Jean-Paul Sartre, entre diable et bon Dieu

 
 
 
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Il fut un temps où la France passait universellement – en bien comme en mal, peu importe – pour le pays par excellence de ce qu’on appelait, depuis l’affaire Dreyfus, d’abord en français puis dans la plupart des langues occidentales, des « intellectuels ». Il fut un temps où Jean-Paul Sartre passait pour le plus remarquable, le plus influent, partant le plus prestigieux des intellectuels français, donc des intellectuels du monde entier. Il fut un temps où la société intellectuelle française s’identifiait à la gauche et où, par voie de conséquence, Jean-Paul Sartre passait pour le plus important et le plus exemplaire des intellectuels de gauche. Le temps en question, aux contours nécessairement flous, correspond à peu près à ce que Jean Fourastié baptisa en 1979 – un an avant la disparition du héros – les « Trente Glorieuses », s’étendant du milieu des années 1940 au milieu des années 1970.

Rien de ce qui précède n’est totalement faux, mais rien non plus n’y est tout à fait exact. En vertu du principe, resté fameux, qu’énonce l’un des personnages – un journaliste – du film de John Ford L’homme qui a tué Liberty Valance (entre la légende et la réalité il importe, en direction du public, d’« imprimer la légende » – Print the legend), on essaiera ici à la fois de préciser les contours de la légende du plus grand intellectuel, d’en analyser les sources et d’en mesurer, autant que faire se peut, la part d’exagération, tout en ayant conscience qu’au final les légendes bien enracinées résistent toujours à toutes les tentatives de démystification.

L’intellectuel par excellence

Partons de la définition proposée en 1986 par l’auteur de ces lignes et son collègue Jean-François Sirinelli (Les Intellectuels en France, de l’Affaire Dreyfus à nos jours), définition affinée ensuite (Pascal Ory [dir.], Dernières Questions aux intellectuels, 1990) mais dans le détail de laquelle nous n’entrerons pas, car, appliquée au cas sartrien, elle fonctionne si bien que le cœur en suffit largement : un intellectuel est un acteur de la société culturelle mis en situation – terme éminemment sartrien – d’acteur de la société politique. On n’est pas un intellectuel parce qu’on serait prix Nobel de littérature, agrégé de philosophie ou auteur dramatique, mais parce qu’on utiliserait la légitimité sociale que ces titres confèrent pour prendre position dans le débat civique. À cet égard, Jean-Paul Sartre cumule les légitimités : agrégé de philosophie, mais, de surcroît, ancien élève de la rue d’Ulm, passé par les deux plus prestigieux lycées parisiens de l’époque, Henri-IV et Louis-le-Grand, auteur d’exposés philosophiques à l’usage de la confrérie (L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique) ou à vocation pédagogique (L’existentialisme est un humanisme), capable d’écrire sur Flaubert (L’Idiot de la famille) comme sur le Tintoret (Le Séquestré de Venise et autres textes), directeur de revue (Les Temps modernes) et essayiste universel (Situations, de I à X), mémorialiste (Les Mots), mais aussi artiste en tant que romancier (La NauséeLes Chemins de la liberté…), nouvelliste (Le Mur) ou dramaturge (Huis closLe Diable et le Bon Dieu…) – voire, au moins une fois, parolier de chanson (Les Blancs Manteaux créée par Juliette Gréco).

On est ici devant un cas rare de double reconnaissance : intellectuelle et artistique, configuration qu’il partage en son temps avec Albert Camus, mais qui le distingue nettement de la plupart de ses concurrents – puisque aussi bien il s’agit là d’une compétition : Raymond Aron n’a pas écrit de romans, André Malraux ne s’est pas aventuré au théâtre, Albert Camus n’a pas dirigé de revue, etc. Le comble de la renommée est sans doute atteint en 1964 quand Sartre se voit couronné – après Camus, cependant – par le prix Nobel de littérature et se paye le luxe de le refuser. Ajoutons que le prestige sartrien, national mais plus encore international, est redoublé par une situation plus rare encore quand, en 1949, sa compagne, Simone de Beauvoir, publie les deux tomes du Deuxième Sexe, appelé à devenir, en France et plus encore dans le monde anglo-saxon, le premier livre canonique du féminisme moderne.

