L'ancien esprit du capitalisme

 

 
 
 
 
 

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L’ancien esprit du capitalisme

À propos de : Max Scheler, Trois essais sur l’esprit du capitalisme. Sauvés par le travail ?, Éditions Nouvelles Cécile Defaut

par Stéphane Haber , le 11 mars

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Dans trois essais jusqu’à présent inédits en français, Max Scheler décrit la révolution éthique introduite par la mentalité capitaliste. À partir du XIXe siècle, les consciences sont modelées par l’idée même de travail, dont l’entrepreneur moderne est l’incarnation.

 
Recensé : Max Scheler, Trois essais sur l’esprit du capitalisme. Sauvés par le travail ?, volume traduit, préfacé et annoté par Patrick Lang, Nantes, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2016, 297 pages, 20 €.

En 1914, Max Scheler a rédigé trois textes sur la question du capitalisme. Pris ensemble, ils prouvent l’importance qu’il accordait à ce thème dans l’élaboration de sa philosophie tout en dessinant une position théorique assez originale. Le volume intitulé Trois essais sur l’esprit du capitalisme, très soigneusement édité par Patrick Lang, contient une traduction en français de ces essais, ainsi qu’une riche présentation du contexte historique et des enjeux contemporains du travail de Scheler.

Max Scheler (1874-1928) fut une personnalité importante de la philosophie de langue allemande du début au XXe siècle. Bien qu’il ait été influencé par Husserl dans certains aspects de sa réflexion, et malgré l’estime en laquelle le tenait Heidegger, il n’est pas certain que la voie d’entrée « phénoménologique » dans son œuvre, largement privilégiée en France (où il a bénéficié d’un réel mouvement de curiosité dans les années 1950-1960, comme en témoigne un certain nombre de traductions [1]) soit la plus judicieuse. Auteur prolifique, jouant tour à tour sur la corde essayiste et sur la corde académique, cherchant à être présent sur tous les terrains, il fit plutôt partie de ceux qui, sur le fond, pensaient que si l’on voulait dépasser la sécheresse du néokantisme (l’être humain résumé à la rationalité théorique et pratique), la voie qui se recommande en priorité est celle dont le terme « anthropologie philosophique » donne l’idée. Une telle anthropologie vise à explorer la richesse des expressions de l’être humain en isolant quelques grandes orientations fondamentales, c’est-à-dire quelques manières essentielles de se rapporter au monde grâce auxquelles l’inventivité humaine trouve chaque fois un débouché favorable. Ce courant philosophique s’est imposé du fait d’auteurs tels que Helmut Plessner (1892-1985) ou Arnold Gehlen (1904-1976). C’est encore à lui que se rattache l’œuvre importante de Hans Blumenberg (1920-1996).

La discussion sur le capitalisme en Allemagne

En Allemagne, le monde savant a été le théâtre au tout début du siècle dernier d’une innovation majeure. Coup sur coup, trois ouvrages (la Philosophie de l’argent de G. Simmel, paru en 1900, Le Capitalisme moderne de W. Sombart, paru en 1902, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber, dont la première édition date de 1905) non seulement imposaient définitivement le terme « capitalisme » (très peu usité, bien que connu, au XIXe siècle), mais surtout constituaient un nouveau type de démarche : l’étude de la signification historique, sociologique et humaine du « capitalisme » moderne, conduite selon une approche résolument non-économiciste. À partir de ce moment-là l’héritage de l’économie politique classique s’est irréversiblement divisé en deux branches. La première conduit à la théorie économique moderne (laquelle tient pour acquises les formes de production et d’échange dominantes dans le monde capitaliste afin de s’autoriser à raisonner ensuite sur leur seule logique interne, dominée par la poursuite de l’efficience), pendant que la seconde offre une perspective opposée de mise en situation ou même de relativisation : d’où vient le capitalisme ? ; comment s’est-il diffusé ? ; pourquoi y adhère-t-on ? ; en quoi représente-t-il pour les sociétés un choix particulier, si ce n’est unilatéral ?

