La critique des images d’Octobre

Ceux qui le voulaient ,dès 1929, pouvaient avoir une idée assez précise de la nature du stalinisme

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« Une cure de vérité [1] » : tel est le remède qu’invoque Boris Souvarine, en 1926, face à la crise du bolchevisme. Il retrouvera les mêmes mots, dix ans après, pour accueillir un autre exilé qui arrive en France, Victor Serge ; alors que tout le monde conseille au nouvel arrivant de se taire pour l’instant sur l’Union soviétique — il serait « trop amer » — , Souvarine au contraire lui recommande « la vérité toute nue, le plus fortement possible, le plus brutalement possible [2] ». D’où cette série de textes construits pour ainsi dire en partie double, objets réels contre images et discours.

Le mythe grandiose du plan quinquennal déclenche particulièrement la verve de Souvarine, et notamment dans ce lieu d’hygiène intellectuelle que fut La Critique sociale. « Le plan quinquennal triomphe », proclame en 1931 la voix solennelle de Molotov ; mais la voix grinçante et prosaïque de Souvarine s’ajoute en contrepoint : « “Le plan quinquennal triomphe”, mais Staline, dans son discours du 23 juin, a dû avouer... Il a dû avouer... Il a dû avouer... [3] » Pierre par pierre, le splendide édifice se défait. Le même dialogue, âpre et ironique, s’était déjà noué entre Souvarine et Trotski : « Trotski considère comme succès socialistes la construction d’usines par des ingénieurs américains ou allemands, au prix de l’affamement de presque toute la population et d’une oppression policière inouïe [4]. »

Or, à l’époque, cette Russie nouvelle, exotique et différente, offre un terrain propice aux généralisations mythiques ou allégoriques ; ainsi, dans un livre réunissant les témoignages des voyageurs français qui ont parcouru entre 1917 et 1939 le pays des Soviets, Fred Kupfermann conclut que ce voyage finit surtout par les « éclairer sur eux-mêmes [5] ». Mais, dès le milieu des années vingt, une poignée de marginaux fera le voyage à rebours — et sans eux, la démarche opiniâtre d’un Souvarine n’aurait probablement pas pris les formes qu’elle a prises.

Que cette vision critique de l’URSS soit centrale dans La Critique sociale, il suffit pour s’en convaincre de voir la place qu’occupent les questions soviétiques, notamment dans la « Revue des livres » où non seulement elles emplissent les rubriques prévisibles (Histoire révolutionnaire, Révolution russe, Union soviétique — rubrique qui apparaît dans le numéro 5 — , Sovietica — à partir du numéro 6), mais où elles traversent les rubriques les plus variées : Biographies-Mémoires, Sciences sociales, Histoire, Droit, Économie politique, Littérature, et même Théâtre... Mais on ne peut, précisément, comprendre la démarche de Souvarine et de La Critique sociale sans évoquer quelques-uns de ceux qui, voyageurs ou transfuges, apportent en quelque sorte la toile de fond sur laquelle s’organise le travail qui aboutira au Staline.

Nous avons déjà cité Victor Serge ; le cas de Panaït Istrati est également connu [6] ; évoquons encore Alexandre Barmine, ancien chargé d’affaires soviétique à Athènes, qui en 1938 quitte son poste pour écrire un témoignage dénonciateur. Mais « pourquoi avoir attendu l’hécatombe de 1937 pour se ressaisir ? » se demande Souvarine en le lisant [7]. Mais ce n’est pas par ignorance de certaines réalités intolérables que des masses de militants peuvent rester fidèles à Staline : ce qui leur manque, c’est une vision du monde capable de remplacer la précédente. Rompre avec Staline signifierait « mettre en question Lénine “et même” remonter jusqu’à Marx ».