Considéré sous l’angle non plus de ses prises de pouvoir mais de ses prises de position, Sartre a suivi, de la Libération aux lendemains de Mai 68, un itinéraire qui le situe clairement et nettement au sein de la gauche radicale. Sans affiliation partisane déclarée – il n’en aura jamais aucune –, le membre du Comité national des écrivains figure parmi les tenants de la ligne la plus intransigeante face à la question qui domine les premiers mois de la Libération, celle de l’épuration des collaborateurs. Le directeur des Temps modernes, revue dont s’éloigne très vite le libéral Raymond Aron et dont se tiendront en général éloignés les militants du parti communiste, donne le ton d’un « progressisme » qui n’hésite plus à se réclamer du marxisme et à réserver l’essentiel de ses coups à la droite, vichyste mais aussi gaulliste, et au capitalisme. Dès 1947, le producteur de l’émission de radio qui s’essaye à prolonger la revue (La Tribune des Temps modernes) manifeste une vigueur critique qui lui vaut sa suspension, au bout de seulement cinq numéros.

Quand, l’année suivante, la configuration de guerre froide s’est définitivement mise en place, on retrouve le nom de Sartre dans l’aventure éphémère du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), qui cherche à délimiter l’espace d’une extrême gauche marxiste, critique du libéralisme et de l’« impérialisme » américain, mais soucieuse aussi d’affirmer son indépendance à l’égard d’un parti communiste à l’apogée de son influence politique et de son prestige intellectuel. L’échec est rapide, mais alors que pour la plupart des grandes figures du RDR – David Rousset en tête –, il radicalise leur anticommunisme, pour Sartre il ouvre, à partir de 1949, sur un rapprochement avec le Parti, faisant de lui un « compagnon de route » typique, au moment précis où l’on commence à observer en Occident les premiers départs en nombre des militants ou sympathisants « titistes » et autres dissidents. Celui qu’un intellectuel organique de l’Union soviétique avait qualifié, en 1948, de « hyène dactylographe » devient alors celui qui peut, sept ans plus tard, répondant à un journaliste, s’aventurer jusqu’à dire : « Le citoyen soviétique possède une entière liberté de critique. »

L’année 1956, qui est tout à la fois celle du « Rapport Khrouchtchev » et de l’écrasement de la révolte de Budapest, conduit le groupe des Temps modernes à prendre désormais avec les communistes orthodoxes des distances qui iront en s’amplifiant jusqu’à la rupture la plus nette. Comme elle est aussi le moment de l’expédition de Suez et du vote des « pouvoirs spéciaux » en Algérie, le déplacement du centre de gravité du débat politique au sein des intelligentsias occidentales de la guerre froide vers le « tiers-monde » va permettre à Sartre de reconquérir et d’élargir son audience en s’identifiant au combat le plus résolu contre le colonialisme. Deux préfaces, évidemment remarquées comme le sont à l’époque tous les textes de Sartre, donnent le ton de cette période. L’une et l’autre sont éditées chez François Maspero : celle qui, en 1960, accompagne la réédition du brûlot de son « petit camarade » Nizan, Aden Arabie, le rattache à une continuité intransigeante ; celle qui, en 1961, radicalise le contenu des Damnés de la terre de l’intellectuel antillais Frantz Fanon s’adresse à tous les militants de la décolonisation dans les termes les moins équivoques : « Abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre. » L’exemplarité mobilisatrice du directeur des Temps modernes est alors à son apogée et c’est sous son égide que se placeront les signataires du manifeste (dit des 121) prônant l’insoumission des appelés de la guerre d’Algérie, tout comme son disciple Francis Jeanson, très impliqué dans le soutien direct au FLN comme « porteur de valise ».

Cette capacité est encore intacte quand survient, dans une tout autre conjoncture culturelle et politique, le mouvement de Mai 68. La Gauche prolétarienne (GP), qui se réclame de la pensée de Mao, se sert du maître comme d’un bouclier (Sartre devient directeur de la publication de la GP, La Cause du peuple), mais le maître, quant à lui, continue à se mettre au diapason de la nouvelle avant-garde politique et, à près de 70 ans, sait parler la langue gauchiste : « foutre le régime en l’air » (1969), « élections piège à cons » (1973), « on a raison de se révolter » (1974)…

On le voit : la force de Sartre n’est pas seulement dans cette continuité d’extrême gauche, mais dans sa capacité, beaucoup plus rare et, assurément, unique à ce degré de notoriété, de conserver une position magistrale sur pas moins de trois générations politiques : celle de la Libération, celle de la décolonisation et celle de Mai, le tout à l’échelle non seulement de la France, mais d’une bonne partie des intelligentsias d’Occident et du tiers-monde. L’affluence à ses funérailles, le 19 avril 1980 – plusieurs dizaines de milliers de personnes –, est à la mesure de ce prestige cumulé.

