« La crise française doit être située dans la complexité d’une polycrise mondiale et dans le contexte d’un recul des démocraties »

Une claire présentation de quelques uns des prinipaux problèmes qui se posent de nos jours au sein de à la société française

 

Edgar Morin : « La crise française doit être située dans la complexité d’une polycrise mondiale et dans le contexte d’un recul des démocraties »

Tribune

Publié le 28 juillet 2023 par LE MONDE

Edgar Morin

Sociologue et philosophe

 

Du XXᵉ siècle aux tensions liées à la mort de Nahel M., la France, historiquement divisée, connaît aujourd’hui une dégradation des vertus de sa civilisation, amplifiée par une pensée unilatérale incapable d’appréhender les interactions à l’œuvre à l’échelle planétaire, analyse le philosophe dans une tribune au « Monde ».

 

La France républicaine du début du XXe siècle était une et indivisible. Elle était aussi multiculturelle, avait intégré des peuples divers, comme les Bretons ou les Alsaciens, qui avaient pourtant gardé leur culture et parfois leur langue. Ce trait s’est amplifié et modifié. Les premières vagues d’immigration ont eu pour origine la pauvreté des pays voisins : l’Italie, la Belgique, l’Espagne, puis le Portugal et la Pologne. Suivirent des vagues fuyant les persécutions : Arméniens de l’Empire ottoman, juifs de Russie et de Pologne, Russes blancs, républicains espagnols. Bien qu’ils aient subi des rejets à leur arrivée, ces immigrants se francisèrent souvent à la deuxième génération, par mariage mixte ou par l’emploi.

Après la seconde guerre mondiale, la pauvreté du Maghreb et de l’Afrique ainsi que les besoins industriels de travailleurs à bon marché suscitèrent de nouvelles immigrations, différentes de couleur, de mœurs ou de religion. Les conditions d’intégration furent plus difficiles pour les nouveaux venus. Le racisme à l’égard d’anciens colonisés, la quasi-relégation dans des banlieues, les échecs à trouver du travail, les désarrois ou la délinquance d’une jeunesse sans avenir, etc. Tout cela a fait obstacle.

Une nouvelle France s’est lentement constituée. Elle garde ses racines historiques et acquiert simultanément certains aspects des nations américaines où le melting-pot, plus ou moins réussi, comporte une part de population traitée comme si elle était composée de sous-citoyens. Or toutes ces personnes humiliées ont besoin d’être reconnues dans leurs qualités proprement humaines. Ce besoin de reconnaissance, souvent invisible, peut s’exprimer de façon pacifique ou, parfois, violente.

Désintégration de la pensée socialiste

Depuis la Révolution, la France a toujours été divisée. Cela a donné lieu à des affrontements lors des révolutions de 1830 et 1848 et lors de la Commune de 1871, ou à d’intenses polémiques autour de l’instauration de la laïcité ou de l’affaire Dreyfus.

Endormie pendant la guerre de 1914-1918, la division est revenue sous une forme exacerbée avec la crise économique, sociale et politique des années 1930-1940. La défaite de 1940 permit à la France réactionnaire de prendre le pouvoir et de destituer juifs et naturalisés. La chute du régime de Vichy, en 1944, réduisit au silence ses partisans. La guerre froide porta la division entre, d’un côté, les anticommunistes de droite et les antistaliniens de gauche et, de l’autre, les communistes, forts d’un tiers de l’électorat.

La crise du communisme, déclenchée en 1956 par le rapport Khrouchtchev et l’écrasement des révoltes en Pologne et en Hongrie, coïncida avec l’enlisement français dans la guerre d’Algérie, qui suscita le putsch des généraux de 1958, le recours à de Gaulle et la chute de la IVe République. De Gaulle établit un régime présidentiel avec l’appui d’une majorité électorale, tandis que s’affirmait une opposition de gauche et qu’à partir des partisans vaincus de l’Algérie française se constituait un noyau d’extrême droite.

La révolte étudiante, et plus largement juvénile, de 1968, motivée par l’aspiration à une autre vie que celle, domestiquée, des générations adultes, déclencha une vague populaire et une grève nationale. Après la démission de Charles de Gaulle en 1969, la politique française fut dominée par l’opposition droite-gauche qui, après deux présidents de droite (Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing), porta au pouvoir le leader officiel de la gauche François Mitterrand, puis l’alternance recommença. Au cours de ce processus, la droite classique devint modérée et la pensée politique socialiste se désintégra. Le Front national, créé en 1972, atténua sa virulence en passant de Jean-Marie Le Pen à Marine Le Pen, puis entra au Parlement et pourrait désormais accéder au pouvoir.

Mai 68 fut une alerte dans un processus continu de dégradation des vertus de notre civilisation et d’aggravation de ses vices. Les solidarités – de la grande famille, du village, du voisinage, etc. – se sont affaiblies ou dissipées. Le développement de l’individualisme, positif quant à l’autonomie personnelle, devint progressivement négatif en suscitant égoïsme et solitude. L’anonymat des grandes villes se renforça au détriment des relations humaines et de l’attention à autrui.

 

Cette crise de civilisation s’est aujourd’hui amplifiée et approfondie en crise de la pensée. Nous vivons de plus en plus sous l’emprise d’une réflexion disjonctive et unilatérale incapable de lier les connaissances pour comprendre les réalités du monde où interagissent les matières et activités. Figée dans des disciplines closes, elle est incapable de concevoir la multidimensionnalité et les contradictions inhérentes à un même événement. Elle nous aveugle sur les phénomènes complexes de notre vie et de notre temps. Le lycée et l’université ne fournissent que des savoirs séparés et aucune réforme comme celle que j’ai proposée – dans Les Sept Savoirs nécessaires à l’éducation du futur (Seuil, 1999) – n’a été conçue, tandis que l’école en crise n’arrive plus à effectuer l’intégration.