Les cas de Walter Krivitsky, auquel Souvarine a toujours manifesté la plus grande estime [8], de Christian Rakovsky, qui, après plusieurs années d’opposition, finira en 1934 par se plier lui aussi au chantage de l’ananké historique et par accepter l’image de Staline comme seul rempart contre le fascisme [9], posent, directement ou a contrario, la même question : « Comment le grand effort de 1917 vers l’émancipation avait-il pu finir par un nouvel esclavage tout en conservant les formes et les mots d’ordre de 1917 [10] ? » (La même question que pose Souvarine en 1935.) L’auteur de ces réflexions, le communiste yougoslave Anton Ciliga, en URSS depuis cinq ans, ne fera rien, en 1931, pour se soustraire à la prison, persuadé qu’il est que ce monde souterrain du bagne (la seule « université indépendante » et le seul « Parlement » de Russie, où toutes les classes et toutes les opinions se trouvent représentées) offre également la seule possibilité de connaître « ce qui se passe réellement dans le pays [11] ».

Or, la force nécessaire pour s’émanciper du système stalinien a fait défaut à des hommes chez qui « l’adhésion au communisme avait laminé toute culture ou subculture antérieure », et pour qui « le communisme avait été toute la culture, parce qu’ils appartenaient à des communautés ou à des groupes ayant historiquement perdu leur âme originale [12] ». La capacité critique demeure, au contraire, possible pour tous ceux qui ont pu connaître aussi d’autres horizons. C’est le cas de Ciliga, le cas également de Pierre Pascal, grand ami de Souvarine [13], et l’un des fondateurs du bolchevisme français en Union soviétique, où il se trouvait depuis 1916 avec la mission militaire envoyée par le gouvernement français. Pascal s’engage du côté de la Révolution, comme le remarque son ami Alfred Rosmer, « non malgré son catholicisme, mais à cause de lui », preuve qu’il n’était pas « un catholique ordinaire [14] ». Pascal travaille donc à corps perdu pour le nouveau pouvoir soviétique, mettant ses connaissances au service du commissariat des Affaires étrangères (Tchitchérine), du secrétariat de l’Internationale, de l’Institut Marx-Engels de Moscou (Riazanov). C’est chez lui que Souvarine, arrivant en Union soviétique en juin 1921, se rendra d’abord pour connaître la situation réelle ; c’est chez lui également qu’il enverra Istrati débarquant à son tour, six ans plus tard, au pays des soviets. Les quelque mille pages de son Journal de Russie sont une mine de renseignements quotidiens sur la société russe et soviétique entre 1916 et 1927. Mais après l’enthousiasme du début, Cronstadt est un traumatisme qui remet tout en question. En 1925, Pascal écrit à Pierre Monatte, directeur de La Révolution prolétarienne : « Tout le mal est venu de ce que la voie choisie dès le début, la voie social-démocratique, la vieille ornière bourgeoise avec l’État et tous ses attributs, était contre-indiquée pour créer du nouveau [15]. »

Peu de temps auparavant, dans une lettre à Alfred Rosmer, Pascal avait défini le système soviétique comme « une révolution bourgeoise un peu spéciale », où, derrière la façade prolétarienne, la croissance économique serait fondée sur les ressources classiques du développement capitaliste, en somme, sur l’exploitation du travail des prolétaires [16].

Mon Journal de Russie prend fin en 1927 ; cependant, Pascal poursuivra encore longtemps son expérience en terre soviétique, et continuera notamment, comme il l’a fait les années précédentes, à partager pendant l’été la vie d’un petit village dans la province de Nijni-Novgorod, jusqu’à ce que le présent — la collectivisation — éclaire pleinement à ses yeux tout le sens du passé. Ciliga, qui à cette époque se trouvait aussi, on l’a vu, en URSS, compare les « capitaines du plan quinquennal » aux « capitaines de Cortez » : les uns et les autres apportaient selon lui non seulement « des canons et du sang », mais encore « un ordre nouveau, un ordre plus oppressif mais plus élevé que l’ancien ». Ce qu’ils venaient offrir aux moujiks, ce n’était certes pas « le bonheur », mais un bien tout à fait différent, « la civilisation [17] ». En écho, Pascal : « Peut-être est-il dans l’ordre des choses qu’en Russie comme ailleurs la mécanique, la civilisation industrielle, détruise la civilisation paysanne ; peut-être y aura-t-il là un progrès... mais ce qu’il n’est pas permis de nier, c’est que ce qui disparaît, ce qui est tué plutôt, ce n’est pas une barbarie, c’est une civilisation [18]. »

