20 octobre 2023. TELOS
Une histoire du conflit politique, le livre de Julia Cagé et de Thomas Piketty paru en septembre[1], a été présenté dans les médias comme un travail majeur susceptible d’aider à refonder la gauche. Il est vrai que l’ouvrage est intimidant : 860 pages, des dizaines et des dizaines de cartes, de tableaux et graphiques, un site dédié pour se reporter aux sources et documents... Il a une ambition évidente : tirer de plus de deux siècles de résultats électoraux des conclusions pour l’avenir de la gauche, en France et même en Europe. Une ambition, donc, à la fois scientifique et idéologique. Ces deux dimensions fortement intriquées font le problème du livre. Toutes deux appellent une discussion qui, jusqu’ici, n’a été que peu menée[2].
Les historiens et les politologues ont déjà, dans de nombreux travaux, explicité la nature des votes et leur rôle politique, mais ils l’ont fait période par période. Là, le travail mené, dans la longue durée, repose sur un effort important de numérisation des procès-verbaux électoraux – pour l’essentiel, à partir de 1848 –, qui sont consultables sur le site, de manière exhaustive. Cela n’a pas peu contribué à la révérence qui a entouré la sortie du livre. Les deux auteurs, toutefois, indiquent dans leur conclusion qu’ils offrent leurs analyses et leurs jugements à la réflexion des « lecteurs-citoyens » pour que le débat puisse se poursuivre. Or rien n’est plus important que de formuler un diagnostic exact, capable de faire la part entre ce qui peut être scientifiquement démontré et ce qui est exposé politiquement. Car, comme l’écrivait Hegel : « Ce n’est pas parce qu’une situation est confuse, que les concepts doivent l’être. »
Une sociologie électorale régressive
« Qui vote pour qui et pourquoi ? » Telle est la première question à laquelle les auteurs de l’ouvrage entendent répondre. Ils précisent : « Comment les multiples dimensions caractérisant la classe sociale et les inégalités socio-spatiales (taille d’agglomération et de commune, secteur d’activité et profession, niveau de propriété et de revenu, âge et genre, éducation et diplôme, religion et origine, etc.) déterminent-t-elles le choix du vote des uns et des autres – ainsi que le fait de participer ou non aux élections ? » Huit cent vingt pages plus loin, ils donnent leur réponse : « le principal résultat de notre recherche est sans doute le suivant : la classe sociale n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui pour comprendre les comportements de vote ». Pourtant, tout au long de leur copieux ouvrage, ils ne se donneront jamais les moyens de répondre scientifiquement à cette question. À son terme on ne sait toujours pas « qui vote pour qui et pourquoi ».
Qu’est-ce qu’une classe sociale ?
Dans la théorie marxiste, la catégorisation en classes repose sur une représentation discontinue du champ social. Une classe possède une identité à la fois objective et subjective qui la différencie fondamentalement des autres classes. C’est probablement cette vision que partagent les auteurs. Eux-mêmes remarquent cependant que du point de vue de l’analyse empirique, « la classe sociale est elle-même multidimensionnelle ». Dès lors il faut utiliser plusieurs indicateurs pour construire un groupe social. Mais, comme le rappellent Bruno Cautrès et Cyril Jayet dans un ouvrage paru récemment, il ne s’agit plus alors de fonder les typologies sur l’idée de la discontinuité des classes, mais au contraire sur celle « d’un continuum le long desquels les individus peuvent être rangés en fonction des positions occupées sur une pluralité d’indicateurs socio-économique, d’une manière “stratificationniste”[3] ». Or les auteurs ne tranchent pas entre ces deux conceptions. D’un côté, ils parlent de classes sociales sans que l’on sache exactement ce que cette notion recouvre, et de l’autre, ils utilisent certains des indicateurs qu’ils listent, mais indépendamment les uns des autres et sans qu’ils servent à construire empiriquement une catégorie qui correspondrait à ce qu’ils nomment classe sociale.
