L’art de détourner George Orwell

 

Les références à l’auteur de « 1984 » se sont multipliées depuis une vingtaine d’années. Alors que ses engagements revendiqués l’ancraient à gauche, c’est désormais une pensée néoconservatrice qui se revendique de son œuvre. Récupération d’ambiguïtés possibles ou dévoiement ?

 

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Tout et son contraire a été dit sur George Orwell. Surtout son contraire. Condamner le colonialisme britannique et témoigner de la vie des travailleurs pauvres et des vagabonds ; se convertir à un socialisme radicalement égalitaire après une enquête sur les ouvriers anglais ; pourfendre la tiédeur sociale-démocrate et être internationaliste jusqu’à combattre pendant la guerre d’Espagne dans les rangs du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) ; espérer que la résistance du peuple britannique contre l’Allemagne nazie débouche sur une révolution ; rejoindre l’aile gauche du Parti travailliste ; et, enfin, mourir trop tôt pour être gâté par le succès de Nineteen Eighty-Four (1984) : non seulement tout cela n’a pas suffi à une partie de la gauche pour qu’elle compte Orwell parmi les siens, mais cela n’a pas non plus empêché son annexion par les néoconservateurs. Comment en est-on arrivé là ?

Succès populaire au Royaume-Uni et aux États-Unis dès sa parution en 1949, Nineteen Eighty-Four est largement loué par la presse. Mais Orwell (1903-1950) est, déjà, souvent mal compris, en particulier outre-Atlantique, où son itinéraire d’homme de gauche est peu connu et son roman lu comme une critique du socialisme. Au point qu’il se sentira obligé de préciser ses intentions pour le syndicat des travailleurs américains de l’automobile.

En France, dès décembre 1949, le billettiste du Monde Robert Escarpit qualifie le roman d’« amusante mais facile caricature du régime soviétique ». En juin 1950, pour la traduction française, l’écrivain Marcel Brion y salue une histoire « écrite avec le grand style et dans la meilleure langue des meilleurs romanciers anglais ». Soixante-huit ans plus tard, pour la réception de la deuxième traduction française, la presse littéraire navigue entre fadaises et contresens en reproduisant docilement le prière d’insérer de l’éditeur. Pourtant, Orwell n’est plus l’auteur dont la disparition n’a guère été signalée que dans Le Monde, en cinquante et un mots.

Au milieu des années 1950, ses principaux livres sont tous (plus ou moins mal) traduits, une vingtaine d’éditions de 1984 ont déjà été vendues, mais seuls deux essais lui sont consacrés, et la presse y fait relativement peu référence. Puis tout change : des années 1980 aux années 2000, Orwell est l’objet d’une quarantaine d’essais, et son œuvre (sauf 1984) est retraduite aux éditions Champ libre, complétée de neuf inédits. Le Monde (le plus assidu à y faire référence) écrit autant sur Orwell en 1982-1983 qu’au cours des trente années précédentes. Le rythme baisse, mais, à partir de 1995, il est de nouveau abondamment cité par la presse — et plus que jamais à partir des années 2010. Bien des choses ont alors changé : le « bloc de l’Est » n’est plus, et l’alternance entre le néolibéralisme des « socialistes » et celui des « républicains » a légitimé une confusion entre gauche et droite, facilitant la tâche aux néoconservateurs comme Alain Finkielkraut. C’est désormais Le Figaro qui mentionne le plus souvent Orwell ; et il est très apprécié par une presse peu portée sur le socialisme révolutionnaire, de Limite à Causeur, en passant par Marianne et jusqu’au Journal de Béziers, dont le maire, M. Robert Ménard, a été élu avec le soutien du Front national. Comment cette mouvance a-t-elle adopté un auteur dont la vie et l’œuvre lui sont aussi hostiles ?