Souvarine, quant à lui, ne partage certes pas les croyances mystico-populistes de son ami Pascal. Dans le numéro 4 de La Critique sociale, sa brève introduction à la Lettre de Bakounine à ses parents flétrit, de la façon la plus explicite, le sens « historiquement réactionnaire de l’anarchisme russe paysan [19] ». Il se défie également de l’« ouvriérisme outrancier » de Nicolas Lazarévitch [20], ouvriérisme qui dénierait aux « intellectuels » jusqu’au « droit d’exister »... Expulsé de l’action, expulsé des sommets du Parti et de l’Internationale, Souvarine a encore une seule façon d’agir : l’intelligence des choses. Mais l’énorme travail cognitif qui occupera pour lui les dix années de 1925 à 1935 est un travail essentiellement documentaire. S’il avait, jusqu’alors, manié les « grandes catégories » de l’histoire, « abstraites » et « dociles [21] », il abandonne graduellement toute analyse organisée en termes de philosophie de l’histoire. A ce niveau, la petite recension consacrée dans La Critique sociale aux Derniers jours du régime impérial d’Alexandre Blok est significative : Souvarine y souligne le déni formel de tout schéma révolutionnaire passe-partout, de toute croyance en une forme quelconque de fatalité historique : « Le tsarisme ne s’est pas écroulé sous les coups des révolutionnaires, mais sous le poids de ses propres fautes [22]. »

Peu à peu, Souvarine a donc été amené à mettre en cause la philosophie elle-même du léninisme. Dans sa lettre décisive à Trotski de juin 1929, repoussant la thèse selon laquelle, pendant les années vingt, le mouvement communiste serait passé sans transition de l’« excellence absolue » (Lénine) à la « dégénérescence totale » (Staline), l’ancien dirigeant de l’Internationale met au contraire en cause les responsabilités de « Lénine lui-même [23] ». Le Parti et la doctrine du bolchevisme ont été forgés tels qu’ils sont dans un seul but : la prise du pouvoir — et ce, dans un pays comme la Russie tsariste, « aux classes bien tranchées, où la Révolution s’inscrit en permanence à l’ordre du jour [24] ». Or, cette « simplification » léniniste du marxisme s’est révélée, d’après Souvarine, bien au-dessous de sa tâche, dès qu’il a fallu sortir de la période « guerrière » (la conquête du pouvoir) pour aborder la nouvelle ère du travail « créateur ». Il est donc curieux de célébrer, quinze ans après, la révolution d’Octobre, alors que le régime n’a peut-être même pas vécu « quinze semaines » : le bolchevisme ne s’est maintenu au pouvoir « qu’en se vidant de sa substance originelle [25] ».

Souvarine n’était d’ailleurs pas le premier militant de la gauche internationale à voir dans le primat bolcheviste de la pratique le contraire d’une force. Dans son manuscrit inachevé sur La Révolution russe (automne 1918), Rosa Luxemburg réprouvait déjà la tendance « jacobine » de Lénine à introduire le socialisme par « oukase [26] ». L’expérience de la guerre, d’après elle, a assez montré que l’asocialité fondamentale des sociétés européennes n’attend qu’une occasion pour s’affirmer ; de même, en URSS, dictature et terreur, étouffant la liberté collective, ne pourront à long terme que paralyser, puis dégrader une vie sociale déjà marquée par des siècles d’histoire servile. Et, dans cet état de choses, le seul « élément actif » risque bien d’être « la bureaucratie [27] ». Selon l’analyse de Souvarine, également, ce « léninisme rudimentaire » — « expression de l’ignorance paysanne enduite d’un vernis de marxisme [28] » et trop longtemps habitué à ne prendre en compte que les problèmes immédiats d’un présent extrêmement critique — finira par s’adapter à la « pression » des circonstances qu’il prétendait diriger [29].

