« L’aveuglement américain sur le Proche-Orient est une cécité volontaire »

 

Titulaire de la chaire Edward Saïd à l’université Columbia de New York, Rashid Khalidi, historien américano-palestinien, analyse le conflit au Proche-Orient depuis son savoir d’historien et sa connaissance des arcanes palestiniennes comme étasuniennes.

Joseph Confavreux

4 novembre 2023 . MÉDIAPART

RashidRashid Khalidi, né en 1948, est un historien américain d’origine palestinienne, considéré comme un des chercheurs majeurs sur le Proche-Orient et les relations entre cette région et les États-Unis. Il a succédé à Edward Saïd à la chaire que tenait ce dernier à l’université Columbia à New York. Il a été, pendant 20 ans, l’éditeur du Journal of Palestine Studies.

En français, ont été publiés trois de ses livres : Palestine, histoire d’un État introuvable (Actes Sud, 2007), L’Empire aveuglé. Les États-Unis et le Moyen-Orient (Actes Sud, 2004) et L’Identité palestinienne (La Fabrique, 2003).

Pour Mediapart, il revient sur les évènements du Proche-Orient.

 

 

Mediapart : Vous avez retracé l’histoire de la « guerre de 100 ans » menée contre la Palestine dans votre ouvrage « The Hundred Years’ War on Palestine : A History of Settler Colonialism and Resistance, 1917–2017 », publié par Metropolitan Books en 2020 (non traduit). Comment définiriez-vous le nouveau cycle de cette guerre ? Est-ce un moment de rupture décisif ou une prolongation de haute intensité d’une guerre de basse intensité ? 

 

Rashid Khalidi : À vrai dire, certainement les deux. Le dernier chapitre de mon ouvrage est consacré aux guerres de Gaza. Celles-ci ont commencé en 1948, ne se sont jamais réellement interrompues, mais ont connu une accélération depuis 2006. Mais cette régularité des guerres menées contre Gaza ne doit cependant pas occulter que ce qui se passe aujourd’hui à Gaza, si on peut l’inscrire dans la continuité des guerres passées, constitue aussi un moment de rupture, pour au moins trois raisons. 

D’abord, c’est la première fois depuis 1948 que la guerre entre Arabes et Israéliens a été menée sur le territoire israélien. En 1956, 1967 ou 1973, la guerre est menée sur des territoires appartenant alors à l’Égypte et à la Syrie, principalement le Sinaï et le Golan. En 1982, la guerre est menée sur le territoire libanais. Cela change la perception et la conduite de la guerre.

La deuxième rupture est liée à l’importance des pertes civiles chez les Israéliens, plus de 1 000 personnes. La population israélienne a connu beaucoup de tués, que ce soit dans les attentats ou par des tirs de roquette, mais jamais de cette ampleur. Même en 1948, où l’on estime à 6 000 les morts côté israélien contre 12 à 20 000 côté palestinien, les tués israéliens sont principalement des soldats.

La troisième raison est que le 7 octobre a profondément remis en cause la doctrine israélienne jugeant qu’il était possible d’assurer la sécurité d’Israël tout en comprimant les Palestiniens sur des territoires de plus en plus réduits, dans des bantoustans en Cisjordanie ou dans Gaza assiégée, sans qu’il ne se produise de réaction.

L’ironie de l’histoire veut que ce soit Yoav Gallant, l’actuel ministre de la défense d’Israël, qui a été, lorsqu’il était commandant du Secteur de commandement militaire sud d’Israël, avec Ariel Sharon, l’un des principaux artisans du régime imposé à Gaza après le retrait des colonies de Gaza en 2005. Mais la cocotte-minute dans laquelle Israël avait cru pouvoir enfermer les Palestiniens a fini par exploser.

 

Êtes-vous surpris de l’ampleur de la guerre menée aujourd’hui par Israël à Gaza ?

Pas du tout, dans la mesure où l’on connaît le parcours des membres cooptés dans le cabinet de guerre mis en place après le 7 octobre, soit-disant pour assurer la présence de personnes qui s’y connaissent en matière militaire et pour réduire l’influence des ministres suprémacistes juifs Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich qui ne sont pas conviés dans ce cabinet.

Benny Gantz était chef d’état-major lors de la guerre de Gaza en 2014 et Gadi Eisenkot était le chef des opérations de l’armée israélienne lors de la guerre menée contre le Liban et le Hezbollah en 2006. Il a affirmé à l’époque qu’il avait développé ce qu’il nommait la « doctrine Dahiya ». L’armée de l’air israélienne avait rasé tout le quartier de Dahiya, un quartier chiite de Beyrouth. Et Eisenkot avait alors assumé appliquer « une force disproportionnée » et causer de nombreux dégâts humains et destructions, car, de son point de vue, « ce ne sont pas des villages civils, ce sont des bases militaires ». Il avait également promis que « ce qui s’est passé dans le quartier Dahiya de Beyrouth en 2006 se reproduira dans chaque lieu depuis lequel Israël est visé ».