On attribue la « redécouverte » d’Orwell à Jean-Claude Michéa, philosophe qui se réclame du marxisme et auteur en 1995 d’un Orwell, anarchiste tory (Climats) promis au succès. La formule « anarchiste tory » n’a été utilisée par Orwell qu’à propos de Jonathan Swift, qu’il admire comme écrivain et satiriste autant qu’il critique sa personnalité et ses positions politiques. Et, s’il parle de lui-même en des termes comparables, c’est seulement lorsqu’il porte en 1937 un regard critique sur le jeune snob qu’il était à la sortie d’Eton. Quant au parti tory, Orwell refusera d’y être associé même pour lutter contre le stalinisme : « J’appartiens à la gauche et dois travailler en son sein, quelle que soit ma haine du totalitarisme russe et de son influence délétère sur notre pays (1). »

On voit bien, chez Michéa, que l’étiquette d’« anarchiste tory » sert d’antinomie, sinon d’antidote, au « libéral-libertaire » et autres « progressistes » de la bourgeoisie cultivée qu’il combat — ceux-là mêmes pour lesquels Orwell n’eut jamais de mots assez durs. Mais on voit bien aussi que cette étiquette peut inviter à une récupération de droite.

L’idée qu’Orwell serait, par tempérament politique, un anarchiste conservateur avait déjà été suggérée par Simon Leys, auteur d’un essai déterminant, Orwell ou l’horreur de la politique (1984). Leys prend toutes les précautions — parlant de « la profondeur et de la sincérité de l’engagement d’Orwell dans l’idéal socialiste » et du fait que son « annexion par la nouvelle droite reflète moins le potentiel conservateur de sa pensée que la persistante stupidité de [la] gauche » (2). Mais son titre brouille les pistes. Orwell, qui s’est attaché « à faire de l’écriture politique un art (3», n’exprime pas un « dégoût du politique » mais une critique de la politique de puissance, et en particulier de la politique impériale de l’Union soviétique.

C’est enfin la notion de common decency, l’« honnêteté commune » défendue autrefois par Charles Dickens, qui aurait accompli l’adoption d’Orwell par la nouvelle droite. Emblématique des valeurs associées à la classe ouvrière — droiture morale, générosité, sens de l’entraide, haine des privilèges, soif d’égalité et attachement à l’idée d’une vérité objective —, l’ensemble des dispositions qui constitue la common decency est, pour Orwell, hérité du christianisme et de la Révolution française. Si cette « morale sociale et économique » perdure davantage dans le rapport des petites gens à la vie et aux autres, ce n’est pas qu’elle serait innée, mais qu’un type de vie en facilite la pérennité et la transmission. Ainsi, toutes les classes sociales en abritent plus ou moins les valeurs. Mais les rapports de domination qui structurent nos sociétés les offensent en permanence. C’est pourquoi il faut, selon Orwell, faire la révolution : pour abolir la division en classes qui interdit l’instauration d’un ordre social juste, dont la common decency deviendrait le socle moral commun (4). Ce qui fait écho à l’analyse, chez l’historien britannique Edward P. Thompson, des mobilisations populaires en matière d’« économie morale » des foules sanctionnant les élites qui contreviennent aux normes communes non écrites ; ou, chez le politiste américain Barrington Moore, à l’idée que les dominés se révoltent quand le pouvoir bafoue le « pacte social implicite » et ses « obligations morales ».

Comment les néoconservateurs peuvent-ils donc se réclamer de la common decency ? C’est pourtant simple. Retirez « générosité, sens de l’entraide, haine des privilèges, soif d’égalité ». Oubliez la Révolution française et l’« abolition de la division en classes ». Gardez « droiture morale » et « christianisme ». Affirmez que l’ouvrier (blanc) appartient aux classes moyennes paupérisées par l’arrivée d’un sous-prolétariat étranger à « notre » common decency. Et le tour est joué.

Et ce d’autant mieux qu’auprès des intellectuels de gauche la common decency a très mauvaise presse : qualifiée de morale « bourgeoise » ou « idéaliste », voire « de droite », elle est soupçonnée d’évincer la politique et de nourrir l’anti-intellectualisme. Réaction qui peut se comprendre, Orwell concevant la common decency comme une vertu déficitaire chez l’« intelligentsia moderne » : coupé du socle historique et relationnel qui lui aurait permis d’être habité par les valeurs de l’honnêteté commune, l’intellectuel serait plus qu’aucun autre acteur social perméable aux dérives autoritaires d’un ordre qui assure sa position — même quand il tient un discours d’émancipation.

