Le Parti socialiste français et la social-démocratie

 
 
  • Le Parti socialiste français et la social-démocratie
  • Une comparaison avec le parti socialiste allemand. II. Les socialistes face au bolchévisme (1914-1940)
  • Gérard Grunberg
  • Dans Commentaire 2023/3 (Numéro 183), pages 531 à 542
 
 
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Dans cette deuxième partie d’un essai historique initié dans le numéro précédent, Gérard Grunberg montre que les différences de réaction entre socialistes français et allemands à l’égard du bolchévisme et de l’idée révolutionnaire vont revêtir une grande importance pour l’avenir de leurs deux partis, et définir leurs conceptions de l’exercice du pouvoir.
Commentaire

La guerre

1L’entrée en guerre de l’Allemagne et de la France le 4 août 1914 va provoquer chez les deux partis socialistes des réflexes identiques. Contrairement à ce qu’avait tenté Jaurès au cours des journées qui précédèrent son assassinat le 31 juillet, l’un et l’autre, loin de s’opposer à cette guerre, vont participer à l’Union sacrée, chacun dans son pays. L’espoir de Jaurès selon lequel patriotisme et internationalisme étaient compatibles s’est évanoui au moment même de sa disparition. Comme l’a écrit l’historienne Annie Kriegel, « la question nationale a été le lieu exact où s’est négocié l’échec de l’Internationale [1][1]A. Kriegel, « La IIe Internationale (1889-1914) », in J. Droz… ».

2Il apparaît clairement que ces deux partis révolutionnaires sont d’abord, à l’époque, des partis nationaux. Dans un grand élan patriotique, ils votent à l’unanimité les crédits de guerre. S’il n’est pas envisageable que le SPD participe au gouvernement impérial, de son côté la SFIO délègue le 26 août deux des siens au gouvernement de défense nationale : Jules Guesde lui-même, comme ministre d’État, et Marcel Sembat comme ministre des Travaux publics.

3Cela ne signifie pas qu’au sein des deux partis les positions des directions sont unanimement approuvées. À la SFIO, une minorité fédérée autour de Paul Faure regrette le vote par le groupe socialiste des crédits de la défense nationale. Un courant minoritaire s’organise qui, au congrès de décembre 1916, obtient plus de 40 % des mandats. Le 11 septembre 1917, le parti retire ses ministres du gouvernement mais décide de continuer à voter les crédits de guerre, décision qui fait baisser la tension et éloigne les risques de scission. Il demeure cependant profondément divisé.

4Au SPD, la participation à l’Union sacrée s’inscrit dans la logique de son évolution comme parti parlementaire modéré et national. Sa direction est plus largement soutenue que celle du parti français et continuera à voter les crédits de guerre jusqu’à la défaite de l’Allemagne. Néanmoins, des divisions apparaissent également très tôt en son sein, qui épousent les lignes de fracture dessinées avant la guerre. La minorité de gauche refuse dès 1915 de voter de nouveaux crédits. En 1916, un processus de scission est déjà à l’œuvre et la minorité d’extrême gauche, menée par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, se constitue sous l’appellation « Spartakus ». En 1917, avant même la révolution d’Octobre, une scission se produit avec la création de l’USPD, qui rassemble Spartakus et des éléments appartenant à la droite et au centre du parti, tels Bernstein et Kautsky, opposés à la poursuite de la guerre.

