« La plus grande menace pour l’économie mondiale est politique"

Joseph Stiglitz       Economiste. Publié le 30 décembre 2022. Le Monde

 

Le Prix Nobel d’économie 2001 fustige, dans une tribune au « Monde », les gouvernements qui, par dogmatisme, n’ont pas pris les mesures nécessaires pour éviter les catastrophes à venir.

L’économie a été qualifiée un jour de « science lugubre », un qualificatif auquel l’année 2023 donnera certainement raison. Nous voici en effet à la merci de deux cataclysmes qui échappent purement et simplement à notre contrôle.

Premièrement, la pandémie due au Covid-19 continue de nous menacer au travers de ses variants nouveaux, plus mortels, plus contagieux ou plus résistants aux vaccins. L’épidémie a été particulièrement mal gérée par la Chine, principalement parce que le pays a échoué à administrer à ses citoyens des vaccins à ARNm (de fabrication occidentale) plus efficaces.

Le deuxième cataclysme est la guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine. Ce conflit ne laisse entrevoir aucun dénouement, et présente un risque d’escalade voire d’effets d’entraînement encore plus conséquents. Dans tous les cas, il faut s’attendre à davantage de perturbations dans les prix de l’énergie et des produits alimentaires. Et comme si ces problèmes n’étaient pas suffisamment sérieux, tout porte à croire que la réponse des dirigeants politiques transformera un contexte grave en une situation encore plus catastrophique.

 

Par exemple, il est possible que la Réserve fédérale américaine pousse trop loin et trop rapidement la hausse des taux d’intérêt. L’inflation actuelle est principalement la conséquence de pénuries d’offre d’ores et déjà en cours de résolution pour certaines. Elever encore davantage les taux d’intérêt pourrait par conséquent se révéler contre-productif. Cette démarche ne produira pas davantage de denrées alimentaires ni de pétrole ni de gaz, mais rendra plus difficile la mobilisation d’investissements susceptibles de contribuer précisément à l’atténuation des pénuries d’offre.

Terreau fertile pour les populistes

Le resserrement monétaire risque également de conduire à un ralentissement mondial. Certains commentateurs, convaincus que la lutte contre l’inflation passe par la douleur économique, s’attendent volontiers à une récession. Plus elle sera rapide et violente, mieux cela sera, affirment-ils, ne semblant pas songer au risque de voir le remède se révéler pire que le mal. Si un dollar plus fort tempère certes l’inflation aux Etats-Unis, c’est parce qu’il affaiblit les autres monnaies, et qu’il aggrave l’inflation ailleurs. Pour atténuer ces effets de change, les autres pays, même les plus fragiles, sont contraints d’élever les taux d’intérêt, ce qui affaiblit encore davantage leur économie. Taux d’intérêt plus élevés, monnaies dépréciées et ralentissement mondial poussent d’ores et déjà plusieurs dizaines de pays au bord du défaut de paiement.

L’augmentation des taux d’intérêt et des prix de l’énergie conduira également de nombreuses entreprises à la faillite. Les sociétés et les ménages ressentiront le stress du resserrement des conditions financières et de crédit. Sans surprise, quatorze années de taux d’intérêt ultrafaibles ont abouti au surendettement de nombreux Etats, entreprises et ménages et ont créé de multiples risques invisibles – comme l’a illustré le quasi-effondrement des fonds de pension britanniques cet automne. Les asymétries d’échéances et de taux de change sont la marque des économies sous-réglementées et du foisonnement d’instruments dérivés opaques.

Ces difficultés économiques seront particulièrement douloureuses pour les pays les plus vulnérables, ce qui créera un terreau encore plus fertile pour les démagogues populistes déterminés à semer les graines de l’amertume et du mécontentement.

 

La plus grande menace pour le bien-être et l’économie mondiale est aujourd’hui politique. Plus de la moitié de la population mondiale vit actuellement sous un régime autoritaire. Au sein même des Etats-Unis, l’un des deux grands partis est devenu une secte qui voue à son chef un culte de la personnalité et rejette de plus en plus la démocratie. Son modus operandi consiste à s’attaquer à la presse, à la science et aux institutions d’enseignement supérieur, tout en injectant dans la culture autant de désinformation et de fausses informations que possible. Fini le temps de l’optimisme qui prévalait à la fin de la guerre froide, lorsque Francis Fukuyama pouvait annoncer « la fin de l’histoire », sous-entendant la disparition de tout adversaire sérieux du modèle libéral démocratique.

Agenda positif

Un agenda positif existe certes encore, susceptible d’empêcher une plongée dans la régression et le désespoir. Mais, dans de nombreux pays, la polarisation et l’impasse politiques éloignent cet agenda de notre portée. Si nos systèmes politiques fonctionnaient mieux, nous aurions pu agir beaucoup plus rapidement pour accroître la production et l’offre, et ainsi atténuer les pressions inflationnistes auxquelles nos économies sont désormais confrontées. Après avoir demandé pendant un demi-siècle aux agriculteurs de ne pas produire à hauteur de leurs capacités, l’Europe et les Etats-Unis auraient pu les inviter à produire davantage.

 

Les Etats-Unis auraient pu développer les solutions de garde d’enfants afin que davantage de femmes puissent intégrer le monde du travail, et réduire ainsi les prétendues pénuries de main-d’œuvre. L’Europe aurait pu intervenir plus rapidement pour réformer ses marchés énergétiques et empêcher l’explosion des prix de l’électricité. Et tous les pays du monde auraient pu lever des recettes fiscales sur les bénéfices exceptionnels des entreprises, de façon à encourager l’investissement tout en tempérant les prix, et utiliser ces recettes pour protéger les plus vulnérables tout en investissant dans la résilience économique. En tant que communauté internationale, nous aurions pu décider de lever toute propriété intellectuelle autour du Covid-19, réduisant ainsi l’ampleur de l’apartheid vaccinal et la rancœur qu’il a engendrée, tout en atténuant le risque de nouvelles mutations dangereuses.

 

Quelques pays ont certes réalisé des avancées sur la voie de cet agenda, et nous devons leur en être reconnaissants. Pour autant, près de quatre-vingts ans après la parution de La Route de la servitude, de Friedrich Hayek (1899-1992), nous vivons encore aujourd’hui avec l’héritage des politiques extrémistes qu’il a, avec Milton Friedman (1912-2006), ancrées dans le courant économique dominant. Ces idées nous placent sur une trajectoire périlleuse : la route vers un fascisme version XXIe siècle.

(Traduit de l’anglais par Martin Morel)

Joseph Stiglitz est professeur à l’université Columbia. © Project Syndicate, 2022.