- Il ne suffit pas d’être logique pour être rationnel
- Pascal Engel
- Dans Sciences Humaines 2023/9 (N° 362), pages 54 à 57
, de la confrontation et la capacité à justifier ses croyances. Elle est une compétence sociale.
1Jean nous dit « Mon frère habite à Lyon », mais ajoute : « Je n’ai pas de frère. » Sa croyance est irrationnelle parce que contradictoire. Octave croit que s’il boit un litre de whisky juste avant l’examen, il obtiendra son permis de conduire. Il est irrationnel, car il est incapable de voir que son intention est incompatible avec son objectif. On montre à Paul une photo très explicite de sa femme et de son amant. Il ne croit pas qu’elle le trompe. Il est irrationnel, car il s’aveugle volontairement. Une croyance est rationnelle si elle est cohérente, mais également si elle est fondée sur des preuves suffisantes : si vous croyez qu’une soucoupe volante a atterri sur votre pelouse parce que l’herbe a brûlé, vos raisons sont insuffisantes. La rationalité exige aussi que nos désirs et nos émotions ne viennent pas interférer avec notre jugement. Mais ces critères – cohérence, justification par des preuves, indépendance par rapport aux désirs – ne sont pas suffisants. On peut avoir des croyances irrationnelles – par exemple croire que des extraterrestres vont détruire la Terre demain – et raisonner assez bien, par exemple en corrigeant ses croyances initiales : la fin du monde n’a pas eu lieu le lendemain, mais c’est juste que les extraterrestres ont différé la date. On est souvent aussi plus ou moins rationnel. Quelles sont alors les conditions de la rationalité ?
Une sensibilité aux faits
2Le premier critère de la rationalité dans le domaine de la pensée est la cohérence : ne pas se contredire et faire des inférences correctes, c’est-à-dire logiquement valides. C’est la rationalité comme compétence logique. Elle semble nécessaire pour juger un sujet rationnel, mais jusqu’où s’étend-elle ? Personne n’est capable de tirer toutes les conséquences, y compris les plus triviales, de ses croyances. La rationalité logique suffit-elle ? C’est loin d’être évident : les ordinateurs ont la compétence logique, mais encore faut-il qu’ils puissent aussi apprendre, c’est-à-dire répondre aux faits et aux situations, et voir en quoi les données disponibles justifient nos croyances ou pas. Le critère de la cohérence logique est purement interne ; mais la rationalité demande aussi une sensibilité aux preuves empiriques et aux faits constatés. Conclure qu’une soucoupe volante a atterri simplement parce que l’herbe est brûlée n’est pas rationnel.
3Le raisonnement n’est pas seulement logique et déductif, passant de vérités à d’autres vérités. On raisonne aussi inductivement, c’est-à-dire en fonction des données empiriques et de la probabilité de nos prémisses, pour atteindre des conclusions plus ou moins probables. L’herbe brûlée peut permettre d’inférer l’atterrissage d’un engin volant, mais il est improbable que ce soit une soucoupe volante.
4Il en va de même dans le domaine des actions. Une action rationnelle obéit à un critère interne de cohérence : elle doit être telle que l’agent envisage et accomplit l’action qu’il juge à la fois la plus conforme à ses buts et la plus adaptée aux moyens dont il dispose, c’est-à-dire, pour parler comme les économistes, être telle qu’il « maximise son utilité espérée ». Si on n’est pas riche et si on veut passer des vacances calmes, il vaut mieux éviter les destinations trop touristiques et les périodes trop chargées. Ici, les probabilités sont essentielles, car le domaine de l’action est celui du probable et non pas celui du vrai. Mais ici aussi le critère de la cohérence – respecter les principes de la probabilité dans les décisions – est-il suffisant ? Dans certains cas, si nos objectifs et notre plus grand bien nous semblent mériter de sacrifier en partie notre rationalité, il peut être rationnel de le faire. En ce sens, le mari trompé qui ne veut pas voir l’évidence est peut-être rationnel au sens où il juge que son plus grand bien, pour sauver son couple, est de s’aveugler. Mais cette stratégie n’est sans doute pas aisément à la disposition du directeur d’une entreprise qui voit qu’il va à la faillite.
5Violer les normes de la logique ou de la probabilité, semble vouloir dire qu’on manque des compétences essentielles à la rationalité. Les psychologues ont montré que c’était souvent le cas pour des inférences aussi élémentaires que le modus ponens (si P, et si P alors Q, alors Q). Dans tous ces cas, des biais, des effets de perspective et des illusions cognitives affectent nos capacités de raisonnement. Ils ont souvent conduit à des verdicts pessimistes sur la capacité humaine à la rationalité. La masse impressionnante des sophismes, paralogismes et raisonnements complotistes qui envahissent Internet et les réseaux sociaux ont suscité l’idée que les humains n’étaient pas des animaux rationnels. On en a conclu souvent qu’il fallait appliquer un programme d’apprentissage au raisonnement, donner plus de cours de logique et d’esprit critique, dans le style des réformes de l’entendement et du jugement que proposaient les philosophes des Lumières.