5Tandis qu’à la SFIO la tendance hostile à la majorité demeure dans le parti, au SPD la scission débarrasse la majorité de son aile révolutionnaire, ce qui lui permet d’assumer sa vocation de parti de gouvernement. Lors du congrès de Würtzburg en octobre 1917, alors que nombreux sont ceux qui plaident pour la réunification avec l’USPD, la majorité du parti s’y oppose. Pour la première fois, l’exercice des responsabilités gouvernementales dans le cadre de la société présente est envisagé de manière claire [2][2]J.-P. Gougeon, La Social-démocratie allemande. 1830-1996,…. Philipp Scheidemann, l’un des dirigeants du parti, est ovationné lorsqu’il affirme à propos des prochaines élections : « Elles nous conféreront un pouvoir si important qu’il ne nous sera pas permis de jouir des agréments de l’opposition et de laisser la responsabilité aux autres. »

6Désormais, le parti est « candidat à l’exercice du pouvoir ». Le « parti du peuple » doit remplacer le parti ouvrier. Le rapporteur du volet économique du programme réfute même l’idée d’un effondrement inéluctable du régime capitaliste. Quant au fonctionnement du système politique, le Chancelier devrait être responsable devant le Parlement, évolution claire vers le système représentatif. Cette évolution conduit le SPD à rompre le mur qui le sépare des « partis bourgeois ». S’ébauchent alors les contours d’une majorité parlementaire entre le SPD et le Centre catholique, qui pourrait constituer une solution de rechange au pouvoir impérial. Lorsqu’éclate au même moment la révolution bolchévique, le SPD envisage sérieusement de participer au pouvoir alors que la SFIO rejette une telle éventualité. Cette différence explique pour une large part leurs réactions opposées à la révolution bolchévique.

Face à la révolution bolchéviqueLe SPD

7En plein effondrement du Reich, alors que l’Empereur vient d’abdiquer, le SPD accepte le 5 octobre 1918 de participer au premier gouvernement parlementaire de l’histoire allemande dirigé par le prince de Bade, un libéral. Deux membres du SPD en font partie : Philipp Scheidemann et Gustav Bauer. Ce gouvernement comprend une majorité SPD-Libéraux-Centre. Deux mois plus tard, le 9 novembre, le chef du gouvernement démissionne. Il s’adresse ainsi au chef du SPD : « Monsieur Ebert, je vous confie le Reich allemand. »

8Le même jour, la République est proclamée par Scheidemann à Berlin pour devancer la proclamation d’une république socialiste par Karl Liebknecht. Le 11 novembre est signé l’armistice. Les élections à l’Assemblée nationale constituante ont lieu le 19 janvier 1919. Le SPD arrive largement en tête avec près de 40 % des suffrages mais, n’ayant pas la majorité absolue, doit nouer une coalition avec le Centre catholique et les Libéraux pour gouverner. L’Assemblée adopte le 31 juillet à Weimar une Constitution [3][3]Sur le SPD sous le régime de Weimar, voir ibid., p. 207-262.. Friedrich Ebert devient le premier président de la République de Weimar et le socialiste Philipp Scheidemann le Chancelier du premier régime parlementaire, le mouvement syndical signant au même moment des accords importants avec le patronat pour permettre aux entreprises de fonctionner.

9Tandis que le SPD s’installe progressivement au pouvoir comme parti de l’ordre face aux mouvements révolutionnaires qui se développent en Allemagne, Lénine et les bolchéviques ont pris le pouvoir à la faveur des événements révolutionnaires en Russie. Cette simultanéité va jouer un rôle majeur dans la manière dont le SPD va réagir à la victoire des bolchéviques.

10D’emblée, la direction réformiste du parti s’oppose à la révolution russe. Cette expérience, selon Joseph Rovan, « [lui] paraissait à la fois inapplicable et traumatisante : le pouvoir despotique qui s’était imposé à toutes les classes, la figure de Lénine avec sa froide résolution et son inébranlable fanatisme, ne pouvaient qu’inspirer une horreur panique à des sociaux-démocrates allemands de stature petite-bourgeoise nourris d’idéalisme et s’affolant à la vue du désordre [4][4]J. Rovan, Histoire de la social-démocratie allemande, Seuil,… ».