Les longues recherches de Souvarine étoffent peu à peu ces premières intuitions sur la nature du bolchevisme. Au début des années vingt, écrit-il dans Staline, « ses principes, ses pratiques, ses institutions » ont complètement dévié « sous le poids des calamités vécues » : guerre civile féroce, chaos de cet immense pays arriéré, situation dramatique de l’économie, du ravitaillement, hostilité générale des paysans. Incapable de trouver du nouveau, de « régénérer » les masses incultes depuis des siècles et à présent épuisées par les années terribles, le nouveau régime est « condamné à évoluer dans la tradition bureaucratique et policière de l’ancien ». Mieux encore, les coûts de la politique stalinienne, remontant bien au-delà d’une autocratie « au despotisme tempéré par la corruption », finissent par évoquer l’ancienne démesure tyrannique de l’Assyrie et de la Chaldée. Certains traits fondamentaux de la vieille Russie barbare, alliés à la toute récente « déviation bureaucratico-militaire », aboutissent à une réalité inédite, « knoutosoviétique », à la fois répétition d’un héritage ancien et annonce d’un avenir inattendu [30].

L’avenir confirmera (apparemment) ces premiers indices. En juillet 1943, Bertolt Brecht tire du « livre accablant » de Souvarine des conclusions beaucoup plus générales. La « transformation des révolutionnaires professionnels en bureaucrates », décrite dans le Staline, « s’éclaire d’un jour nouveau » grâce à l’avènement du fascisme — ce fascisme qui, ayant « emprunté » au socialisme d’État soviétique institutions et matériel idéologique, en est donc essentiellement une image « déformée [31] ». Et Souvarine, réfléchissant sur la tentative fasciste de février 1934, avait bien vu, dans le dernier numéro de La Critique sociale, que sous « des étiquettes opposées », une évolution générale se fait vers « un nouveau régime composite de capitalisme réglementé, d’économie nationale dirigée, de travail salarié asservi [32] ».

Comment expliquer l’aveuglement général devant ces phénomènes massifs ? Souvarine avait d’abord, par exemple dans le premier article de La Critique sociale, mis la « déchéance collective » et l’« abaissement du niveau intellectuel du prolétariat » sur le compte de la guerre, « la plus grande tuerie de tous les temps », qui a « frappé d’impuissance » des générations entières [33]. Mais les années passent, reconnaît-il deux ans après [34], et la situation reste toujours la même. Cet appauvrissement intellectuel et moral semble correspondre plutôt à une nouvelle phase essentielle de la société moderne : quand, grâce au progrès, la quantité des informations atteint « des proportions sans précédent [35] », d’autant plus vastes que, pourrait-on ajouter avec un autre interprète de cette même époque, Walter Benjamin [36], le champ des expériences vécues tend plutôt à se restreindre radicalement.

Or, priver « l’idéologie du prolétariat de la méthode dialectique », ce serait comme enlever « le sang à un corps », proclament Bataille et Queneau dans le numéro 5 de La Critique sociale  [37]. Juxtaposons (malignement ?) leur formule et une note du numéro 8 : ce mot « dialectique », Souvarine ne l’emploie jamais et recommande aux collaborateurs de suivre son exemple [38]. Entre la profession de foi de Bataille et Queneau, et cette réponse, anonyme et transparente, à une attaque de Trotski, la différence n’est pas seulement formelle : lorsque, dans le « Prologue » de 1983, évoquant ses maîtres Marx et Engels, Souvarine opposera la « pensée assagie » de leur maturité aux illusions utopiques de leur jeunesse quarante-huitarde (y compris un « matérialisme historique plein d’idéalisme »), il ne fera que tirer les dernières conclusions logiques d’un demi-siècle d’expériences et de recherches. Et dans le même « Prologue », s’il est regrettable que Souvarine, alors âgé de quatre-vingt-six ans, ait surchargé d’une âpre polémique personnelle son différend avec Bataille, ce raidissement du souvenir ne doit pas nous empêcher de voir, à la racine des heurts entre les deux hommes, une véritable incompatibilité théorique. L’unité de La Critique sociale est née, en fin de compte, d’une pluralité de positions.