Max Scheler a compris l’intérêt de cette nouveauté. Au-delà des légitimes interrogations sur la pertinence de ce qu’affirment Simmel, Sombart et Weber à propos de l’histoire économique, il y a des nouvelles façons de penser, de nouveaux objets, de nouveaux problèmes, qui, ensemble, élargissent le champ de la réflexion sur le monde présent et dont il faut prendre acte. Le fait que, d’après Scheler, ils peuvent et doivent trouver un écho en philosophie constitue en quelque sorte la preuve a posteriori de leur importance intrinsèque.

Comme le rappelle Patrick Lang dans sa préface, c’est l’œuvre de Werner Sombart qui, pour Scheler (et, à vrai dire, pour la plupart des auteurs de l’époque, Weber compris), pose les coordonnées du débat. Dans Der moderne Kapitalismus, Sombart avait élaboré une fresque historique impressionnante qui accordait une importance causale à la mentalité capitaliste en tant que telle (entre esprit de possession et goût de l’initiative, entre passion thésauriseuse et avidité prédatrice). Sombart affirme l’existence d’une continuité essentielle depuis le capitalisme marchand, que les cités du nord de l’Italie ont incarné pendant plusieurs siècles et qui a été stimulé par les grandes découvertes, jusqu’au capitalisme industriel, essentiellement promu par des entrepreneurs ingénieux et narcissiques. Au-delà de ce qui relève de l’histoire économique au sens strict (un aspect important de son travail qui influencera jusqu’à Braudel), le penseur allemand s’emploie donc surtout à établir la généalogie sur la longue durée des traits de caractère, des formes de vie et des dispositifs techniques (par exemple, le livre de compte inventé par les commerçant italiens) qui se sont épanouis dans le sillage du développement industriel occidental, révolutionnant les sociétés.

Max Scheler adhère entièrement à l’intuition historique essentielle de Sombart. Il y a bien un esprit spécifiquement capitaliste (ou encore entrepreneurial), cohérent, permanent dans ses traits principaux, distinct de l’esprit bourgeois bien que lié à lui par des liens nombreux. Cet esprit, porté par un désir de richesse et de possession exacerbé qui conduit à la recherche de l’acquisition irréfrénée et illimitée, on peut bien le considérer comme la cause de l’avènement des rapports sociaux de type capitaliste. Scheler s’exprime dans le plus pur style sombartien, volontiers provocateur, plus soucieux d’images romanesques que d’érudition pointilleuse, lorsque, par exemple, il établit les liens généalogiques censés unir le businessman ou l’entrepreneur moderne et des figures historiques dépassées telles que le condottiere italien ou le pirate des mers du Sud.

« Partout, c’est le type composé de l’homme de guerre et de l’homme d’acquisition qui fait la transition. C’est avec étonnement que nous apprenons le nombre des flibustiers, des corsaires, des explorateurs chargés d’acquisition qu’il y eut jusqu’au XVIIe siècle en Italie, en France, en Angleterre et même en Allemagne – des types qui, très progressivement, prennent la forme des sociétés commerciales italiennes et des grandes compagnies de commerce des XVIe et XVIIe siècles » (p. 162).

Cependant, par rapport à Sombart, qui n’était pourtant pas avare de sarcasmes, par rapport à Weber qui soulignait clairement (bien que sobrement) leurs côtés désagréables, Max Scheler accentue la dimension irrationnelle, infantile, des dispositifs passionnels et pulsionnels qui gouvernent l’activité entrepreneuriale située au cœur du capitalisme. C’est d’ailleurs l’un de ses points communs avec Freud, un auteur qu’il cite occasionnellement, alors que les phénoménologues de l’époque le tenaient soigneusement à distance.

