant pas toujours la meilleure manière de transmettre dans l’espace public, il faut aller à sa rencontre autrement.

 

Pour autant, il y a une spécificité du travail d’historien, de la scientificité, qui est attendue de cette profession. En quoi réside-t-elle et comment permet-elle la confrontation de points de vue politiquement situés ?

L’histoire, comme science et comme discipline, c’est d’abord une méthode, sur laquelle on peut compter pour établir et analyser des faits. Cela implique de travailler sur des sources, de les croiser, de rendre publics les résultats… Vient ensuite le moment de l’interprétation. Car cette méthode ne vise pas à construire une vérité infaillible mais à s’assurer d’une base commune de discussion.

La science n’est jamais neutre, et les historiens ne sont pas des êtres détachés du monde. Ceux qui le prétendent n’assument pas la façon dont leur trajectoire biographique et leurs préférences idéologiques colorent inévitablement leur travail.

Ce qui me préoccupe davantage, une fois admise la dimension politique de l’histoire, même scientifique, c’est la façon dont notre profession doit intervenir dans l’espace public. Nous sommes incités à construire des carrières qui nous éloignent du terrain et du public, à travers des publications très normées, la course aux financements de projets, la récompense étant souvent d’être libéré d’heures d’enseignement…

En réalité, le public amateur d’histoire a augmenté. Le livre n’étant pas toujours la meilleure manière de transmettre dans l’espace public, il faut aller à sa rencontre autrement – pas pour trouver un nouveau marché, mais parce que c’est notre fonction sociale. 

 

Dans la discipline, la tendance est à l’histoire globale, et de plus en plus de chercheurs réévaluent la dimension impériale de la trajectoire française. Est-ce la condition de possibilité d’un récit vraiment inclusif sur la nation ? 

Il faut rappeler que cette tendance, que l’on peut qualifier de tournant post-national de l’histoire, a été encouragée par des milieux militants et d’opposition à la colonisation et son héritage. Ils ont contribué à ouvrir les yeux sur les impasses des romans nationaux. Les historiens s’en sont emparés assez tard, finalement. C’est une forme d’histoire qui fait énormément de bien, car elle apprend à conjuguer les identités sans les nier, contrairement à ce qui est répété dans certaines critiques.

Les révolutionnaires de 1789 étaient pétris de références historiques, cela ne les a pas empêchés de rompre avec l’ordre existant.

En même temps, il ne faudrait pas qu’un effet de mode conduise à des erreurs d’échelles et de proportions : l’expérience quotidienne dans le royaume de France, ce n’est pas toujours le monde. Il ne s’agit pas non plus de créer des malentendus en donnant une image d’historiens déconnectés des phénomènes les plus locaux au profit des horizons lointains. L’intérêt de l’histoire qu’on appelle aussi « connectée », justement, c’est de relier entre elles les échelles d’expériences individuelles et sociales vécues à chaque époque.

 

On peut être passionné par l’histoire et trouver étrange le besoin des politiques de s’y référer constamment, alors que nous faisons face à des problèmes inédits – je pense évidemment au dérèglement climatique. Est-ce qu’il n’y a pas un risque, sous prétexte de tirer des leçons du passé ou d’honorer des mémoires, ce qui est louable, de rester prisonnier de catégories anciennes ? 

Je vous rejoins dans le fait que le discours sur l’histoire de la plupart des élites politiques est un peu triste, sans vitalité. Cela renvoie à un moment de rétrécissement des horizons, à des conceptions patrimoniales du passé cultivant une nostalgie et des images sépia effectivement en décalage avec ce qu’on vit et ce qui nous attend.

Mais un usage différent du passé est possible ! Si l’on parle du climat, j’observe qu’on a forcément besoin de reconstituer son passé pour débattre de sa trajectoire et des conséquences de nos actions. Le passé peut également être mobilisé pour inventer des dispositifs politiques inédits. Les révolutionnaires de 1789 étaient pétris de références historiques, ce qui ne les a pas empêchés de rompre avec l’ordre existant. Aujourd’hui, les dirigeants utilisent l’histoire comme une digue, là où il faudrait en faire une ressource vive.

Fabien Escalona