Les trois généraux qui mènent aujourd’hui la guerre à Gaza - Yoav Gallant, Benny Gantz et Gadi Eisenkot - sont les principaux artisans, avec Ariel Sharon, de la doctrine militaire qui prétend assurer la sécurité d’Israël depuis vingt ans en ne faisant aucun cas des vies palestiniennes, civils et enfants inclus. Il n’y a donc rien de surprenant à ce qu’ils mènent une guerre aussi sanglante

 

 

 

Dans votre ouvrage intitulé « L’Identité palestinienne : la construction d’une conscience nationale moderne » (La Fabrique, 2003), vous montriez que l’identité palestinienne était fondamentalement fluide, mouvante et disponible à des « narratifs » différents selon les parcours individuels et familiaux et les organisations politiques qui prétendent les incarner. Diriez-vous pour autant que cette conscience nationale palestinienne est similaire quand elle est portée par le Hamas ou le Fatah ?

 

Il me semble que la véritable différence entre le Hamas et le Fatah est davantage tactique que stratégique. Si on regarde ce que dit le Hamas depuis la seconde Intifada jusqu’à récemment, on peut juger qu’il accepte la solution à deux États dans les frontières de 1967 et qu’il serait prêt pour cela à une trêve. Avant les affrontements meurtriers entre ces deux partis en 2007, il accepte de participer à un gouvernement d’union nationale qui sera autorisé à négocier avec Israël en concertation avec le président Mahmoud Abbas. Les Israéliens et les Américains ont refusé cette tentative.

La différence tactique entre le Fatah et le Hamas tient principalement au fait que le premier a renoncé à la lutte armée, tandis que le second combine actions pacifiques, par exemple lors des « marches du retour » de 2018 qui se sont finies en bain de sang et ont pu marquer les limites d’une protestation seulement pacifique, et actions militaires et violentes.

Cette importante différence tactique ne me semble pas invalider les convergences dans l’incarnation d’une conscience nationale palestinienne, notamment dans l’affirmation de la nécessité d’un État palestinien distinct d’Israël et non d’un seul État rassemblant Palestiniens et Israéliens.

C’est tout cela qu’on oublie quand on réduit le Hamas à une organisation terroriste. Le but de ce mot « terroriste » est d’abord de faire oublier l’histoire en prétendant la remplacer par un combat entre le bien et le mal.

Cependant, dans un entretien donné à une chaîne de télévision libanaise le 24 octobre, mais diffusé seulement le 1er novembre, Ghazi Hamad, porte-parole du Hamas installé à Beyrouth et membre de son bureau politique, a affirmé qu’« Israël est un pays qui n’a pas sa place sur notre terre » et devait être anéanti. Comment comprenez-vous cette stratégie rhétorique et politique qui ne semble pas de nature à prévenir une destruction encore accrue de Gaza et de sa population ?

Une déclaration de ce type dans la bouche d’un porte-parole du Hamas, censé être une des expressions les plus « diplomatiques » de ce mouvement, est symptomatique de la montée en tension et en radicalité depuis les attaques menées en Israël par le Hamas et à Gaza par l’armée israélienne. On doit le mettre en parallèle de la déclaration par Ismail Haniyeh à Doha le 1er novembre, dans lequel il prône des négociations pour une solution de deux États.

Je suis critique, depuis des années, de la stratégie du Hamas, comme je le suis de la stratégie inconsistante de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie. Il y a sûrement des différences entre les membres du Hamas qui se trouvent en Turquie, à Doha ou même au Liban et ceux qui se trouvent dans les tunnels de Gaza.

Mais ce qu’a montré le 7 octobre est que ces derniers sont devenus les maîtres du jeu et quelqu’un comme Ghazi Hamad ne peut qu’embrayer. Les personnes du Hamas qui ont planifié et commis les attaques du 7 octobre n’ont, apparemment, pas mesuré les conséquences liées au fait de tuer 1 000 civils israéliens.

Même si on voit bien que les morts de civils et de bébés palestiniens n’indignent pas autant que les morts de civils israéliens, parce qu’ils n’ont pas la même couleur de peau, on est en droit de se demander si les personnes qui ont planifié les attaques du 7 octobre se sont questionnées sur la façon de libérer la Palestine. Tuer des centaines de civils israéliens pose des problèmes abyssaux d’un point de vue moral, éthique, mais aussi politique et géopolitique. C’est le cas même si le monde entier – les populations, à défaut des gouvernements – soutient les Palestiniens.

 

Comment comprenez-vous le peu de réaction, au-delà des mots, de l’Iran et du Hezbollah libanais ?

