Le conflit en Ukraine rappelle à quel point, en temps de guerre, les chercheurs sont pris en étau entre patriotisme et internationalisme.

Dans POUR LA SCIENCE  2022/10 N°540

 

Le conflit en Ukraine rappelle à quel point, en temps de guerre, les chercheurs sont pris en étau entre patriotisme et internationalisme.

 
 

On cite souvent la phrase de Louis Pasteur : « La science n’a pas de patrie. » Cependant, on oublie généralement que ces mots, prononcés en 1888 lors de l’inauguration de l’Institut qui porte son nom, sont tirés d’une phrase plus longue : « Si la science n’a pas de patrie, l’homme de science doit en avoir une, et c’est à elle qu’il doit reporter l’influence que ses travaux peuvent avoir dans le monde. » Les guerres entre nations mettent ainsi les savants des pays belligérants à l’épreuve d’une double contrainte : servir son pays et renoncer à l’internationalisme scientifique ou continuer à entretenir des contacts avec les savants « ennemis » et risquer d’être traité de « traître » dans son pays.

La Première Guerre mondiale a mis en exergue cette tension entre patriotisme et internationalisme. L’Allemagne étant considérée comme responsable du déclenchement de cette guerre, de nombreux savants de ce pays ont aussitôt riposté en publiant le 4 octobre 1914 un « Appel aux nations civilisées » affirmant que leur pays n’était nullement responsable de la situation. « En qualité de représentants de la science et de l’art allemands » ils protestaient « solennellement devant le monde civilisé contre les mensonges et les calomnies » qui visaient, selon eux, à « salir la juste et noble cause de l’Allemagne » dans une lutte qui menaçait « rien de moins que notre existence ». Maniant l’anaphore « il n’est pas vrai que », ils assénaient ensuite six énoncés, dont « il n’est pas vrai que l’Allemagne ait provoqué [la] guerre », qu’elle ait « violé criminellement la neutralité de la Belgique » et « que la lutte contre ce que l’on appelle notre militarisme ne soit pas dirigée contre notre culture ». Ils concluaient le tout par un vibrant appel : « Croyez-nous ! Croyez que dans cette lutte nous irons jusqu’au bout en peuple civilisé, en peuple auquel l’héritage d’un Goethe, d’un Beethoven et d’un Kant est aussi sacré que son sol et son foyer. » Et parmi ces 93 signataires se trouvaient à peu près tous les scientifiques allemands qui, presque tous nobélisés, ont depuis laissé leur marque dans l’histoire des sciences : Paul Ehrlich, Emil Fischer, Fritz Haber, Ernst Haeckel, Felix Klein, Philipp Lenard, Walther Nernst, Wilhelm Ostwald, Max Planck, Wilhelm Röntgen, Wilhelm Wien.

Un siècle plus tard, après l’appel de plus de 600 chercheurs russes, le 22 février 2022, à cesser les actes de guerre contre l’Ukraine, l’Union des recteurs d’universités russes publiait, le 4 mars, une lettre d’appui à la décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine, se rangeant derrière son dirigeant et oubliant le volet international de sa mission.

Mais restons optimistes. La Première Guerre à peine terminée, les savants des pays alliés ont tout mis en œuvre pour rétablir les collaborations scientifiques internationales. Dès 1918, la fondation Nobel a attribué ses prix de physique et de chimie à deux Allemands (Planck et Haber) qui avaient signé l’Appel de 1914. En 1919 les savants des pays alliés ont créé le Conseil international de la recherche et en 1922 la Société des nations a constitué une Commission internationale de coopération intellectuelle. À leur création, ces organisations excluaient les puissances de l’Axe, mais les pressions de plusieurs savants américains et européens ont fait évoluer les points de vue et, peu à peu, des savants allemands et autrichiens ont participé aux divers congrès internationaux (voir l’article pages 72-79). Membre de la Commission, Albert Einstein leur avait d’ailleurs rappelé en 1922 que « la science est et restera internationale ».

 
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2022