Dans ce panorama mouvant et passionné, un pôle Simone Weil-Souvarine se dessine peut-être — même si, entre l’aîné et la cadette, l’influence ne va pas forcément dans un seul sens. Il semble en effet qu’elle ait joué un rôle décisif pour dégager Souvarine de sa foi léniniste [39]. Un clivage essentiel sépare également la jeune militante de Bataille : une partie de ses idées semble naître par opposition ou en réponse aux idées « négatives et irrationalistes » de Bataille [40]. En tout état de cause, les textes qu’elle écrira en 1933 pour La Critique sociale sont une attaque ouverte contre l’idéologie de gauche par excellence, le léninisme. Simone Weil remonte jusqu’à l’œuvre maîtresse, Matérialisme et empiriocriticisme, où sont posées les prémisses cognitives du système. Or, selon sa lecture, le but de cette investigation de l’homme politique devenu philosophe n’est pas vraiment la connaissance, mais plutôt la conservation du connu. Autrement dit, par cette bataille intellectuelle, Lénine essaie tout simplement de « maintenir intactes les traditions philosophiques sur lesquelles vivait le Parti » (vraies ou fausses en elles-mêmes, peu importe). D’autre part, les découvertes de l’abstraction idéologique dépassent largement toutes les possibilités d’une expérience individuelle : la « science » ainsi conçue est désormais « bien propre à servir de théologie à notre société de plus en plus bureaucratique [41] ». Dans un autre compte rendu, sur le Marx d’Otto Rühle (compte rendu dont Souvarine en personne écrira le deuxième volet), Simone Weil conclut que « le succès finit par compter seul » : tel sera le résultat final du matérialisme quand on veut en faire une doctrine capable de « rendre compte de toute chose [42] ». Ce n’est donc pas un hasard si Simone Weil a opposé aussi fortement à un Lénine emblématique (réduisant toute la vie « aux limites de l’action politique ») l’autre grand personnage du mouvement socialiste contemporain, Rosa Luxemburg — « un être complet, ouvert à toute chose ». L’opposition est centrale : « De cette différence entre elle et les bolcheviks à l’égard de l’action révolutionnaire procédèrent aussi les grands désaccords politiques qui surgirent entre eux [43]. »

En cette même année 1933, Panaït Istrati, harcelé par les attaques des staliniens, accablé par le silence de ses amis, adresse une lettre poignante à son ancien père spirituel, Romain Rolland — celui-là même qui, au moment des premiers doutes, en 1929, l’avait adjuré de ne pas répandre publiquement ses nouvelles vues sur l’Union soviétique, pour ne pas donner, sans le vouloir, des arguments « à la réaction européenne [44] ». L’argumentation de Rolland est d’autant plus claire qu’elle n’est pas neuve : dans l’immédiat, l’action reste prioritaire, tout scrupule est nocif ; la vérité scrupuleuse sera le luxe des « générations de demain ». En revanche, la nouvelle réplique d’Istrati, en août 1933, s’exprime dans des formes naïvement pathétiques, agitées, pas très lucides ; une partie de son désespoir vient certainement du sentiment de sa propre impuissance intellectuelle : le conteur autodidacte Istrati ne sait trouver que des clichés grandiloquents et périmés (« Beauté sans tache », « Pureté absolue ») — mais pour dire, en fait, quelque chose de très nouveau : « Si vous abdiquez, si j’abdique à mon tour, [...] qui donc restera [...] pour justifier dans le temps l’espoir des vaincus dans la justice définitive [45] ? »

Mutiler l’image du monde peut produire des effets en retour imprévisibles ; songeons au tableau de l’Union soviétique peint par Deutscher — un peu à l’opposé de sa foi habituelle en l’infrastructure : un pays où la « mémoire collective » était « broyée », où toute capacité de produire une pensée non conformiste était « détruite ». Dès lors, conclut-il, « l’Union soviétique demeurera [...] non seulement dans le domaine de la politique pratique, mais même dans ces processus mentaux cachés, sans autre alternative que le stalinisme [46]. »

Si la ruse de la raison historique a été capable d’utiliser jusqu’au despotisme à des fins édifiantes (édification du socialisme ou autres), pourquoi ne pas admettre également qu’à son tour le despotisme a des raisons très efficaces, que la Raison ne comprend pas ? Une pensée appauvrie par les nécessités du jour appauvrira par ricochet la consistance même du monde. La politique exige en effet de n’avoir d’autres lois que la réussite : mais qu’il n’existe que ce monde-là, voilà une catastrophe intellectuelle et morale digne seulement du désespoir.