Critiques de l’intellectuel

L’affaire est-elle entendue ? Il y a, on le verra, derrière cette success story une série d’ambiguïtés, voire d’erreurs de perspective, que de multiples analyses, postérieures à la mort de Sartre, ont mises en lumière, mais, paradoxalement, ce désenchantement progressif du mythe Sartre – dont l’un des indices sera, en symétrie, la nette revalorisation de la figure de Camus, sortie un temps affaiblie, aux yeux des anticolonialistes, par la guerre d’Algérie – confirme a contrario l’étendue de la réussite anthume. Du vivant de Sartre, sa phase de compagnonnage de route avec le parti communiste dans sa période la plus stalinienne n’avait pas durablement terni l’image du philosophe, d’autant plus que la rupture de 1956 semblait l’avoir réintégré dans la configuration de l’intellectuel critique, capable de se libérer du dogmatisme d’un appareil partisan. De même, dans les dernières années de sa vie, seul un microcosme avait pu être ébranlé par la polémique qui, à partir de la publication de plusieurs entretiens de Sartre (« L’espoir maintenant », Le Nouvel Observateur, du 10 au 24 mars 1980), fut déclenchée par Simone de Beauvoir (La Cérémonie des adieux, 1981) autour de la problématique du « détournement de vieillard » (Olivier Todd). Le dernier en date des secrétaires de Sartre, Pierre Victor, tête pensante de la Gauche prolétarienne en grand retour vers la pensée juive sous son nom d’état civil (Benny Lévy), y avait en effet recueilli sur diverses questions fondamentales touchant aux rapports entre Pouvoir et liberté (titre de l’ouvrage posthume de Benny Lévy paru en 2007) les dernières paroles d’un homme assurément malade et presque totalement aveugle, mais dont aucun indice ne permit de dire, a posteriori, qu’on lui extorquait des phrases telles que « ce n’est pas la violence qui fera sauter les étapes et rapprochera de l’humanité proprement dite » ou encore « la radicalité conduit à une impasse » et que seule en doit subsister « l’intention » – des propositions fort éloignées de ses prises de position des années antérieures.

En revanche, le plus large public avait pu assister, le 20 juin 1979, à un spectacle troublant pour ceux qui indexaient Sartre à un soutien sans faille non seulement à l’interprétation marxiste de l’histoire, mais au choix léniniste de la politique. Ce jour-là, en effet, il se retrouvait aux côtés de son ancien camarade Raymond Aron, devenu le maître à penser de la droite libérale, et d’une figure de la jeune génération des « nouveaux philosophes », André Glucksmann, en délégation auprès du président de la République du moment, Valéry Giscard d’Estaing, pour lui demander de faciliter l’accueil des réfugiés indochinois fuyant les régimes communistes de la péninsule. Démarche hautement significative puisqu’elle témoignait d’un grand basculement éthique à l’échelle mondiale, le couple symbolique de la victime et du bourreau passant de l’enfant napalmé par l’armée américaine au boat-people fuyant les Viêt-cong ou les Khmers rouges. Et on tient là une grille d’analyse plus solide que la précédente, car, plutôt que de s’attacher aux variations d’une orientation de pensée, elle cherchera à référer celles-ci à l’évolution générale de l’esprit public qui, dès avant la mort de Sartre, en France comme à l’échelle mondiale, a paru s’éloigner des lignes de force qui présidaient à l’univers dans lequel l’intellectuel d’excellence avait jusqu’alors déployé sa réflexion et son activité, donnant petit à petit une coloration de plus en plus sardonique à l’aphorisme de Jean Daniel, cité par Claude Roy (Le Nouvel Observateur, 9 septembre 1968) : « J’ai toujours préféré avoir tort avec Sartre plutôt que raison avec Aron. »