11Dès 1918, Kautsky, alors membre de l’USPD même s’il devait réintégrer plus tard le SPD, théorise ses désaccords avec le bolchévisme dans son ouvrage intitulé La Dictature du prolétariat. Il y oppose de la manière la plus radicale la méthode démocratique à la méthode dictatoriale. Ces deux méthodes, écrit-il, « s’opposent déjà d’une façon irréductible avant même le début de la discussion. L’une exige la discussion, l’autre la refuse [5][5]V. I. Lénine, La Révolution prolétarienne et le renégat… ». Il ajoute : « Pour nous, le socialisme sans démocratie n’est pas envisageable. Et, par socialisme moderne, nous n’entendons pas seulement l’organisation collective de la production mais également démocratique de la société. »

12Kautsky affirme ainsi l’opposition totale entre le socialisme démocratique et le léninisme. À propos de l’action parlementaire, il écrit : « Le contrôle du gouvernement est la tâche la plus importante du Parlement, aucune autre institution ne peut lui être substituée dans cette fonction. L’activité d’un organisme central dirigeant l’appareil de l’État ne peut être contrôlée que par un autre organisme central, et non par une masse inorganisée et amorphe comme l’est le peuple [6][6]J. Rovan, op. cit., p. 178.. »

13Se posant en défenseur du pluralisme politique, il établit une différence entre la classe et le parti :

14

Une classe peut dominer sans pour autant régner, car une classe est une masse amorphe ; il n’y a qu’une organisation qui puisse régner. Et, en démocratie, ce sont les partis qui règnent. Mais un parti n’est pas synonyme de classe. Un même intérêt de classe peut être exprimé de manière très différente et par divers moyens tactiques. (…) Il est très rare qu’une classe dispose d’assez de force pour dominer seule l’État. Lorsqu’une classe prend en main le gouvernail sans être capable de se maintenir uniquement par ses propres forces, alors elle doit se chercher un allié. Et, quand plusieurs alliés semblent possibles pour elle, alors différentes tendances et fractions vont naître au sein du représentant de l’intérêt de classe dominant. (…)
On voit ainsi que classes et partis ne coïncident pas nécessairement. Une classe peut se répartir en plusieurs partis et un parti peut être constitué de membres provenant de différentes classes. En fonction de leur diversité, le même intérêt de classe se divise en partis différents. C’est le problème de l’attitude envers les autres classes et partis qui devient alors décisif. (…) Aucun parti n’est assuré de toujours garder le gouvernail, chacun au contraire doit se préparer à l’éventualité de devenir minorité, mais a priori aucun n’est condamné, si nous avons affaire à une vraie démocratie, à rester, du fait de la nature même de l’État, toujours minoritaire. (…)
Ainsi se développe en démocratie une protection des minorités qui devient d’autant plus efficace et qui résiste d’autant mieux au désir de chaque parti de rester au pouvoir par tous les moyens que la démocratie est profondément enracinée[7][7]Ibid., p. 199-201..

 

15Avec ces quelques phrases, Kautsky définit clairement la démocratie libérale et ses principes fondamentaux. C’est en se fondant sur ces principes qu’il condamne la révolution bolchévique.

16Dans sa réponse à Kautsky publiée la même année, La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, Lénine réaffirme de la manière la plus nette sa propre interprétation : « La dictature révolutionnaire du prolétariat est un pouvoir conquis et maintenu par la violence que le prolétariat exerce sur la bourgeoisie, pouvoir qui n’est lié par aucune loi. » Il assène à Kautsky cet argument : « La répression d’une classe signifie l’inégalité de cette classe, son exclusion de la démocratie. » Kautsky lui répond à son tour dans son ouvrage Terrorisme et Communisme, publié en juin 1919, dans lequel il développe une critique en règle du léninisme [8][8]K. Kautsky, Terrorisme et Communisme. Contribution à l’histoire…. Il estime que l’idée d’une dictature pacifique, fût-elle du prolétariat, est une illusion [9][9]Ibid., p. 238.. Selon lui, il n’existe que deux possibilités : la démocratie ou la guerre civile. Enfin, sa condamnation de la Terreur bolchévique le conduit à condamner du même coup la Terreur jacobine.