Le second problème est que, voulant analyser le vote de classe, les auteurs refusent d’utiliser la méthode la plus féconde pour ce faire, c’est-à-dire l’utilisation des nombreuses enquêtes par sondage réalisées et exploitées depuis plusieurs décennies, notamment par les chercheurs du CEVIPOF et du laboratoire PACTE de Grenoble, qui permettent de savoir qui vote pour qui et pourquoi. Ils estiment que ce matériau présente deux inconvénients rédhibitoires. D’une part, leur étude partant de 1789, ils objectent que nous ne disposons pas d’enquêtes de ce type avant la seconde guerre mondiale. Remarquons que ce type de données existe donc depuis plus d’une soixantaine d’années ce qui n’est déjà pas si mal, d’autant qu’ils s’intéressent particulièrement à la période actuelle. D’autre part, ils estiment que cette méthode est peu fiable du fait du caractère limité des échantillons qui « fragilise les comparaisons fines d’une élection à l’autre, et, en particulier empêche de croiser de façon statistiquement fiable les différents critères nécessaires à l’analyse ». Les chercheurs qui ont travaillé de longue date sur ce type de données ont pourtant montré que cette raison ne tient pas. De nombreuses analyses statistiques multivariées et plus sophistiquées encore ont produit au cours des années de nombreux et riches résultats qui ont permis de réelles avancées de la recherche dans le domaine de la sociologie électorale. Ce refus d’utiliser les enquêtes d’opinion comme matériau indispensable – enquêtes que, bizarrement, ils reconnaissent par ailleurs avoir produit des recherches « passionnantes et novatrices » – ne leur permettra pas de disposer dans leur recherche des données nécessaires pour confirmer ou infirmer leur conclusion majeure, selon laquelle la classe sociale n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui pour comprendre les comportements de vote.
La « classe géo-sociale »
Délaissant les comportements individuels, ils vont alors privilégier la dimension spatiale du vote (p. 34). « La classe sociale existe et n’a jamais cessé de jouer un rôle déterminant dans la confrontation politique mais, pour être féconde, elle doit être envisagée dans une perspective multidimensionnelle et spatiale. La notion pertinente de classe sociale correspond en réalité à une classe géo-sociale. » Ils envisagent ainsi la construction d’une typologie à quatre classes géo-sociales (ruraux pauvres, ruraux riches, urbains pauvres, urbains riches), « sans compter les classes intermédiaires ce qui multiplie d’autant les coalitions possibles et les différentes formes de bipartition et de tripartition », ajoutent-ils. Pourtant, ils ne construiront jamais ces géo-classes. La méthode qu’ils vont utiliser pour analyser le vote consiste à mener leur étude au niveau spatial, celui de la commune. La population française est divisée en dix déciles (en abscisse sur les graphiques) sur chacun des indicateurs des déterminants du vote utilisés, par exemple le revenu communal par habitant. En ordonnée figurent les votes. La présentation de ce type de graphiques pose cependant problème.
Prenons par exemple le graphique 10.5 (p. 483) qui utilise cet indicateur du revenu communal par habitant pour mesurer la relation entre richesse et vote de gauche. Les auteurs commentent ainsi ce graphique : « À l’intérieur de chaque type de territoire, ce sont bien les communes les plus pauvres qui ont tendance à voter davantage à gauche et les plus riches plus fortement à droite. » Pourtant, la lecture de ce graphique ne permet pas de tirer une conclusion aussi tranchante. En effet, dans les neuf premiers déciles (90% de la population), on n’observe pas de relation nette entre les deux variables. Une telle relation n’apparaît véritablement que dans le dixième décile. En outre, ce graphique présente une anomalie que l’on retrouve dans les autres graphiques, comme une petite entourloupe. Sur l’abscisse, à côté des dix déciles figurent le « top 5 » (5%) des communes les plus riches et le « top 1 » (1%) des communes encore plus riches alors que ces deux groupes sont déjà compris dans le dernier décile. Ceci permet de donner à la courbe du vote une pente très nette à son extrémité car c’est dans ces 5 % de communes et plus encore dans ce 1 % que la relation entre les deux variables est très nette. Ces données ne permettent donc pas d’affirmer que de manière générale il existe une forte relation entre le niveau de richesse de la commune et le vote.