L’effondrement, réel (anéantissement du bloc soviétique) ou symbolique (évolution de la Chine populaire, de la Corée du Nord ou de Cuba), des expériences politiques se réclamant toutes du modèle léniniste, auxquelles le directeur des Temps modernes avait successivement accordé son soutien, caractérise la période qui a suivi sa disparition. Du coup, l’autorité intellectuelle et morale de celui qui était allé jusqu’à affirmer que « tout anticommuniste » était « un chien » (1965) et que le marxisme était « l’horizon indépassable de notre temps » (1957) ne pouvait manquer de subir le contrecoup de cette sortie du cycle « progressiste » de l’histoire mondiale (1945-1975), clos symboliquement par la chute de Saigon et par la diffusion contemporaine de L’Archipel du Goulag. La nouvelle hégémonie qui a succédé à ce cycle, à dominante, cette fois, libérale, tout comme celle qui, au milieu des années 2010, a pris le relais, à dominante désormais populiste, n’ont ni l’une ni l’autre eu besoin d’exhumer Sartre, bien au contraire.

Cela veut-il dire que le sens de ses combats perdait, petit à petit, toute pertinence ? À l’orée du xxie siècle deux demeuraient apparemment intacts : son engagement anticolonialiste – qui lui assurait une survie mémorielle non négligeable dans l’ancien tiers-monde – et, de manière plus indirecte, sa proximité avec le combat féministe de Simone de Beauvoir. Reste que, même à ce stade, le déclin est désormais sensible : sur le premier terrain, l’évolution idéologique des anciennes colonies les éloigne insensiblement de leurs origines révolutionnaires, sur le second on arrive à une inversion du rapport de force entre les deux amants, un Sartre à la légitimité affaiblie devenant le compagnon de Simone de Beauvoir, et non plus l’inverse.

La seconde mort

Mais la vie posthume de Sartre s’est révélée plus négative encore. Sa stature n’étant pas celle de l’intellectuel standard, son « existence » se devait d’être impeccable, faute de quoi elle entachait – pour le coup – radicalement son « essence » de producteur d’idéologie. Or l’historiographie – française, mais plus encore étrangère – a, dans l’ensemble mis à mal cette impeccabilité. Elle l’a d’abord fait sur les deux plans auxquels les nouvelles générations de la fin du siècle et du début du suivant allaient se révéler sensibles : la lecture à la lumière (sombre) du temps de Vichy, et la lecture à la lumière du genre. Ainsi découvrit-on en Sartre et Beauvoir un couple d’enseignants assurément non conformistes et, à ce titre, mal vus par le régime pétainiste, mais tout aussi assurément non résistants, par-delà même l’ambiguïté, déjà connue, du montage de pièces de théâtre soumises aux deux censures (vichyste et allemande) et, pour la première (Les Mouches), créée dans un théâtre symboliquement « aryanisé » (le Théâtre de la Cité, ex-Sarah Bernhardt). Lui accepte, à son retour des camps de prisonniers allemands, une promotion au prestigieux lycée Condorcet sur un poste « libéré », de fait, par un collègue juif victime de la législation antisémite ; elle, conduite après sa révocation de l’Éducation nationale [1] à chercher un travail rémunéré, ne répugne pas à produire une série d’émissions historiques sur les ondes de la radio nationale de Vichy : rien que de très ordinaire, dira-t-on, au titre de l’« accommodement », mais alors que reste-t-il de si extra-ordinaire dans ces conduites ? Même nécessité de ramener à un comportement moins « authentique » qu’il ne cherchait à l’être les aléas d’une complexe vie de couple : les Lettres à Sartre de l’une, les Lettres au Castor de l’autre, leurs carnets, les textes, plus rares, de leurs partenaires révèlent que ces relations, parfois croisées ou triangulaires, furent aussi fortement empreintes de duplicité. Le fameux pacte de sincérité sexuelle réciproque entre les deux amants « s’est révélé à moi, bien plus tard, comme un “truc” inventé par Sartre pour satisfaire ses besoins de conquête, et que Simone de Beauvoir avait été contrainte d’accepter », conclura pour sa part, au soir de sa vie, Bianca Lamblin, l’une de leur amante commune (Mémoires d’une jeune fille dérangée, 1993).

Mais le plus délégitimant se situe encore ailleurs. Ces exhumations documentées, conséquences inévitables de l’accession progressive à l’archive publique et privée, si elles alimentent la polémique opposant – même avant elles – partisans et adversaires, pèsent au final moins lourd que la mise en valeur – et, pour beaucoup, la découverte – des limites et des ambiguïtés d’un « engagement » dont la formulation ne datait pas de Sartre [2] mais dont il avait fait solennellement la théorie dans une série de textes devenus célèbres, tels la Présentation des Temps modernes et l’ensemble des textes réunis dans le recueil Qu’est-ce que la littérature ? : « On regrette l’indifférence de Balzac devant les journées de 1848, l’incompréhension apeurée de Flaubert en face de la Commune ; on les regrette pour eux : il y a là quelque chose qu’ils ont manqué pour toujours. Nous ne voulons rien manquer de notre temps. » Force fut alors de reconnaître que le Sartre des années qui avaient précédé ce texte avait, sous ce regard, « manqué » à peu près tout.