D’un côté, l’esprit bourgeois, organisé autour de la propriété privée et de sa protection maniaque, se ferme à tout ce qui donne de l’intensité et de la solidité à la vie : les « valeurs », au sens des puissances durables qui attirent et stimulent la volonté autant que l’intelligence humaine – ce pour quoi l’on a envie d’agir, peut-être parfois aussi de se sacrifier. De l’autre côté, l’esprit capitaliste repose essentiellement sur une fascination ludique devant l’accumulation indéfinie visée pour elle-même, à laquelle se joint un appétit de puissance stimulé par le narcissisme. Avec le temps, l’esprit bourgeois, sérieux et calculateur, a même fini par s’évanouir, rattrapé par le conformisme et la démagogie. Autonomisé, le monde du capitalisme fonctionne alors tout seul, libérant un espace considérable pour la bêtise et la vulgarité (pas seulement pour la domination impersonnelle et les contraintes automatisées, comme chez Weber). La distance vaguement amusée que Sombart maintenait à l’égard du monde bourgeois et capitaliste se mue donc ici en férocité : ce monde ne mérite pas de survivre, et il est d’ailleurs déjà en train de s’écrouler silencieusement. C’est pourquoi l’on peut se placer au point de vue de son dépassement, comme s’il avait d’ores et déjà achevé le cycle de ses métamorphoses. Il est donc logique que la réflexion anthropologique et éthique, plutôt que de prolonger la voie traditionnelle d’une méditation intemporelle sur la vie humaine, se laisse stimuler par la volonté d’en finir avec le capitalisme avant de trouver autre chose de mieux. Ce n’est pas un hasard, on le voit, si Scheler a non seulement été l’un des premiers penseurs à utiliser le terme « anticapitalisme » [2], mais aussi à tenter d’en faire le mot-clé d’une position théorique et normative autonome. L’intérêt du livre composé par Patrick Lang est ainsi de montrer que l’anticapitalisme philosophique non-marxiste a une longue histoire dans laquelle Scheler occupe une place appréciable.

Religion du travail

Si l’on suit le développement de sa réflexion à travers les trois textes traduits par Patrick Lang, on s’aperçoit qu’une sorte de « tournant religieux » intervient bien chez Scheler au moment où, relativisant Sombart, il laisse sa réflexion s’infléchir sous l’influence de la problématique wébérienne. En effet, il semble bien désormais qu’il faille donner raison à Weber lorsqu’il affirmait, contre l’auteur du Capitalisme moderne que, sans la profondeur des impulsions religieuses – ce sont toujours elles qui ont déterminé, dans l’histoire humaine, les réorientations les plus radicales et les plus significatives de la vie et de la pensée –, la révolution éthique que représente l’avènement de la mentalité capitaliste n’aurait pas pu se produire. Les passions éternelles qui agitent l’âme humaine, comme l’amour de la possession, de l’accumulation et de la prédation des richesses, n’y suffisent pas. Plus précisément, d’après Weber, une partie des énergies psychiques profondes qui avaient été mobilisées et sollicitées par le protestantisme a fini, moyennant quelques chaînons, par aboutir à la constitution d’une éthique de la réussite professionnelle qui, historiquement, a elle-même rendu possible l’esprit d’entreprise capitaliste tel que nous le connaissons. La recherche anxieuse du salut s’est métamorphosée en recherche de succès mondains tangibles. Scheler sait que cette spectaculaire thèse « protestante » de Weber a été discutée [3]. Si, s’appropriant les résultats de ces discussions, Scheler réaffirme l’importance historique unique du protestantisme, c’est sous une forme bien plus prudente que celle du sociologue.

Cependant, à la réflexion, ce tournant « religieux » n’apparaît que comme l’expression d’un approfondissement conceptuel sous-jacent. Plutôt que d’expliquer le capitalisme par l’avidité et le désir immature d’accumulation, Scheler va montrer que celui-ci s’enracine dans une certaine façon dont s’organise la donation du monde. C’est une anthropologie du travail qui va désormais s’imposer.