Ensuite, en admettant même qu’une telle relation existe, elle ne nous permettrait pas pour autant d’en déduire l’existence d’une relation forte entre ces deux variables au niveau des individus, à moins de faire l’hypothèse, peut-être sous-entendue par les auteurs, que l’on peut déduire de cette relation que ce sont les habitants les plus riches qui votent le plus à droite dans les communes les plus riches. Or une telle hypothèse ne peut être vérifiée avec cette méthode. Il s’agit en effet d’une simple extrapolation. On retrouve ici un phénomène bien connu des statisticiens et des géographes, appelé l’erreur écologique (ecological fallacy). Il s’agit d’une erreur de raisonnement dans l’interprétation de résultats statistiques consistant à établir des inférences abusives à l’échelle individuelle à partir de données agrégées. William S. Robinson, dans un article de 1950 sur la comparaison des taux d’illettrisme et les proportions de population immigrée entre les États fédérés des États-Unis à partir des données du recensement de 1930, s’interrogeait sur la corrélation négative entre ces deux valeurs : plus les immigrés étaient nombreux dans un État, plus le taux d’illettrisme de cet État était faible[4]. Pourtant, à l’échelle individuelle, les immigrés étaient en moyenne plus souvent illettrés que les autochtones. Le paradoxe tenait au fait que les immigrants, quoique plus souvent illettrés eux-mêmes, tendaient à s’installer davantage dans les États aux plus faibles taux d’illettrisme. On peut certes faire des hypothèses à partir de ce type de données sur la relation entre les variables. Mais on ne peut affirmer ni prouver que dans les communes les plus pauvres ce sont les individus les plus pauvres qui ont voté à gauche. Les auteurs auraient dû attirer l’attention du lecteur sur les limites de cette méthode.
Enfin, petit détail, ce graphique est intitulé « Vote de gauche et niveau de revenus en 1981 ». On pourrait ainsi croire au premier abord qu’il s’agit du vote de gauche des individus selon leurs revenus. Il aurait fallu intituler ce graphique « Vote à gauche selon le revenu communal par habitant dans la commune ». Certes, ceci est rappelé en petits caractères sous le graphique mais ce titre traduit sans doute la tentation, bien compréhensible, chez les auteurs de donner à cette extrapolation le caractère d’une démonstration et non pas d’une simple hypothèse.
Le vote ouvrier
En suivant d’élections législatives en élections législatives, entre 1910 et 1993, la relation entre la proportion d’ouvriers dans la commune et le vote à gauche, les auteurs remarquent d’une manière intéressante que (graphique 10.7) cette relation, très nette entre 1910 et 1962, « est un phénomène encore bien présent lors des scrutins de 1981 et de 1993 mais avec une courbe néanmoins moins pentue » qu’auparavant. S’agissant de la période 1993-2022, ils constatent également que « le vote pour la gauche croît faiblement avec la proportion d’ouvriers dans la commune, avec toutefois une pente de moins en moins forte au fil du temps, voire une pente légèrement négative en fin de période au sein des communes comptant le plus d’ouvriers ». En effet, en 2022, ces communes (dernier décile) votent en majorité à droite (graphique 11.2). Mais ils ne poussent pas l’analyse des raisons de cette évolution. Ils vont se limiter à voir dans l’insuffisance des programmes sociaux de la gauche une possible explication à cette évolution. En réalité, ils ne peuvent rien nous dire sur ce phénomène majeur déjà observé jadis par Nonna Mayer, qui avait montré que le Front national s’était développé surtout dans les communes ouvrières qui votaient auparavant en faveur du parti communiste. À l’élection présidentielle de 2022 les ouvriers ont voté de préférence pour Marine le Pen. Or nous savons grâce aux enquêtes portant sur les individus que leur éloignement de la gauche est d’abord dû à leurs attitudes à l’égard de l’immigration et des immigrés. L’édition 2023 de l’enquête Fractures françaises réalisée par IPSOS montre que la catégorie « ouvriers » est la catégorie sociale qui répond le plus qu’il y a trop d’étrangers en France et que 96% des proches du Rassemblement national choisissent cette réponse. L’ouvrage ne nous dit pas grand-chose sur ce phénomène majeur.