En septembre 1933, le jeune normalien succède pour un an à son camarade Aron comme boursier à l’Institut français de Berlin, autrement dit au plus fort de la phase de « mise au pas » (Gleichschaltung) de tout un peuple par le totalitarisme et le racisme. Ce contact direct avec l’« Histoire avec sa grande Hache » de Georges Perec n’entraîne chez lui aucun commentaire – sauf « des vacances d’un an » – et aucune mobilisation. Quand, à partir de l’année suivante, s’amorce le processus historique qui conduira, dans plusieurs pays, dont la France, à la constitution de Fronts populaires, Sartre continue à se « non-engager », s’abstenant – comme il le fait d’ordinaire – aux élections de 1936. La montée des périls ne suscitera de même chez lui qu’une première signature de manifeste, en 1938 : un texte pacifiste, lancé par Giono, de non-engagement dans la guerre. Pendant la même durée, le jeune Albert Camus aura eu le temps d’adhérer au parti communiste, de créer une « Maison de la culture » à Alger et de rompre avec le Parti.

Sartre et Beauvoir n’ont assurément aucune sympathie pour la droite classique, mais, aux yeux de leurs proches, leur position reste ambiguë, voire équivoque. Dans le deuxième roman de Nizan – son camarade le plus intime – Le Cheval de Troie, sorti à l’automne 1935, émerge le personnage de Lange. Professeur dans un lycée de province, cet intellectuel est assurément un penseur radical mais plus encore un sarcastique et un désespéré. « Vous travaillez à fabriquer un monde où je ne serai pas moins seul », lance-t-il à son collègue Bloyé, animateur avec sa femme de la cellule communiste locale, figure dans laquelle il n’est pas difficile de retrouver plus d’un trait de l’auteur. Le roman se termine par une manifestation fondatrice où se cristallise, d’un côté, l’énergie révolutionnaire de la petite ville, de l’autre le ralliement au « fascisme » des opposants. Parmi ces ralliés, révélés à eux-mêmes dans cette confrontation où le désengagement n’a plus cours, figure M. Lange, déchu, qui n’hésite pas à tirer sur les manifestants de gauche, avec tous les signes de l’orgasme. Dans la galerie, assez courte, des héros fascistes de la littérature française, Lange a plus de cohérence que le Gilles de Drieu et plus de vraisemblance que l’Aurélien d’Aragon. Sartre s’y reconnaîtra, et n’en sera pas autrement content. Trois ans plus tard, l’individualisme radical de l’auteur de La Nausée lui permet encore de placer son premier roman sous l’épigraphe de Louis-Ferdinand Céline et d’un extrait – de totalité libertaire, mis dans la bouche d’un bourgeois juif – de son premier texte antisémite, L’Église, publié en 1933.

La libération, en mars 1941, du prisonnier Sartre du stalag XII suscite encore l’interrogation chez les chercheurs. Un document des archives Drieu la Rochelle rend crédible l’hypothèse suivant laquelle il aurait bénéficié d’une démarche du nouveau directeur de la NRF, soucieux de rendre service à divers auteurs Gallimard : à ce stade, retenons surtout qu’elle signifie qu’à cette date Sartre n’a évidemment, auprès des autorités allemandes ou de Vichy, aucun « dossier » compromettant. Symétriquement, il est assez significatif du regard porté sur le Sartre d’avant guerre que cette même année, lorsque se constitue dans la clandestinité le Comité national des écrivains, son adhésion ait été refusée, alors qu’entraient déjà au comité un François Mauriac ou un Jean Paulhan. Au reste, le plus intéressant dans cette anecdote est qu’elle témoigne du premier acte d’« engagement » repérable du futur héros. Qu’elle soit datable de cette année-là renforce une hypothèse, déjà avancée par l’auteur de ces lignes dans une biographie de Nizan.