Mon analyse serait que l’Iran a dépensé beaucoup d’argent et de sang pour créer, au Liban, des forces de dissuasion qui préviennent toute attaque d’Israël contre eux. Le but de l’Iran, avec le Hezbollah, est avant tout de disposer d’une force de dissuasion nécessaire à sa propre sécurité. Si le Hezbollah engageait sa force dans le cadre d’une guerre véritable avec Israël, cela affaiblirait considérablement les capacités dissuasives de l’Iran.

C’est, à mon avis, le calcul que fait l’Iran aujourd’hui et qui structure la situation. Le Hezbollah fait aussi ses propres calculs. Il sait qu’il n’est pas très populaire au Liban, au-delà de ses soutiens déclarés, et qu’une guerre avec Israël, qui achèverait de détruire un pays déjà en voie d’effondrement, ne pourrait qu’augmenter l’hostilité des Libanais à son encontre et lui faire perdre de son influence. Je crois que le discours récent du Sayyid Hassan Nasrallah illustre clairement ses calculs d’Iran et de Hezbollah.

Cela ne veut pas dire que les calculs ne peuvent pas changer, ni qu’un incident plus grave que les escarmouches des dernières semaines ne mène à un embrasement de toute la région, voire au-delà. Mais il existe aussi des bonnes raisons, du côté de l’Iran ou du Hezbollah, de ne pas laisser le cours des choses s’envenimer.

 

Votre livre consacré aux relations entre les États-Unis et le Moyen-Orient était titré « L’Empire aveuglé » (Actes Sud, 2004). Est-ce toujours ainsi que vous désigneriez la politique étasunienne contemporaine ?

Oui, mais il faut comprendre l’aveuglement américain comme une cécité volontaire, une véritable volonté de ne pas voir les réalités de la région. L’administration américaine a voulu croire que les Arabes n’étaient plus concernés par la Palestine. Ils sont ignorants de tout ce qui s’est passé dans la région avant la Seconde Guerre mondiale, que ce soient les milliers d’articles écrits dans la presse arabe lorsque les premiers colons sionistes se sont installés en Palestine ou les révoltes arabes des années 1930.

Les experts de la CIA connaissent bien cette histoire et son poids, mais ce n’est pas le cas du petit cercle présidentiel qui entoure Joe Biden. Bilan : au lieu d’agréger des pays arabes pour soutenir Israël en faisant fi de la question palestinienne, ils en perdent, comme le montre la décision prise par la Jordanie et le Bahreïn, pourtant fidèles alliés des États-Unis, de faire revenir leurs ambassadeurs en Israël.

Le Hamas avait imposé un régime autoritaire à Gaza qui rendait impossible l’expression de voix critiques. Est-ce qu’émergent aujourd’hui des critiques du Hamas ou est-ce qu’au contraire la destruction de Gaza par Israël soude les Palestiniens derrière le Hamas ?

Il demeure bien des divisions et des ambiguïtés vis-à-vis du Hamas parmi la population palestinienne. Elles peuvent être politiques mais aussi générationnelles. Parmi les jeunes Palestiniens et Arabes, on ne peut que constater une forme d’enthousiasme vis-à-vis du 7 octobre au sens où c’est, aussi, une victoire militaire totalement inédite dans l’histoire palestinienne.

Les systèmes sophistiqués de surveillance ont échoué, la division israélienne de Gaza a été surprise, et près de 350 soldats et 40 policiers ont été tués, sans compter ceux qui ont été enlevés : ce qui s’approche en une journée de toutes les pertes de l’armée israélienne pendant la guerre du Liban en 1982, estimées à environ 480, et dépasse celles de la guerre avec le Hezbollah de 2006, où 119 soldats israéliens ont été tués. 

Mais je vois aussi des expressions opposées, qui jugent que l’action du Hamas ne va pas faire avancer la cause palestinienne. Si on compte les morts, les blessés et les disparus de Gaza, qui doivent atteindre plus que 30 000 personnes et on n’est qu’au commencement. Cette guerre est déjà la plus coûteuse pour les Palestinien·nes depuis 1982, et peut-être depuis 1948. Beaucoup de gens craignent que tout cela n’avance pas la cause palestinienne et n’aggrave les tensions entre Palestiniens, dont les divergences ne tiennent pas seulement à la division géographique imposée par Israël entre la Cisjordanie et Gaza, et à la division, également entretenue par Israël, entre le Hamas et le Fatah. Elles sont aussi tactiques, stratégiques, politiques.

Et il faut dire qu’on retrouve parfois certaines de ces ambiguïtés au sein même de chaque individu palestinien.

 

Vous aviez écrit un ouvrage intitulé « Palestine : Histoire d’un État introuvable » (Actes Sud, 2007). Cet État demeure-t-il introuvable ou est-il devenu impossible ?