6Mais la rationalité ne se mesure pas à l’aune de la seule compétence logique. D’autres facteurs contribuent à l’intelligence. Nous nous contredisons souvent, mais deux amants qui se disent, comme dans les films de François Truffaut, « ni avec toi ni sans toi » sont-ils irrationnels ? La logique des sentiments ignore la logique des manuels. Et des verdicts d’irrationalité trop rapides peuvent être erronés : si on propose régulièrement à « l’idiot du village » le choix entre une pièce de deux euros et une de cinq centimes, et qu’il choisit toujours celle de cinq centimes, il sera la risée du village. Mais si on lui demande pourquoi il choisit toujours les cinq centimes et répond « croyez-vous qu’on me le reproposerait si je prenais les deux euros ? », nous comprenons que nous aurions dû attendre avant de le déclarer stupide. Pour que nos verdicts de rationalité s’appliquent correctement, il faut tenir compte des contextes, du fait que nous formons nos croyances dans un cadre dynamique en changeant souvent d’avis et en réévaluant les circonstances, et surtout envisager d’autres formes de rationalité que celle de la compétence logique.
Un jeu social
7C’est la leçon qu’on peut tirer des tests expérimentaux de rationalité : les sujets qui font des erreurs élémentaires de raisonnement logique améliorent considérablement leurs performances quand, au lieu de répondre à des problèmes dans l’abstrait, ils sont confrontés à des situations de la vie réelle, où ils raisonnent sur des cas concrets et évaluent les probabilités à partir de la fréquence. Un cas très étudié en psychologie est celui du raisonnement sur des énoncés conditionnels : quand on donne aux sujets à évaluer des jugements de type « si P, alors Q » sous forme abstraite, ils échouent à faire des inférences élémentaires et manifestent un « biais de confirmation ». Mais si on leur donne à évaluer des jugements du type « si tu violes telle règle, tu seras sanctionné », leur performance est meilleure, car ils comprennent plus aisément l’idée que telle règle conditionnelle conduit dans la réalité à telle sanction, ou que tel bénéfice est associé à tel prix à payer. L’action est le cadre le plus usuel dans lequel nous exerçons notre pensée, celui de la rationalité non pas logique, mais instrumentale, quand il s’agit d’envisager les moyens d’atteindre un but. Selon la théorie classique du choix rationnel, une action est rationnelle quand elle réalise le mieux les désirs de l’agent étant donné ses croyances et son information.
8Mais même ce modèle est trop abstrait : les agents peuvent adapter leurs préférences, apprennent à optimiser leurs options selon les circonstances, et surtout sont sujets à des biais émotionnels, qui peuvent paraître irrationnels de prime abord, mais qui ont aussi une valeur adaptative. Ainsi, il est rationnel, si on va voir un film qui se révèle ennuyeux, de quitter la salle. Mais nous restons souvent jusqu’au bout de la séance, parce que nous avons changé nos préférences ou entendons aller au bout de notre choix. C’est aussi le cas du mari trompé qui pèse le prix de la ruine de son mariage face au coût d’être irrationnel en ignorant volontairement qu’il est trompé. Quand nous adaptons nos choix et nos jugements à des contextes, on parle de « rationalité écologique », et on suggère que l’évolution biologique nous a dotés de systèmes cognitifs tels que nous parvenons, souvent avec les moyens du bord, à adapter nos pensées à nos fins, à optimiser. Au fond, si notre espèce a pu évoluer et survivre, n’est-ce pas parce que notre cognition nous a rendus globalement fiables et globalement rationnels ?
9On a souvent remarqué – et les tests expérimentaux le confirment – que nous pensions mieux, et plus rationnellement, quand nous sommes en groupe, et quand les autres contrôlent la valeur de nos raisonnements. L’homme est un animal capable de rationalité, mais il ne l’est qu’en tant qu’animal social. Cette idée conduit nombre de théoriciens à soutenir que la rationalité est par nature sociale. Quel besoin, soutiennent-ils, de postuler chez les humains une faculté supérieure, la raison, qui guiderait nos systèmes de croyance et de raisonnement et se tiendrait, telle un QG virtuel, au centre de nos esprits ? La réflexion nous trompe souvent et les normes logiques ne gouvernent rien. Selon les psychologues évolutionnistes, le raisonnement n’a pas évolué en vue d’établir la vérité, mais uniquement en vue de l’emporter sur nos adversaires : nous ne raisonnons que pour argumenter dans le cadre d’un jeu social où nous favorisons systématiquement notre propre point de vue et nos intérêts. Même quand on nous met les faits sous le nez, nous ne changeons pas d’avis. La raison elle-même n’est que le produit de la coordination sociale, qui a opéré dans notre espèce depuis ses origines : c’est le groupe social auquel nous appartenons qui fixe les règles du penser juste.