On ne peut pas en effet ne pas être frappé par la coïncidence chronologique entre ce moment où Sartre semble basculer dans une attitude de claire opposition à Vichy et à la Collaboration – avec la tentative en pure perte de mettre sur pied un groupe clandestin intitulé Socialisme et liberté, sans pour autant jamais rejoindre ensuite quelque mouvement de résistance que ce soit – et la découverte, à son retour de captivité, de la mort, tragique et héroïque, du « petit camarade ». Nizan, engagé – au sens militaire du terme – dans l’armée française puis détaché comme officier de liaison dans l’armée britannique, est en effet mort au combat le 23 mai 1940. Les circonstances désastreuses de la Débâcle empêcheront sa veuve, ses enfants et ses proches de connaître précisément son destin avant l’année suivante, celle où Sartre, revenu en France, renoue avec la société artistique et intellectuelle nationale.

Après la guerre, l’auteur de La Nausée entreprendra un ambitieux cycle romanesque, Les Chemins de la liberté, qu’à l’instar de bien d’autres projets d’écriture il laissera inachevé. Le dernier chapitre écrit en est très peu connu puisqu’il fut publié à part et par anticipation comme faisant partie d’un tome quatre qui ne fut jamais terminé. Ce texte est donc le dernier texte romanesque écrit par Sartre. Il sera publié dans Les Temps modernes, en novembre et décembre 1949, autrement dit juste avant l’entrée de Sartre en compagnonnage de route léniniste. Le chapitre s’intitule « Drôle d’amitié » et il raconte la mort héroïque de Vicarios, qui réunit en lui tous les traits de Nizan, dans les bras de Brunet, qui réunit en lui tous les traits de Sartre.

Ce transfert, à la fois réel et imaginaire, de responsabilité, cette hypothèse d’un passage de relais du premier petit camarade au second renvoient à une hypothèse plus large, touchant au-delà du cas particulier de Sartre, à celui de plusieurs figures remarquables de la société intellectuelle réunissant deux caractéristiques qui, du coup, de contradictoires deviennent complémentaires : une remarquable intransigeance de paroles et d’actes, succédant soit à un non-engagement, soit à un engagement en sens inverse pendant la période antérieure. Au sein de l’intelligentsia française du xxe siècle un Sartre ou un Louis Althusser appartiennent clairement à la première catégorie, un Maurice Blanchot ou un Chris Marker à la seconde. La meilleure connaissance que l’on a aujourd’hui de la vie privée de Sartre permet, au reste, d’affiner l’analyse de cette mauvaise conscience : le même sentiment de culpabilité qui a pu naître face à la terrible évidence de la mort de Nizan pourrait ainsi éclairer la fidélité sioniste, à partir de la Libération, de l’auteur des Réflexions sur la question juive, tout comme plus tard son adoption d’Arlette Elkaïm, à la lumière de l’aventure amoureuse qui l’avait uni juste avant la guerre à une jeune Juive (future Bianca Lamblin, déjà citée), dont le destin sous l’Occupation n’avait suscité chez son ancien amant aucun signe de sympathie particulier.

Assurément, postuler une telle corrélation ressortit du domaine de la psychologie – dont communément les historiens maîtrisent mal les outils. Mais qui peut démontrer qu’un intellectuel échappe aux investigations sociologiques et psychologiques – unies ici chez Sartre dans le péché originel de ses origines bourgeoises ? Certainement pas l’auteur de la Présentation, déjà citée, des Temps modernes : « Nous ne voulons pas avoir honte d’écrire et nous ne voulons pas parler pour ne rien dire. » Sartre ne court guère le second reproche : il a beaucoup parlé, et pour beaucoup dire. Mais peut-être avait-il honte de ne pas avoir écrit au bon moment.

Notes
  • [1]
    En date du 17 juin 1943, cette révocation n’était pas liée, comme on l’a parfois écrit, à la plainte – non suivie d’effet – d’une mère d’élève supposément dévoyée par son professeur, mais au dossier constitué à cette occasion par le recteur de l’académie de Paris contre une enseignante désormais repérée comme étrangère aux « valeurs morales et familiales » prônées par Vichy.
  • [2]
    Comme l’intéressé le notera plus tard avec amertume, la formule avait déjà été mise en avant et glosée dans les années 1930 par Denis de Rougemont – voix peu entendue à ce moment-là. Au reste, au-delà du mot, la chose, on l’a vu, est consubstantielle à la figure de l’intellectuel, bien avant toutes les caractérisations.