17Le gouvernement social-démocrate, qui a dû endosser la défaite en signant l’armistice, fait appel le 23 novembre 1918 à l’armée pour mater une mutinerie à Berlin. L’intervention fait de nombreux morts et blessés. Le 30 décembre est constitué le Parti communiste allemand à partir de Spartakus et de petits groupes d’extrême gauche. Les léninistes, qui en prennent rapidement le contrôle, lancent une tentative insurrectionnelle pour établir un régime socialiste à Berlin en janvier 1919, qui est réprimée par le gouvernement avec l’aide d’unités de corps francs. Le 15 janvier, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont assassinés. L’accord entre les militaires et le gouvernement marquera la rupture définitive entre les socialistes et les communistes en Allemagne.

La SFIO

18Si le SPD s’oppose d’emblée à la révolution bolchévique, la SFIO l’accueille au contraire avec enthousiasme. La révolution d’Octobre réveille sa tradition révolutionnaire. Ce réveil est d’autant plus spontané que son attachement aux valeurs de la démocratie représentative, nous l’avons vu, n’est ni profond ni théorisé. Dès le départ, les socialistes français ont considéré la révolution bolchévique comme étant la leur, qu’il fallait la soutenir et s’en réclamer. Ils se sont identifiés à elle avec passion. Une adresse du parti français à l’intention des révolutionnaires socialistes de Russie, publiée le 19 décembre 1918 dans L’Humanité, est ainsi rédigée :

19

Camarades, il n’est plus besoin de vous rappeler par quelles paroles d’enthousiasme et d’espérance les socialistes de France ont salué dès la première heure la Révolution. Comment les socialistes pourraient ne pas appartenir au camp qui fait la révolution ?

 

20La révolution bolchévique provoque peu de débats dans le parti, à l’exception d’une série d’articles parus dans L’Humanité d’octobre 1918 à janvier 1919. Albert Thomas s’y oppose à plusieurs dirigeants socialistes et notamment à Léon Blum, qui, depuis le printemps, s’est engagé totalement dans l’activité partisane et aspire à acquérir les plus hautes responsabilités au sein du parti. Thomas, proche d’Édouard Bernstein, estime que la démocratie est la seule voie possible pour instaurer le socialisme. Le coup de force bolchévique et l’élimination de toute trace de démocratie représentative en Russie signifient que le bolchévisme ne peut être considéré comme relevant du socialisme. Il termine son article par cette péroraison :

21

Ou Wilson, ou Lénine. Ou la démocratie née de la Révolution française, fortifiée par les luttes de tout un siècle, développée par la grande république des États-Unis, ou bien les formes primitives, incohérentes, brutales du fanatisme russe. Il faut choisir.

 

22Cette manière de poser le problème est d’emblée récusée par Léon Blum, qui, bien que critique de la révolution bolchévique, refuse d’opposer démocratie et révolution en général. Ce dernier répond :

23

Je pense bien qu’en condamnant la méthode révolutionnaire bolchéviste Thomas n’entend pas sa condamnation jusqu’à la notion même de révolution, quelles que soient les conditions, quelles que soient les circonstances, quels que soient les moyens. (…) Que la révolution soit par elle-même condamnable et criminelle dans un pays de constitution démocratique et de suffrage universel, c’est la thèse clémenciste, ce n’est pas la nôtre. Que le progrès républicain et la réforme amiable doivent finir spontanément par rejoindre l’idéal socialiste, c’est l’ancienne thèse de Millerand, ce n’est pas la nôtre. Qui ne souhaiterait faire l’économie d’une révolution ? Mais, ce que nous avons toujours pensé, c’est que le triomphe du socialisme ne serait probablement obtenu que par un acte révolutionnaire. Je ne choisis ni Wilson, ni Lénine. Je choisis Jaurès[10][10]Ces citations sont extraites de G. Grunberg, La Loi et les….