Les auteurs, reconnaissant malgé tout qu’avec le temps le vote à gauche dans les communes les plus ouvrières a eu tendance à décroître, remarquent, en guise de consolation, que « si le vote ouvrier a fini par s’éloigner graduellement de la gauche il existe une régularité qui, elle, n’a pratiquement pas changé sur la longue durée à savoir le vote des salariés considérés dans leur ensemble qui votent à gauche et les indépendants à droite ». Les auteurs, déçus par l’évolution constatée, abandonnent-ils ainsi la « classe ouvrière » pour se replier sur la « classe » des salariés ? Mais alors il s’agit de l’immense majorité de la population active. Que devient dans ces conditions la notion de classe sociale ? Il demeure bien pourtant aujourd’hui un vote spécifique de la catégorie « ouvrier », comme le montrent les enquêtes par sondage, mais cette spécificité réside dans l’importante proportion de son vote en faveur de l’extrême-droite.
Un autre exemple, celui du vote en faveur d’Emmanuel Macron, montre la difficulté des auteurs pour expliquer les évolutions électorales. Ils qualifient ce vote de « vote bourgeois », puisque c’est dans les communes les plus riches qu’il est le plus élevé (en réalité cette relation n’est nette que dans le dixième décile). Mais quelle est la signification de ce terme de bourgeois ? Est-il bourgeois parce qu’il est le plus élevé dans les communes les plus riches ou parce qu’il est considéré, de ce fait, comme un vote de droite ? Dans le premier cas cette remarque est tautologique. Dans le second cas, il faudrait préciser ce qu’est un vote de droite. Examinons donc les données de l’enquête électorale française (CEVIPOF/IPSOS, 1er juin 2017) à partir desquelles il est possible de caractériser les systèmes de valeurs de l’électorat macroniste et de comprendre comment s’est opéré en 2017 le passage de la bipartition à la tripartition, l’une des questions principales auxquelles l’ouvrage est censé répondre (tableau 1).
Tableau 1. Valeurs selon l’intention de vote aux élections législatives de 2017 (%) (IFOP)
En réalité, l’électorat macroniste s’est constitué à partir de différents électorats préexistants. L’enquête IFOP, effectuée le jour du vote présidentiel de 2022, montre que les électeurs du premier tour de l’élection présidentielle de 2012 ont voté Macron dans les proportions suivantes : 39% des électeurs de François Hollande, 48% des électeurs de François Bayrou et 47% des électeurs de Nicolas Sarkozy. Certes, cet électorat est le plus aisé socialement des grands électorats de 2022. Mais comment le caractériser du point de vue des systèmes de valeurs au vu des données de ce tableau ? Une réponse de la part des auteurs serait ici du plus grand intérêt.
En refusant de s’appuyer sur les enquêtes par sondage, les auteurs opèrent une régression de l’analyse du comportement électoral et nous ramènent aux problématiques anciennes dont le but principal était de démontrer l’existence d’un lien étroit entre la classe ouvrière et le vote à gauche. Dès les années 1960, Guy Michelat et Michel Simon avaient pourtant montré que l’effet de la variable religieuse sur le vote était nettement plus fort que celui de la profession (tableau 2)[5]. Le rapide mouvement de sécularisation de nos sociétés au cours des dernières décennies a changé la donne mais les effets politiques de cette variable demeurent importants.
Tableau 2. Intentions de vote législatif pour la gauche selon la profession du chef de ménage et de la pratique religieuse. (%) (Sondage IFOP réalisé en 1966)
Pour faire progresser la recherche sur les relations entre la position sociale et le vote il aurait fallu que les deux auteurs se débarrassent de leurs œillères idéologiques. C’est ce qu’ils semblaient vouloir faire dans leur introduction (p. 34) : « les diverses classes ont toujours des raisons d’adopter tel ou tel comportement politique et il importe avant tout de commencer par comprendre ces raisons, en 1789 comme en 2022, plutôt que de chercher d’emblée à les stigmatiser ou les essentialiser ». Mais à son terme, cette belle posture s’est ainsi transformée (p. 844) : « la tripartition peut se lire comme une forme de rente permettant à un bloc opportuniste de se maintenir au pouvoir à moindre risque tout en arrêtant le mouvement vers l’égalité sociale au point où son égoïsme s’est fixé ». L’idéologie, mauvaise conseillère pour une recherche scientifique, a malheureusement pris finalement le dessus. De ce fait, la question « qui vote pour qui et pourquoi ? » demeure sans réponse.