10On peut tirer deux conclusions opposées de ce constat : l’une optimiste, selon laquelle nos croyances, si nous les confrontons à celles des autres (notamment dans des discussions démocratiques), finiront par s’accorder avec celles du groupe, faisant émerger la vérité et la rationalité collectivement ; l’autre pessimiste, selon laquelle même si la foule se trompe, elle finira toujours par nous imposer son mode de penser, et surtout conduira au relativisme, puisque le critère de la rationalité sera toujours relatif au groupe auquel nous appartenons.
La raison, un idéal
11En fait, toutes les discussions sur la rationalité ou l’irrationalité humaine qui visent à savoir s’il faut créditer notre espèce, ou notre société actuelle, d’une aptitude ou d’une inaptitude à la rationalité partent d’une prémisse fausse : elles identifient la raison à la rationalité. Or, ce sont deux choses différentes. La rationalité est la cohérence interne de croyances, de désirs et d’actions. Elle correspond à un ensemble de normes logiques et probabilistes. Mais dans nombre de cas, le fait de violer telle ou telle règle de logique ne fait pas de vous quelqu’un d’irrationnel. On peut raisonner beaucoup et bien, et être malgré tout irrationnel, comme les paranoïaques. On peut raisonner logiquement sans pour autant respecter la raison. Ainsi quelqu’un qui croit que « si le monde a été créé en six jours, il a été créé en moins d’une semaine », et qui croit aussi que « le monde a été créé en six jours », conclura, parfaitement logiquement, que « le monde a été créé en moins d’une semaine ». Mais il croira alors quelque chose d’absurde, simplement parce que sa croyance initiale n’est pas raisonnable. Elle n’est pas raisonnable parce qu’elle ne tient pas compte des faits. De même dans le domaine des actions : un agent qui agit en fonction de ce qu’il juge le plus probable en vue de satisfaire ses désirs est rationnel, d’après la conception instrumentale de la rationalité, mais il n’est pas pour autant quelqu’un qui se conforme à la raison. Comme le disait David Hume, « il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt ». Mais c’est évidemment absurde, parce que la raison ne s’identifie pas seulement à la rationalité des moyens, mais aussi à celle des fins. La rationalité au sens strict recouvre une conception bien trop étroite de la raison. Qui est juge de la rationalité ? Si c’est la rationalité elle-même, elle est vide.
12Il doit donc y avoir plus, dans la rationalité, pour qu’elle incarne la raison. Pour qu’une pensée ou une action soient conformes à la raison, il ne suffit pas qu’elles soient cohérentes. Il faut aussi qu’elles soient fondées, et qu’elles expliquent, en quelque manière, pourquoi elles sont rationnelles. Le sens ordinaire du terme « raison », pour une action et une pensée, est celui d’une justification et d’une explication. Cela semble décaler notre problème d’un cran, car on peut toujours demander : qu’est-ce qu’une bonne raison, une bonne explication ? Chacun n’a-t-il pas les siennes, et les raisons ne dépendent-elles pas des points de vue ? Certes, toutes les raisons ne sont pas bonnes : seules celles qui sont objectives, et qui présentent les garanties les plus sûres le sont. On dira : quelles garanties ? Les meilleures sont celles que nous fournissent les instruments usuels de la rationalité : le raisonnement, la logique, la sensibilité aux faits et au vraisemblable. Mais celles-ci ne requièrent pas seulement la conformité à des règles. Elles requièrent aussi une capacité de jugement.
13Juger, ce n’est pas simplement se conformer aux schèmes de la logique ou de la théorie de la décision. C’est avoir la faculté de poser un problème, tout en maintenant une distance entre le jugement final qu’on portera sur la situation et la solution qu’on avait obtenue. Y a-t-il au-delà un fondement absolu, comme le pensaient les grands philosophes classiques, peut-être dans quelque ordre divin ? Non. On ne peut pas exiger une objectivité absolue, et même les raisons scientifiques ne l’atteignent pas. La rationalité n’est pas la raison parce que celle-ci implique aussi la réflexion et la recherche d’un point de vue idéal, qui n’est pas simplement collectif au sens où une communauté sociale en est le juge, mais universel. Cet universel n’est peut-être jamais atteint dans les faits. Mais s’il n’est pas le principe de nos enquêtes et de nos entreprises, individuelles et politiques, autant renoncer à la raison.
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/09/2023
- Connectez-vous ou inscrivez-vous pour publier un commentaire