 

Je ne reviens pas sur mon analyse d’Oslo. Ce n’est pas à cause d’Oslo que cet État est introuvable, mais parce qu’Israël a rendu impossible la création d’une souveraineté autre qu’israélienne sur la Cisjordanie et Gaza. L’administration étasunienne affirme qu’elle soutient une solution à deux États mais en réalité elle soutient Israël qui fait tout pour l’empêcher. C’est à cause de cela que l’État palestinien demeure introuvable, pas parce qu’Abou Mazen [surnom de Mahmoud Abbas – ndlr] n’a pas exactement dit ce qu’il fallait durant le processus d’Oslo ou dans les négociations avec Ehud Olmert. Ceci posé, la possibilité qu’un tel État existe dépend de trois facteurs.

D’abord, la capacité des Palestiniens à nommer précisément ce qu’ils veulent. Un État démocratique pour Palestiniens et Israéliens dans toute la Palestine historique ou un État Palestinien dans les limites de 1967 ? Ou encore autre chose ? Le président palestinien, Mahmoud Abbas est inaudible sur le sujet, mais les représentants du Hamas en Turquie ou à Doha ne sont guère plus intelligibles sur ce qu’ils veulent vraiment, au-delà des biais médiatiques occidentaux qui considèrent toute parole venant d’eux comme terroriste.

Le deuxième facteur implique qu’Israël accepte enfin de diviser la souveraineté dans la Palestine historique. Mêmes Olmert, Barak ou Rabin, qu’on regarde rétrospectivement comme des hommes de paix par rapport aux gouvernements extrémistes d’Israël aujourd’hui, ne l’ont jamais accepté. Même Rabin, assassiné pour avoir engagé des négociations de paix avec Israël, proposait moins qu’un État et voulait garder le contrôle de la vallée du Jourdain.

Les Israéliens doivent décider s’il y a un seul peuple souverain en Palestine historique, ainsi qu’ils l’ont inscrit dans leurs lois fondamentales en 2018, ou s’il peut y en avoir deux. Mais il faudra pour cela à minima amender ces lois et démanteler toutes les colonies de Cisjordanie, ce qui a peu de chances de se produire.

Le dernier facteur impose que les États-Unis ne réduisent pas leur politique au Proche-Orient à ce qui se passe en Israël et aux effets que cela a sur leur politique intérieure. Biden est convaincu par tout ce que dit Israël depuis qu’il a rencontré la première ministre Golda Meir il y a 45 ans, que ce soit sur l’idée de faire fleurir le désert, sur l’idée qu’Israël est la seule démocratie de la région ou sur la légitimité de détruire Gaza pour répondre aux attaques du 7 octobre. Je ne pense même pas qu’il soit cynique, il croit sincèrement à tout ce que disent les dirigeants israéliens.

Mais alors qu’il pensait sans doute que son soutien militaire et diplomatique total à Israël allait le rendre plus fort dans la perspective de la prochaine élection, les choses changent. Des centaines de milliers de musulmans, de jeunes, de juifs militants pour la paix, de Noirs qui ont voté pour lui la fois précédente sont en train de se détourner des démocrates en rapport avec le blanc-seing qu’ils ont accordé à Israël pour commettre un génocide à Gaza.

Or, ce sont les jeunes et les minorités qui sont à même de permettre aux démocrates de l’emporter. Un sondage récent fait auprès des 18-35 ans aux États-Unis montre qu’à peine 10 % d’entre eux appuie la ligne de Biden sur le conflit au Proche-Orient. Et l’indignation devant le fait que la mort d’un bébé à la couleur brune n’ait pas le même poids qu’un bébé à la couleur blanche ne fait que monter.

Quelle est l’ambiance dans votre université de Columbia ?

C’est extrêmement tendu. Une commission a été créée pour examiner les manifestations d’antisémitisme, mais elle est dirigée par des enseignants sionistes les plus extrémistes. Et pendant ce temps, l’expression des voix propalestiniennes est réprimée partout, particulièrement sur les campus parce que c’est là que l’activisme propalestinien est le plus visible, mais aussi parce que les universités privées sont sous l’influence directe des donateurs.

Aux États-Unis, ce sont ceux qui paient qui contrôlent. C’est vrai en politique. Mais c’est aussi vrai dans les universités. La seule différence est que d’habitude cette influence se fait derrière un voile pudique. C’est ce voile qui a été déchiré avec les menaces des grands donateurs favorables à Israël, sur Harvard, l’université de Pennsylvanie et d’autres prestigieuses universités de la Ivy League. La situation est extrêmement grave. Les États-Unis ont inscrit dans leur Constitution la liberté de parole, mais celle-ci est de plus en plus refusée aux soutiens de la Palestine.

Joseph Confavreux