Le marxisme sans la dialectique
La construction historique du livre amène à distinguer trois périodes : deux, les années 1848-1890 en gros (en très gros) et les années contemporaines, 1990-2022, dominées par une « tripartition » politique, entre une gauche, un centre et une droite, et une troisième période qui aurait vécu sous le régime d’une « bipartition », des années 1890 aux années 1990, entre une gauche et une droite.
Selon les auteurs les périodes de tripartition sont plutôt défavorables au progrès social, le centre utilisant les oppositions pour préserver un statu quo. La bipartition gauche-droite, au contraire, serait plus favorable à l’acquisition d’avantages sociaux. Ce découpage hardi repose de fait sur la notion de « bloc politique », la gauche constituant le « bloc socialiste-radical » avant 1910 et le « bloc social-écologique » aujourd’hui, le centre constituant le « bloc républicain opportuniste » avant 1910 et le « bloc libéral-progressiste » aujourd’hui, la droite enfin constituant le « bloc de la droite réactionnaire » avant 1910 et le « bloc social-patriote » aujourd’hui. Les auteurs ne nient pas la fragilité de ces configurations. Mais, tout au long du livre, ils utilisent la notion de « bloc », de manière rigide, comme si les électorats étaient, mécaniquement, alignés avec les partis. Ne sont pas ainsi distingués les forces sociales, les regroupements partisans, les coalitions gouvernementales. C’est une faiblesse importante du raisonnement qui fausse à plusieurs reprises la compréhension de moments historiques. Il est étonnant qu’à aucun moment ne soit faite mention d’Antonio Gramsci, qui a élaboré cette notion de « bloc », reprise ensuite par nombre de théoriciens de la gauche et plus récemment, par ceux de l’extrême-droite. Car le « bloc historique » gramscien n’est pas le décalque d’une réalité sociale. Il est un tout organique qui dépasse les alliances de classe pour réunir les conditions économiques et les conditions idéologiques par une visée stratégique[6]. L’utilisation de la notion de « bloc », chez Thomas Piketty et Julia Cagé, en reste à une juxtaposition d’appellations politiques supposées correspondre à des réalités sociales, laissant de la sorte échapper une part plus ou moins importante des situations historiques.
Quelques exemples suffisent pour le souligner. Parler d’un « bloc socialiste-radical », dans les années 1880-1890, n’a de sens que par opposition aux droites monarchistes, cléricales et, à la fin du siècle seulement, nationalistes. Or les grandes lois républicaines des années 1880 sont le fait des républicains opportunistes et radicaux. La défense du régime républicain a pu unir les radicaux et les socialistes, comme au moment de l’Affaire Dreyfus. Mais, pour le reste, ils sont opposés sur l’essentiel de la politique économique et sociale. On ne devrait pas avoir à rappeler que le grand opposant de Jean Jaurès est Georges Clémenceau. Et c’est, en outre faire peu de cas de l’opposition des socialistes les plus marxistes à toute alliance avec les radicaux. La création de la SFIO, en 1905, se fait sur cette base. C’est oublier, aussi, l’influence de l’anarcho-syndicalisme, dans la jeune CGT, qui rejetait le parlementarisme. Les mêmes difficultés apparaissent après 1920. Cela n’a pas de sens de parler d’un « bloc socialo-communiste », alors que les socialistes et les communistes sont dans une opposition frontale jusqu’à l’été 1934, où ils nouent une alliance défensive contre la menace fasciste, alliance qui n’aurait pas eu lieu sans la décision de l’Internationale Communiste, donc de Staline – un fait éminemment politique. Les radicaux socialistes ont rejoint le Front Populaire, mais ils ne cessent d’osciller entre la gauche et la droite. Ce sont les radicaux, au Sénat, qui mettent un terme au gouvernement de Léon Blum. C’est Édouard Daladier qui enterre le Front populaire en 1938. Les choses sont encore plus nettes sous la Quatrième République où, avec la Guerre Froide, on ne peut absolument pas parler d’un « bloc socialiste-communiste », et pas seulement pour les partis, mais aussi pour les électorats. Vouloir faire entrer la réalité dans un schéma abstrait – comme le lecteur ne peut que le constater au fil des pages – conduit ainsi à écrire une histoire défaillante, partielle et, parfois, partiale.