« C’est la nouvelle pulsion de travail, dégagée de toute limitation religieuse et morale, née d’une énergie de volonté et d’activité se tournant vers la matière en conséquence de ce qu’elle s’est détournée de Dieu et de la sphère céleste intelligible, […] qui conduit d’abord à l’acquérir illimité, puis secondairement à une pulsion d’acquisition illimitée, enfin seulement très tard à une nouvelle jouissance et à une nouvelle impulsion de jouissance » (p. 204).

L’intuition qui s’exprime dans ces formules est limpide. Avant l’attrait pour la richesse, avant même toute passion et tout intérêt, c’est une certaine « attitude » humaine face aux choses et à l’environnement qui rend possible la forme d’activité privilégiée par l’entrepreneur moderne. Cette attitude n’est autre que le travail lui-même. Car le travail modèle la conscience. Il « fait voir » le monde (et les autres hommes) comme des ressources disponibles qui appellent l’exploitation, qui sollicitent l’utilisation rationnelle et la maîtrise habile. L’affinité avec la conception laborieuse et utilitaire de l’activité humaine qui caractérisera, une décennie plus tard, l’ontologie existentiale de Heidegger est manifeste [4]. Mais ce qui intéresse Scheler ici, c’est que la « vision du monde » de l’entrepreneur, à partir de laquelle l’ensemble de la vie sociale a été, selon lui, transformé au cours de l’industrialisation, représente une systématisation exclusive, et même assurément abusive, de cette forme de conscience. C’est sur la base de cette conclusion qu’une véritable critique du capitalisme peut être envisagée. D’une certaine façon, malgré leur caractère allusif, les textes de Scheler constituent donc le chaînon manquant entre Max Weber et les thèmes caractéristiques de l’« École de Francfort ». Ses animateurs, à partir de Horkheimer et Adorno, s’emploieront en effet à fondre la critique marxiste du capitalisme dans une contestation générale de la « modernité » – une modernité qui se serait enfermée, d’après eux, dans la perspective d’une « rationalité instrumentale » de plus en plus brutale à mesure qu’elle prenait de l’assurance [5]. Quelles perspectives éthiques peuvent se dégager d’une telle approche ? Il est frappant que Max Scheler, désinvestissant totalement le mouvement ouvrier et le socialisme politique, se tourne vers une jeunesse intellectuelle en mal d’authenticité existentielle et de nouveaux idéaux, des idéaux liés à l’accomplissement personnel tout comme à la réalisation de buts collectifs exaltants. C’est d’elle dont il faut attendre le renouveau, affirme-t-il, dans un vocabulaire certes un peu daté.

« Dans la conception du monde en devenir qui est celle de la jeunesse, les phénomènes de fatigue spirituelle que sont le scepticisme, le relativisme, l’historisme, le fouissement dans le moi personnel, ont également cédé du terrain au profit d’un progrès puissant en direction d’un contact vécu immédiat aux choses elles-mêmes, d’une évidence absolue, qui affermit la force d’action et le caractère, d’un abandon expansif au monde » (p. 237).

C’est la richesse d’un univers de valeurs qui ne s’ouvre à nous que lorsque nous nous sommes détournés de l’orientation utilitaire inhérente au « travail » qui peut alors se manifester, non pas, donc, grâce à la simple contemplation que les philosophes grecs de l’Antiquité opposaient au labeur, mais grâce à l’énergie affirmative qui se dégage intrinsèquement de certaines grandes réalités du monde historique. L’homme d’action, l’artiste, le mystique se présentent alors comme des modèles de cette adhésion non-rationnelle, engagée, à ce qui existe, à ce qui mérite d’être à la fois aimé et constamment re-confirmé par l’engagement même. D’une certaine façon, l’histoire, sur le long terme, a donné raison au philosophe. Après le retrait de la puissante vague nationaliste déclenchée en août 1914, après l’extinction des derniers feux du fascisme du communisme, ce sont les « nouveaux mouvements sociaux » (liés à l’anti-autoritarisme, à l’anti-militarisme, aux revendications des minorités, à l’aspiration à des modes de vie alternatifs…) qui, à partir des années 1960, ont permis à la « gauche mondiale » (Wallerstein) et, plus spécifiquement, à l’anticapitalisme, de se réinventer. Ces mouvements supposaient l’attachement à des « valeurs » que le mouvement ouvrier ne pouvait pas placer au centre de ses interrogations et de ses revendications.