Le blasphème anti-intellectualiste pourrait bien avoir été moins pardonné à Orwell que son enrôlement posthume et indu dans la croisade anticommuniste, ardente à invoquer le stalinisme pour disqualifier les idéaux socialistes du mouvement ouvrier : si on veut bien lire 1984, on y trouve moins une « caricature du régime soviétique » que la satire de l’utopie qu’il prête aux intellectuels.

Cette utopie, « parodie des implications intellectuelles du totalitarisme (5», est révélée par une scène de torture menée par un philosophe et dirigeant du parti, qui discute de la nature de la vérité en défendant des conceptions bien moins marxistes (6) que postmodernes. Dans la philosophie du parti, comme dans la philosophie postmoderne, la vérité, résultat d’un consensus social, est construite, relative à une période, à une culture. Le bourreau impose moins à sa victime de reconnaître « deux et deux font cinq » comme une vérité qu’il ne lui inflige une leçon de « double pensée », technique d’ajustement au consensus du moment. Une compétence qui est si peu l’apanage des seuls totalitarismes qu’on la retrouve chez M. Donald Trump et ses « vérités alternatives » : « J’essaie toujours de dire la vérité, et je veux toujours dire la vérité. Mais quelquefois quelque chose se produit et il y a un changement, mais je veux toujours être sincère (7). »

Les références à la critique par Orwell du totalitarisme étant depuis 1995 davantage associées à Internet et à la surveillance de masse, son intelligence politique en est pour ainsi dire vivifiée. Ce qui n’a pas profité à la nouvelle mouture de 1984 livrée par Gallimard.

La première traduction souffrait d’un manque certain de précision, de choix qui ont vieilli, de fautes de détail, de quelques contresens majeurs et d’une quarantaine de phrases manquantes. Mais elle a néanmoins installé les principales notions du livre dans la langue française. En 2018, pour « rendre justice [à 1984] d’un point de vue littéraire », la nouvelle version traduit au présent un récit écrit au passé. Ce qui en dit moins sur la « justice » que sur la considération de l’œuvre par l’éditeur. Et parce que le « Newspeak » ne serait pas une langue, « novlangue » est devenu « néoparler ». Le roman donne pourtant la structure et l’étymologie de la « langue officielle d’Océanie » avec laquelle ses habitants sont destinés à parler et à (ne plus pouvoir) penser. Dans l’élan, la police de la pensée est devenue « mentopolice » et le crime de pensée « mentocrime »…

D’où viennent pareilles « libertés » ? Du droit de chacun de construire à chaque lecture, chaque traduction, le sens d’un texte, affirme la traductrice. Mais n’est-ce pas justement ce relativisme dont le pamphlet satirique d’Orwell dévoile les dangers ? Pour son héros, c’est l’existence d’une vérité extérieure qui rend possible la liberté individuelle : en limitant notre privilège, et surtout celui du pouvoir, à décider de ce qui est. N’est-ce pas la dernière ruse de la novlangue que d’emprunter les voies de la littérature pour remplacer des termes précis par des « néomots » vides ?

Thierry Discepolo

Fondateur des éditions Agone, à l’origine de la nouvelle traduction de 1984 par Celia Izoard, parue aux Éditions de la rue Dorion (Montréal) et à paraître aux éditions Agone en 2020.

(1) Lettre à la duchesse d’Atholl, 15 novembre 1945, dans George Orwell, Essais, articles et lettres, vol. IV, Ivrea - Encyclopédie des nuisances, Paris, 2001.

(2) Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique [1984], Plon, Paris, 2006.

(3) George Orwell, « Pourquoi j’écris ? », 1946, dans Essais, articles et lettres, vol. I, Ivrea - Encyclopédie des nuisances, Paris, 1995.

(4) Jean-Jacques Rosat, Chroniques orwelliennes, Collège de France, Paris, 2013.

(5) Lettre à Roger Senhouse, 26 décembre 1948, dans George Orwell, Essais, articles et lettres, vol. IV, op. cit.

(6) James Conant, Orwell ou le pouvoir de la vérité, Agone, Marseille, 2012.

(7) « Donald Trump’s wacky approach to truth, explained in 7 words », CNN, 1er novembre, 2018.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de septembre 2019 ainsi que la réponse de l’auteur, « Malheureux comme Orwell en France (II) Qui veut tuer son maître l’accuse de la rage », sur le blog des éditions Agone.