Dire, par exemple, que les communistes apportent leur soutien aux socialistes et aux radicaux, lors de la constitution du Cartel des gauches, en 1924, est, tout simplement une erreur dans ces années de « classe contre classe ». Autre exemple, écrire qu’au printemps 1947, « les socialistes préfèrent s’allier avec les démocrates-chrétiens plutôt qu’avec leurs coreligionnaires marxistes » (p. 515), sans rappeler que ce sont les communistes qui ont voté contre le gouvernement, auquel ils participaient, et que ces mêmes « coreligionnaires » étaient en train de faire disparaitre les partis socialistes dans les pays de l’Europe de l’Est sous domination soviétique, est une drôle de manière de rendre compte des situations historiques. Il y a aussi tout ce qui n’est pas dit. Sont ainsi passés sous silence l’épisode du boulangisme, qui met à mal le « bloc » des années 1880, et les influences considérables du nationalisme ou du pacifisme dans l’entre-deux guerres. Ce sont, alors, les appellations mêmes de tripartition et de bipartition qui perdent beaucoup de leur capacité explicative. Réserver les progrès sociaux à la période de bipartition, qui n’en est pas une la plupart du temps, en devient arbitraire.
Julia Cagé et Thomas Piketty accordent plus de soin à la Cinquième République, vers laquelle le livre est tourné. Et il y a bien des notations intéressantes, par exemple l’influence de la propriété immobilière dans les différenciations au sein des catégories populaires. Mais l’essentiel du propos, là encore, tient dans le passage de la « bipartition » entre la gauche et la droite au tournant des années 1990, avec le référendum sur le traité de Maastricht en 1992 et l’élection présidentielle de 1995, à une nouvelle « tripartition », qui nous amène, avec les élections présidentielles et législatives de 2017 et de 2022, à un « bloc social-écologique », un « bloc libéral-progressiste », et un « bloc social-patriote ». Mais il faut noter qu’il a fallu du temps, de 1958 à 1974, pour arriver à une « bipartition » réelle. Une force centriste notable est présente en 1965, avec Jean Lecanuet, et le second tour de l’élection présidentielle de 1969 se joue entre Georges Pompidou et Alain Poher. Il faut attendre 1974 pour que le centre soit laminé. Et, dès 1988, deux nouvelles forces, différentes de la gauche et de la droite traditionnels, apparaissent avec le Front National et les écologistes.
Il manque dans les analyses des deux auteurs une véritable réflexion sur l’évolution du système politique et l’effet des institutions, avec l’élection du Président de La République au suffrage universel et l’application d’un scrutin majoritaire pour les élections législatives (hors celle de 1986 au scrutin proportionnel). Les stratégies politiques en ont largement dépendu ; elles ont conduit aux alliances de partis opposés, à gauche et à droite. Mais la « bipartition » était déjà plus qu’imparfaite. C’est une gauche divisée qui a emporté les élections présidentielles de 1981. De 1981 à 1995, la droite n’a pas cessé de se déchirer. Force est de constater que les outils que les deux auteurs nous proposent ne permettent que de comprendre très partiellement les dimensions du conflit politique dans notre pays. Cela vient beaucoup de ce que dans leur notion de bloc, ils n’intègrent pas les réalités parlementaires et gouvernementales, pas plus que les idéologies. C’est, au fond, du marxisme sans la dialectique !