Souvarine, quant à lui, n’a certes pas de philosophie à nous offrir : quand il l’a essayé, le résultat n’a pas toujours été très concluant. Il était plus semblable à lui-même quand, après s’être dit (même à la fin de sa vie) « socialiste », il ajoutait, ironiquement, lucidement : « Mais qu’est-ce que le socialisme aujourd’hui ? » En ce demi-siècle de vie, il avait quand même bien fini par « apprendre quelque chose... [47] ». Depuis La Russie nue, La Critique sociale, Staline, il nous convie donc plutôt, plus humblement, à un travail de purification des connaissances : une sorte de préalable nécessaire, pour que le monde puisse redevenir ouvert, riche et complexe — pour qu’on puisse le repenser plus largement. Exeunt les fantômes, et c’est aux hommes de revenir.

Notes
  • [1]
    Boris SOUVARINE, « Où va la révolution russe ? », Révolution prolétarienne, n° 21, septembre 1926.
  • [2]
    Victor SERGE, Mémoires d’un révolutionnaire, Le Seuil, Paris, 1978, p. 344.
  • [3]
    Compte rendu de V. MOLOTOV, Le Plan quinquennal triomphe, in La Critique sociale, n° 4, décembre 1931, p. 171.
  • [4]
    Compte rendu des numéros 17-18 du Bulletin de l’opposition, in La Critique sociale, n° 1, mars 1931, p. 38.
  • [5]
    Fred KUPFERMANN, op. cit., p. 162.
  • [6]
    Panaït ISTRATI, Vers l’autre flamme. Après seize mois dans l’URSS : 1927-1928. Confession pour vaincus, 1re édition Rieder 1929, rééd. UGE 10/18, Paris, p. 133. Voir aussi Boris SOUVARINE, « Panaït Istrati et le communisme », Le Débat, n° 9, février 1981 (repris en brochure aux Éditions Champ Libre, Paris, 1981, et regroupé avec d’autres textes sur Isaac Babel et Pierre Pascal, sous le titre Souvenirs, Éd. Gérard Lebovici, Paris, 1985).
  • [7]
    Compte rendu d’A. BARMINE, « Vingt ans au service de l’URSS », in Nouveaux Cahiers, 15 avril 1939.
  • [8]
    W. KRIVITSKY, I was Stalin’s agent, H. Hamilton, Londres, 1940, trad. fr. Champ Libre, Paris, 1979.
  • [9]
    F. CONTE, Christian Rakovsky (1873-1941), Essai de biographie politique (thèse présentée devant l’université de Bordeaux-III le 27 janvier 1973). Voir aussi la brochure de Souvarine sur Istrati déjà citée.
  • [10]
    Anton CILIGA, Au pays du mensonge déconcertant, Gallimard, Paris, 1938, rééd. UGE 10/18, 1977, p. 73.
  • [11]
    Ibid., p. 112 et 163, 168.
  • [12]
    Annie KRIEGEL, Les Grands Procès dans les systèmes communistes, Gallimard, Paris, 1972, p. 122.
  • [13]
    Boris SOUVARINE, « Pierre Pascal et le Sphinx », in Revue des études slaves, t. 54, fascicule 1-2, Institut d’études slaves, Paris, 1982, repris in Souvenirs, op. cit.
  • [14]
    Alfred ROSMER, Moscou sous Lénine, Paris, 1953, rééd. Maspero, 1970, I, p. 177.
  • [15]
    Pierre PASCAL, Mon Journal de Russie, III, Lausanne, 1975, p. 138.
  • [16]
    Ibid., p. 115.
  • [17]
    CILIGA, op. cit., p. 89 sq.
  • [18]
    Pierre PASCAL, Civilisation paysanne en Russie, L’Age d’homme, Lausanne, 1969, p. 12.
  • [19]
    La Critique sociale, n° 4, décembre 1931, p. 156.
  • [20]