 

24La marginalisation progressive de Thomas va clore le débat sur la compatibilité de la démocratie et de la dictature du prolétariat.

1919, le divorce définitif entre SFIO et SPD

251919 est une année charnière dans l’histoire du socialisme européen, puisqu’elle signe le divorce définitif entre la SFIO et le SPD. Cette année-là, la social-démocratie allemande et le socialisme français vont choisir des voies opposées. Le désaccord majeur se cristallisera sur la question de la révolution, et plus précisément sur l’importance et la signification de celle-ci dans la culture politique nationale.

26La révolution, pour les socialistes français, c’est d’abord la prise de la Bastille par le peuple le 14 juillet 1789 et le renversement de la monarchie par les sans-culottes le 10 août 1792. Dans la mémoire socialiste, la grande révolution, c’est la révolution jacobine. Pour le SPD, qui combat au gouvernement les tentatives révolutionnaires cette année-là, la révolution n’est plus ni un objectif politique ni le résultat inévitable des contradictions du système capitaliste. Son attachement à la démocratie fonde son combat contre la révolution bolchévique. La SFIO, au contraire, ne peut pas combattre le bolchévisme en se réclamant de la « simple démocratie », car il lui faudrait alors renier son identité jacobine.

27C’est ainsi qu’il faut comprendre l’épisode capital de la conférence de Berne de février 1919, dont l’objet est de reconstituer la IIe Internationale. La résolution finale du congrès, votée à une large majorité, se fonde sur les principes de la démocratie libérale pour rejeter le bolchévisme. « La réorganisation sociale doit reposer sur les conquêtes de la démocratie, c’est-à-dire sur la liberté de la parole et de la presse, le droit de réunion, le suffrage universel, le système parlementaire avec les institutions garantissant les décisions populaires, le droit de coalition qui sont pour le prolétariat les instruments de sa lutte des classes. » La délégation française présente avec l’Autrichien Friedrich Adler une résolution alternative qui insiste surtout sur la nécessaire défense de la République des Soviets et qui est repoussée. La SFIO décide alors de quitter la IIe Internationale.

28Les socialistes français, réanimant leur idéal révolutionnaire, sont ainsi amenés à rompre avec leur tradition parlementaire. Dans la perspective du congrès extraordinaire d’avril 1919, la commission de préparation propose un texte publié dans L’Humanité du 11 avril dont Léon Blum est le principal rédacteur. Ce document réaffirme la doctrine révolutionnaire du parti :

29

Quelle que soit la forme sous laquelle se produira la révolution, la prise de pouvoir du prolétariat sera vraisemblablement suivie d’une période de dictature. L’histoire montre clairement le sens de cette formule (…). Elle fournit la preuve décisive qu’un régime nouveau – politique ou social – ne peut jamais s’en remettre pour fonder la légalité nouvelle aux cadres légaux du régime qu’il remplace. (…) De même que la légalité nouvelle qu’elle précède et qu’elle prépare, la dictature impersonnelle du prolétariat s’exerce au nom et dans l’intérêt de l’humanité tout entière[11][11]Ibid., p. 128..

 

30Au moment où le SPD instaure une république parlementaire en Allemagne, la SFIO renie ainsi sa tradition parlementaire au nom de ses origines jacobines. Lors de son congrès extraordinaire de septembre 1919, la teneur du débat met en lumière l’avantage que donne aux bolchéviques l’utilisation d’arguments fondés sur la tradition jacobine. Alexandre Blanc écrit ainsi : « On a reproché aux bolchéviks la terreur. La Révolution française avait, elle aussi, employé ce système. Les radicaux ont dit qu’ils se solidarisaient avec Danton, Robespierre et même Marat. Moi, député et candidat du parti aux futures élections, je me solidarise avec Lénine et Trotski et avec toute la révolution russe [12][12]L’Humanité, 14 septembre 1919.. » Nul doute qu’un tel argument devait toucher la sensibilité des socialistes français. Face au danger contre-révolutionnaire en Allemagne, l’identité jacobine du parti est réactivée. L’Humanité fait alterner des articles sur l’écrasement de la révolution allemande et sur celui de la Commune de Paris, dont l’anniversaire est célébré avec un relief particulier en 1919.