Etat sclérosé

Il s’agit en même temps d’une crise de la pensée politique. Toute politique suppose une vision du monde et de l’humanité, une connaissance de l’économie et de l’histoire, ce que firent de façon différente et antagoniste Tocqueville, Marx et Maurras. Socialisme et communisme étant désormais dénués de tout contenu, ce vide est grave pour ceux qui aspirent à une autre société.

La désindustrialisation de notre économie et l’industrialisation de l’agriculture sont devenues deux maux conjoints qui aggravent la crise de l’Etat bureaucratisé, sclérosé et parasité à ses sommets par les lobbies. La crise de la famille se manifeste par la dislocation des liens entre générations, les séparations des couples, l’expédition des vieux dans les Ehpad. La crise du sacré affecte la vénération des parents, le sens immémorial de l’hospitalité, le respect d’autrui, le statut accordé à l’Etat et à la nation. La crise de la médecine est liée à la déchéance du médecin généraliste par rapport aux spécialistes, alors qu’il devrait être le chef d’orchestre qui relie les savoirs spécialisés ; elle est inséparable de l’hégémonie des grandes firmes pharmaceutiques sur le monde médical.

La crise écologique planétaire, reconnue scientifiquement depuis le début des années 1970, menace non seulement notre biosphère, mais aussi nos personnes et nos civilisations.

Partout dans le monde, le profit contrôle Etats et sociétés, favorisant souvent les dictatures. Partout, la démocratie est sur la défensive et apparaissent les dangers d’une société de surveillance et de soumission par le contrôle numérique de tout individu, de ses écrits, faits et gestes. La Chine en est un exemple.

S’ajoute maintenant l’agression de l’Ukraine par la Russie, ayant entraîné une guerre internationale, militairement limitée en Ukraine, où s’opposent deux géants planétaires, Russie et Etats-Unis, et qui peut s’aggraver en désastre mondial.

Ainsi, de multiples troubles s’entremêlent dans une polycrise planétaire. Notre pays est entraîné dans ce tourbillon qui accroît les oppositions et conflits entre les deux France. Les grandes manifestations contre la réforme des retraites n’ont pas seulement été l’occasion des violences et déprédations d’une marge de black blocs, mais aussi d’un dépassement de la critique politique dans des attaques personnelles et injures, dégradant ainsi le débat public.

De la haine à la rage

Le langage réactionnaire s’est aussi fortement dégradé, entre l’imbécile stigmatisation de l’« islamo-gauchisme » et la reprise des discours complotistes ou poutinistes, alors que les excès de la contestation se sont aggravés lors des émeutes qui ont suivi la juste indignation provoquée par le meurtre du jeune Nahel M. par un policier le 27 juin. Il y a toujours eu des casseurs, mais, jusqu’à présent, rien de tel que les destructions aveugles commises par des adolescents de parfois 13 ans.

Pour les comprendre, il faut rappeler que les banlieues sont des territoires non d’intégration, mais de désintégration, qui cumulent les séquelles de la colonisation, le chômage et le désœuvrement, l’accroissement de la violence policière et de la violence antipolicière. Les familles, décomposées ou impuissantes, ne peuvent contrôler leurs adolescents là où prolifèrent gangs et trafics. L’échec de l’intégration par l’école, les lacunes des politiques de la ville, l’absence de mentors, le manque d’une police de proximité et l’inégalité des chances entretiennent révolte et fanatisme.

Il faut aussi reconnaître les processus psychologiques à l’œuvre : de l’indignation à la colère, de la colère à la haine, de la haine à la rage, de la rage à la folie aveugle de destruction. Des adolescents ont non seulement détruit et brûlé des autobus et des voitures, mais se sont attaqués à des édifices publics (commissariats, écoles, centres sociaux, mairies) et même à des bistrots et à de petits commerces.

A la différence des djihadistes motivés par la haine des mécréants, on constate ici le contraire de la foi : une sorte de nihilisme. Au-delà de la rage après la mort de Nahel M., il semble que l’ivresse de tout casser et de mettre le feu a été vécue comme une fête noire par ses acteurs. L’événement peut être lu de deux façons différentes : soit comme révélateur du mal profond qui ronge notre société, soit comme un accès de folie adolescente, collective et passagère.

Quoi qu’il en soit, la crise française doit être située dans la complexité énorme d’une polycrise mondiale et dans le contexte d’un recul des démocraties au profit de sociétés de contrôle et de soumission. Outre cette polycrise, plane la menace d’une troisième et nouvelle guerre mondiale, qui a commencé de façon larvée et apparemment locale entre la Russie et l’Ukraine.

De ce fait, deux tâches politiques, préliminaires à toute solution globale, s’imposent. La première est de tout faire pour arriver au plus tôt à une paix négociée entre la Russie et l’Ukraine. La seconde est de tout faire pour éviter que notre république sombre, progressivement ou brutalement, dans une société de soumission.

Edgar Morin est sociologue et philosophe. Il a publié en juin « Encore un moment… Textes personnels, politiques, sociologiques, philosophiques et littéraires » (Denoël, 208 pages, 18 euros).

Edgar Morin(Sociologue et philosophe)