Actualité des idées de Scheler ?

Dans sa préface, Patrick Lang souligne le double intérêt des textes de Scheler : à la fois du point de vue de l’histoire des idées et du point de vue des préoccupations contemporaines, au sein desquelles la mise en question du capitalisme est redevenue centrale.

Le premier aspect n’appelle guère de débats. Depuis le XIXe siècle, la critique de la modernité capitaliste a emprunté deux canaux distincts. Portée par le mouvement ouvrier, déployée par le socialisme, la critique sociale de cette modernité avait comme objets essentiels l’exploitation du travailleur, ainsi que la généralisation de conditions de vie de travail dégradées. La critique culturelle, quant à elle, se focalisait sur l’étroitesse des formes de vie et des formes de personnalité qui accompagne l’embourgeoisement de la vie collective et les progrès de la modernisation industrielle. Contemporains, Balzac et Proudhon, ou bien plus tard William Morris et Karl Marx, ne parlaient pas de la même chose, même si les idées et les sensibilités étaient parfois amenées à se confondre, du moins à se rencontrer. Très clairement, les savants allemands qui, vers 1900, se sont emparés du terme « capitalisme » pour développer les approches historiques et anthropologiques que l’on a évoquées se situent dans le cadre de la critique « culturelle ». C’est le moment où le terme « capitalisme » commence à être utilisé pour incriminer de manière plus ou moins impressionniste une mentalité ou une civilisation plus qu’une organisation économique précise. Curieusement, les régimes communistes prolongeront cette diabolisation (la désignation insultante du capitalisme ou des capitalistes comme ennemis et comme essences) que le simple usage de ces mots suggère encore parfois aujourd’hui. C’est aussi le moment ou l’indifférence face à la question ouvrière, face à la question « sociale », comme on disait au siècle précédent, se ressource grâce a un argumentaire qui se dupliquera sans fin tout au long du XXe siècle. Devenu une force politique comme les autres dans le jeu parlementaire, disait-on, le socialisme a jeté le masque. Il appartient bien au « système », confirmant par là que la classe ouvrière n’a nullement la capacité à contrecarrer les tendances dynamiques les plus profondes et les plus préoccupantes qui nous submergent. Pire encore : il y a lieu de penser que, s’il parvenait au pouvoir, le socialisme ne ferait guère qu’accentuer, sous l’égide d’un État surpuissant, une tendance à l’homogénéisation et à la rationalisation aliénante qui forme la marque de la civilisation capitaliste. On pourrait dire que les discussions post-sombartiennes définissent le moment où cette critique culturelle commence à s’exprimer sous la forme d’un programme de recherche capable d’irriguer l’histoire, la sociologie et même la psychologie [6]. D’où son importance considérable, bien aperçue par Max Scheler.

Mais tout cela reste-t-il capable de nous parler ?

Ce qui semble parler aujourd’hui en faveur des idées de Scheler, c’est d’abord le fait que le répertoire des reproches que l’on adresse au capitalisme paraît assez stable sur la longue durée. Qu’il s’agisse de l’exploitation du travailleur, du creusement des inégalités, du resserrement des valeurs autour de l’efficacité et de la rentabilité, de l’irresponsabilité environnementale, de la promotion éthique de l’avidité, de la disposition à l’accumulation pour elle-même et, dans son sillage, à l’excès (l’hybris), à l’illimitation, voire encore au goût du franchissement des limites en tant que tel, l’histoire des critiques du capitalisme manifeste une homogénéité suffisante pour que nous puissions nous référer sans crainte à des épisodes anciens. Ce terrain est encore le nôtre.