31L’absence de prises de position claires en faveur de la démocratie représentative chez les adversaires de l’adhésion à la IIIe Internationale les livrait en réalité à ceux qui allaient fonder la nouvelle Internationale sur un rejet absolu du parlementarisme. Ainsi, lors du congrès de Tours qui se tient en décembre de l’année suivante, Blum déclare dans un discours resté célèbre :

32

Pour ma part, je ne pense pas que la dictature du prolétariat soit tenue de conserver une forme démocratique. Je crois impossible, d’abord, comme on l’a répété, de concevoir d’avance et avec précision quelle forme revêtirait une telle dictature car l’essence même d’une dictature est la suppression de toute forme préalable et de toute prescription constitutionnelle. La dictature, c’est le libre pouvoir donné à un ou plusieurs hommes de prendre toutes les mesures quelconques qu’une situation déterminée comporte. Il n’y a, par conséquent, aucune possibilité de déterminer d’avance quelle forme aura la dictature du prolétariat, et c’est même une pure contradiction.

 

33Le 30 décembre 1920, à Tours, le Parti socialiste vote à une très large majorité de 3 208 mandats l’adhésion à la IIIe Internationale. La motion de Paul Faure, qui rejoint sur de nombreux points celle des majoritaires mais s’oppose à certaines des 21 conditions d’adhésion à la IIIe Internationale, obtient 1 022 voix. Blum, qui s’est prononcé clairement contre l’adhésion, et ses quelques partisans qui ne soutenaient aucune de ces deux grandes motions ont retiré la leur avant le vote final [13][13]Voir A. Kriegel, Le Congrès de Tours (1920),…. Dans sa péroraison, à Tours, Blum déclare : « Les uns et les autres, même séparés, restons des frères qu’aura séparés une querelle cruelle mais une querelle de famille et qu’un foyer pourra encore réunir. » La coupure de l’année 1919, pourtant, ne se refermera jamais.

La SFIO maintenue et le refus du pouvoir

34Lorsque les minoritaires de Tours décident de rebâtir la SFIO au lendemain de la scission, la situation est loin d’être catastrophique. Certes, le parti ne compte plus que 53 000 adhérents contre 178 000 en 1920, mais il conserve 55 de ses députés sur 68 et la plus grande partie de ses élus locaux. Il dirigera près d’un millier de municipalités dans les années vingt. La force relative de son groupe peut donc lui permettre de privilégier son action parlementaire et d’entreprendre une révision doctrinale qui le distinguerait clairement du Parti communiste. Or Paul Faure, secrétaire général, et Léon Blum, secrétaire du groupe parlementaire avant d’en devenir le président en 1929, vont prendre une direction opposée.

35Voulant rétablir tel quel le parti de Guesde et de Jaurès, ils entendent rester fidèles à l’orthodoxie des origines. Telle est aussi la volonté des militants. Dès le Conseil national du 13 février 1921, la SFIO adopte un manifeste qui affirme : « Ni le bloc des gauches ni le ministérialisme ne trouveront dans nos rangs la moindre chance de succès. Le Parti socialiste SFIO demeurera un parti de lutte de classes et d’opposition, et mènera une lutte acharnée contre tout système économique et social qui n’aura pas reconnu et proclamé le total affranchissement du monde du travail. » La concurrence nouvelle d’un parti marxiste révolutionnaire sur sa gauche contribue à renforcer sa fidélité à l’orthodoxie.