Un présupposé et une carence
Les dernières pages du livre laissent de plus en plus place à l’exposé d’un programme politique d’ampleur. Les auteurs-citoyens prennent explicitement la parole. Ils appellent de leurs vœux l’émergence d’une nouvelle « bipartition » entre la gauche et la droite, qui serait permise par la constitution d’un « bloc social-écologique élargi », réunissant les catégories (les « géo-classes ») populaires aujourd’hui divisées entre la gauche et la droite (à vrai dire l’extrême droite, mais les auteurs n’aiment pas utiliser cette notion, qui, évidemment, affaiblit la notion de « bloc »...).
Ils proposent d’agir dans quatre directions. Pour ressouder le peuple des métropoles et des banlieues et celui des bourgs et des villages, il faudrait un vaste plan pour conforter et rénover les services publics (l’éducation, la santé, les transports etc.) et un effort important pour réindustrialiser les régions. Cela implique une ample réforme fiscale pour dégager les ressources nécessaires. La transition climatique devrait être payée par ceux qui émettent le plus de carbone, compte-tenu des niveaux de vie respectifs. On retrouve l’idée d’un « ISF vert » et d’une « taxe carbone progressive ». Les auteurs rejettent « le souverainisme national » pour prôner une refonte du système fiscal mondial, permettant une redistribution pays par pays, et une Union Européenne beaucoup plus ferme pour protéger ses frontières extérieures contre les produits qui ne respectent pas les normes sociales et environnementales. Thomas Piketty reprend son idée, déjà exprimée, d’une « Assemblée Européenne », distincte du Parlement Européen, composée de députés nationaux, pour permettre l’adoption d’un « mieux disant social » et la limitation du dumping fiscal. Tout cela ne pourrait prendre corps que dans des institutions profondément, démocratisées. On retrouve là, cette fois, les travaux antérieurs de Julia Cagé : une refonte du financement de la vie politique, l’instauration de référendums délibératifs, une « parité sociale » dans les assemblées, en constituent les mesures phares.
Ces idées peuvent susciter une discussion utile point par point. Mais ce qui frappe est la manière dont elles sont exposées. C’est à la fois un présupposé et une carence. Le présupposé d’abord. Ce vaste programme devrait être suffisamment attractif pour séduire les catégories populaires, actuellement divisées, pour les réunir dans le « bloc social-écologique ». C’est faire le pari – c’est celui de tout le livre – que dans leurs choix actuels celles-ci n’ont pas conscience de leurs véritables intérêts. Nous retrouvons là la thèse de la « fausse conscience » que le marxisme a amplement développée. Mais Marx lui-même et les théoriciens marxistes savaient que pour en arriver là, il fallait l’appui d’un acteur politique, le parti révolutionnaire pour eux (le « Prince » disait Antonio Gramsci). Autrement dit, l’offre politique est décisive. Et c’est ici que se situe la carence du livre.
Thomas Piketty et Julia Cagé en ont bien le sentiment. Mais ils se contentent d’une pétition de principe. Leur souhait d’une nouvelle bipartition dépend de la capacité du « bloc social-écologique » à s’unir, à délibérer, à traiter démocratiquement les différents en son sein, tant sur les programmes que sur les personnes (p. 846). Le moins que l’on puisse dire, c’est que la situation actuelle de la NUPES ne va pas dans ce sens ! Cela dit, les intellectuels peuvent se contenter de proposer des idées, et c’est aux acteurs politiques et aux citoyens de s’en saisir. Mais dans ce livre les auteurs affichent une réelle ambition politique. Et là, le paradoxe vient de ce que les outils d’analyse et d’intervention qu’ils proposent – une notion de classe appauvrie et une notion de bloc réductrice – ne permettent pas de penser, dans ses réelles dimensions, le conflit politique. Ils ont voulu, en quelque sorte, jeter un pavé dans la mare dans les débats de la gauche. Et, il faut le reconnaître, ils le font à un niveau différent des controverses journalières. Mais tout leur travail, pour imposant qu’il soit, ne nous donne pas les clefs susceptibles de faire comprendre notre modernité politique. Tout ça pour ça ! aurait-on envie de dire.
Cet article sera publié également, en décembre, dans la revue de l’Ours, recherche socialiste.
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