Trois obstacles se présentent cependant.

Premièrement, Scheler, dans ces textes comme dans d’autres, donne une image franchement antipathique de la philosophie, en tout cas de sa philosophie. Il adopte d’emblée une argumentation aristocratique, ultra-dogmatique, arrogante, imperturbablement confiante dans sa capacité à juger de toute chose de façon tranchée et péremptoire, sans une once de nuance. Dans l’esprit et dans le style, Heidegger n’est pas loin.

Deuxièmement, au point au nous en sommes, il paraît désormais évident que toutes les grandes conceptions antérieures du capitalisme, que ce soient celles de Marx, de Sombart ou de Weber, peuvent se voir reprocher à juste titre une sous-estimation énorme de la souplesse et de sa diversité, y compris de ses composantes motivationnelles et psychologiques. Déjà Braudel, bien que très sombartien par certains côtés, exprimait son scepticisme face à l’esprit des discussions « allemandes » du tournant du siècle : s’il y a certaines données constantes dans le caractère de ceux qui veulent prendre part au jeu du profit, il y a aussi beaucoup d’évolutions et de variations, et il n’est d’ailleurs pas certain que, au bout du compte, ces facteurs psychologiques aient été si déterminants que cela [7]. Dans Le Nouvel esprit du capitalisme, L. Boltanski et È. Chiapello [8] prenaient acte, selon le même ordre d’idées, de la fin d’une époque : « l’esprit du capitalisme », qui ne concerne plus seulement la mince classe des capitaines d’industrie (le management a été un facteur important de sa diffusion, sans même insister sur le consumérisme), est devenu un aspect très souple, très mobile, du capitalisme lui-même. Il faut s’attendre à le voir s’adapter et se réinventer en permanence. Et, du coup, il convient de ne pas lui prêter rétrospectivement trop d’unité sur le long terme. Les idées de Scheler se trouvent fragilisées par tout cela.

Troisièmement, la critique schelerienne du travail, au cœur du volume, présente un certain nombre de difficultés. Si l’on comprend sous le terme « travail » l’ensemble des activités qui sont principalement finalisées par la fourniture d’un bien ou d’un service répondant à des besoins, l’idée que la perspective du travail est spontanément celle de la domination aveugle n’est, en réalité, guère défendable. Car, empiriquement, une immense partie de ce que l’espèce humaine a pratiqué en « travaillant » revenait et revient encore à être avec ou à collaborer avec des choses et des êtres de la nature : par exemple en pilotant des processus, comme dans l’agriculture, en gouvernant des animaux, comme dans l’élevage, en s’appuyant sur des ressources données, en réparant des défaillances constatées... Certes, le fait que les sociétés industrielles (qu’elles aient, d’ailleurs, été capitalistes ou communistes) se soient en règle générale montrées agressives et irresponsables dans les rapports qu’elles ont entretenus avec leur environnement naturel est une évidence. Le fait qu’une partie du travail humain socialement organisé ait été conduite à se redéfinir en fonction de cette nouvelle contrainte en est une autre. Mais il serait abusif d’en tirer la conclusion selon laquelle « le travail humain » serait par essence voué à glisser le long de la pente fatale qui conduit de la simple perspective instrumentale ou encore technique (chercher innocemment les moyens qui épargnent l’effort en promouvant l’efficacité) jusqu’au pillage suicidaire et à la captation systématique. C’est une première raison pour se garder de toute tentative pour fonder la critique du capitalisme sur une relativisation du « Travail » compris comme possibilité anthropologique.