    Nicolas Lazarévitch, ouvrier belge d’origine russe, revenu travailler en Union soviétique au début des années vingt, s’y lie d’amitié avec Souvarine ; il y fera aussi l’expérience non seulement de l’usine, mais du camp de concentration. En 1929 en effet, il avait voulu former un « syndicat de classe », étant désormais persuadé que, sous le couvert des mots d’ordre les plus révolutionnaires, une « nouvelle classe d’intellectuels » avait peu à peu confisqué le pouvoir soviétique au détriment du prolétariat. Cf. LAZARÉVITCH, Ce que j’ai vécu en Russie, Publications du syndicat fédéraliste des mécaniciens et assimilés, Liège, 1927, p. 7.
  • [21]
    Jeannine VERDÈS-LEROUX, Introduction à Boris SOUVARINE, A contre-courant, op. cit., p. 38.
  • [22]
    La Critique sociale, n° 3, octobre 1931, p. 125.
  • [23]
    « Une controverse avec Trotski », in A contre-courant, op. cit., p. 209.
  • [24]
    Ibid., p. 213.
  • [25]
    « Quinze ans après », La Critique sociale, n° 7, janvier 1933, p. 1-2.
  • [26]
    Rosa LUXEMBURG, op. cit., p. 84 sq.
  • [27]
    Ibid., p. 85.
  • [28]
    « Une controverse avec Trotski », op. cit., p. 216.
  • [29]
    « Quinze ans après », art. cité, p. 1.
  • [30]
    Boris SOUVARINE, Staline, Aperçu historique du bolchevisme, Plon, Paris, 1935, rééd. Champ Libre, 1977, p. 226, 258, 416, 439, 297, 418.
  • [31]
    Bertolt BRECHT, Journal de travail, 1938-1955, Arche, Paris, 1976, p. 353 (daté du 19 juillet 1943).
  • [32]
    « Les journées de Février », La Critique sociale, n° 11, mars 1934, p. 203.
  • [33]
    « Perspectives de travail », La Critique sociale, n° 1, mars 1931, p. 3.
  • [34]
    « Anniversaire et actualité », La Critique sociale, n° 8, avril 1933, p. 60.
  • [35]
    « Chaos mondial », La Critique sociale, n° 4, décembre 1933, p. 145.
  • [36]
    Voir par exemple ses essais sur Baudelaire et sur Leskov.
  • [37]
    « La critique des fondements de la dialectique hégélienne », La Critique sociale, n° 5, mars 1932, p. 209.
  • [38]
    Compte rendu de Lutte de classes, nos 46-47, La Critique sociale, avril 1933, n° 8, p. 100. Il est vrai que la suite (« sauf s’il s’agit d’un article consacré précisément au sujet, comme lors du centenaire de Hegel ») semble faite pour exclure de cette recommandation précisément Bataille et Queneau — mais l’exception confirme la règle.
  • [39]
    Voir l’article de Jean-Michel Besnier.
  • [40]
    « Simone Weil nel dibattito politico e culturale degli anni Trenta », in D. CANCIANI, G. FIORI, G. GAETA, A. MARCHETTI, Simone Weil, La passione della verità, Morcelliana, Brescia, 1984, p. 82.
  • [41]
    Compte rendu de LÉNINE, Matérialisme et empiriocriticisme, La Critique sociale, n° 10, novembre 1933, p. 184.
  • [42]
    Compte rendu d’O. RÜHLE, Karl Marx, La Critique sociale, n° 11, mars 1934, p. 246.
  • [43]
    Compte rendu de Rosa LUXEMBURG, Lettres de prison, La Critique sociale, n° 10, novembre 1933, p. 180.
  • [44]
    Lettre du 29 mai 1929, citée in P. ISTRATI, Vers l’autre flamme, op. cit., p. 252.
  • [45]
    Ibid., p. 312.
  • [46]
    I. DEUTSCHER, Trotsky, Oxford University Press, 1954-1959, trad. fr. UGE 10/18, 1979-1980, VI, p. 558.
  • [47]
    C’est ainsi que Souvarine s’exprimait en avril 1983 (pendant un entretien avec l’auteur de ces notes).
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/10/2016
https://doi.org/10.3917/dec.roche.1990.01.0150