Une seconde raison provient du constat qu’une telle option aboutit à ne laisser comme choix que le saut dans l’inconnu. Si le monde du travail, puis, par extension, des pratiques économiques et des rapports sociaux en général, n’a, ontologiquement, aucune consistance, aucun dynamisme en lui (il ne fait que confirmer à l’infini la logique terne de la maîtrise laborieuse du monde), la confiance que placent certains dans des expériences alternatives, des résistances intelligentes, des contestations locales ou des tentatives de régulation, paraît forcément risible. C’est ainsi que Scheler, qui identifie le capitalisme à une sorte de pathologie invasive ne rencontrant aucune résistance, rattache l’anticapitalisme à la perspective d’une révolution spirituelle : l’avènement d’un homme nouveau capable de subvertir la modernité constitue le seul espoir de salut. À l’heure actuelle, des conceptions analogues occupent une place notable dans le débat d’idées, y compris chez des auteurs qui se réclament de l’inspiration de Marx. Ainsi, on estime par exemple (à la suite d’André Gorz [9] et de Moishé Postone [10]) que nos problèmes viennent au fond de la mythification moderne du travail, vu comme un moyen de maîtrise du monde et d’épanouissement collectif. Plus radicalement, on peut même aller jusqu’à voir le monde économique, et l’ensemble du monde social par contamination, comme étranglé par une logique totalitaire dont il faudra sortir par un saut historique bouleversant, bien entendu très différent de ce que les révolutionnaires des deux derniers siècles ont envisagé et parfois mis en œuvre [11]. Certes, la colère, le dégoût violent que l’on peut éprouver devant le monde actuel, l’amour du risque ou l’esprit d’aventure peuvent constituer, à certaines conditions, des ressources psychologiques intéressantes pour l’avenir. L’anticapitalisme en a même peut-être vitalement besoin. Mais elles ne peuvent pas fonctionner toutes seules. L’attention tranquille aux alternatives réellement existantes, aux possibilités esquissées au sein même d’un univers économique (celui du travail et de la production en particulier) qui n’est pas dépourvu d’ambiguïtés, forme assurément un socle plus solide. Dans un tel contexte, l’impatience de Scheler n’est sans doute plus si bonne conseillère.

Pour citer cet article :

Stéphane Haber, « L’ancien esprit du capitalisme », La Vie des idées , 11 mars 2016. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/L-ancien-esprit-du-capitalisme.html

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par Stéphane Haber , le 11 mars

 
 
 
 
AÀ propos de : M. Hardt & T. Negri, Commonwealth, Belknap Press of Harvard (...)
 
 
 
Notes

[1] Voir par exemple : La Situation de l’homme dans le monde, Paris, Aubier, 1951, ou Le Formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, Paris, Gallimard, 1955. L’ouvrage fameux sur la sympathie (Nature et formes de la sympathie) avait été traduit en français dès 1928.

[2] Il rédige en 1919 un texte intitulé « Christlicher Sozialismus als Antikapitalismus ».

[3] Pour les réponses de Weber, voir les « Anticritiques » in L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2003, p. 318-446.

[4] M. Heidegger, Être et temps, 1927, § 15.

[5] M. Horkheimer et T. W. Adorno, Dialectique de la raison, 1944.

[6] Aurélien Berlan, La Fabrique des derniers hommes. Retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber, Paris, La Découverte, 2012. A. Berlan estime que c’est la sociologie académique allemande (Tönnies, Simmel, Weber) qui a repris l’héritage de la Kulturkritik. La critique non-économique du capitalisme (c’est particulièrement net lorsque le terme lui-même est employé) forme un ensemble discursif particulier, qui recoupe en partie le périmètre de la Kulturkritik (laquelle, à l’origine, vise plutôt la modernité que le capitalisme), mais sans s’identifier à elle.

[7Civilisation matérielle, économie et capitalisme. XVe-XVIIIe siècle, Paris, A. Colin, 1979, 3 vol.

[8] Paris, Gallimard, 1999.

[9Métamorphoses du travail, Quête du sens, Critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988.

[10Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une nuits, 2009.

[11] Voir par exemple J. Vioulac, La Logique totalitaire. Essai sur la crise de l’Occident, Paris, Puf, 2013.

 
 

 

 
 
 
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