36Léon Blum va se révéler au cours de la période un critique du parlementarisme beaucoup plus dur que ne l’avait été Jaurès. « Nous ne confondons pas le parlementarisme avec la démocratie politique », écrit-il dans un article du Populaire du 22 novembre 1927. « Nous sommes résolus sans doute à défendre le régime parlementaire contre toutes les formes de césarisme ou de fascisme. Nous n’avons aucune intention de le dégrader ou d’en obstruer la marche. Mais nous ne devons pas oublier que le progrès démocratique tend à introduire de plus en plus largement dans les institutions l’idée du gouvernement direct par le peuple, de l’exercice direct de la souveraineté populaire [14][14]L’Œuvre de Léon Blum, t. III-2 (1928-1934), Albin Michel, 1972,…. »

37Le 28 juillet 1933, dans un autre article du Populaire intitulé « La conquête du pouvoir », il écrit : « Au-dessus de la légalité, comme dit Jaurès dans la motion de Toulouse, se place le droit suprême de toutes les classes ouvrières [15][15]Ibid., p. 555.. » Dans un papier du 2 juillet 1935, il réaffirmera : « Tout parti prolétarien a pour objet la conquête révolutionnaire du pouvoir comportant la destruction des cadres politiques de la société capitaliste et la dictature temporaire du prolétariat. » Pour lui, il n’y a aucune contradiction entre l’idée de dictature et celle de démocratie, puisque la dictature est « la suspension de toute légalité mais non pas la compression de toute liberté [16][16]Le Populaire, 2 août 1922, cité in L’Œuvre de Léon Blum., t.… ».

38Si Faure et Blum réaffirment l’un et l’autre leur hostilité à l’idée de participation, leurs raisons ne sont cependant pas les mêmes. Faure la rejette par fidélité à l’orthodoxie révolutionnaire tandis que Blum, comme probablement Jaurès hier, la rejette d’abord par crainte des déceptions qu’elle pourrait provoquer dans le parti. Il avouera plus tard : « J’ai joué un rôle un peu singulier, un peu original dans la vie publique, en ce sens que je n’ai jamais recherché le pouvoir, que j’ai même mis à m’en écarter autant d’application et de soin que d’autres avaient mis à s’en rapprocher et que j’en ai détourné mon parti aussi longtemps que cela m’a paru possible [17][17]Ibid., t. V (1940-1945), p. 324.. » Mais, en même temps, il comprend qu’un parti parlementaire important comme le Parti socialiste ne pourra pas échapper éternellement à cette éventualité. C’est la raison pour laquelle il invente cette distinction entre la conquête et l’exercice du pouvoir :

39

La conquête du pouvoir est la prise totale du pouvoir politique et la condition nécessaire de la transformation du régime de propriété, c’est-à-dire la révolution. La notion de conquête du pouvoir est avant tout une notion révolutionnaire, et à la conquête du pouvoir j’opposais ce que j’appelais l’exercice du pouvoir en régime capitaliste, qui n’a pas de caractère révolutionnaire, qui est la conséquence de l’action parlementaire elle-même, que vous pouvez être obligé d’accepter du fait même que vous pratiquez l’action parlementaire[18][18]Ibid..

 

40« Je ne suis pas légalitaire en ce qui concerne la conquête du pouvoir mais je déclare catégoriquement que je le suis en ce qui concerne l’exercice du pouvoir [19][19]Voir A. Bergounioux et G. Grunberg, Les Socialistes français et… », ajoute-t-il. Cette distinction bizarre se voulait une manière de résoudre la contradiction à laquelle était confronté un parti révolutionnaire inséré de plus en plus profondément dans le jeu politique de la démocratie représentative.

41Cette contradiction allait apparaître rapidement. En effet, l’appartenance de la SFIO à la gauche républicaine allait l’obliger, dès 1924, alors que le Cartel des gauches remportait les élections législatives, à répondre à la proposition du Parti radical de former avec lui un gouvernement. La direction du parti, malgré la ligne antisocialiste de l’Internationale communiste, estime alors que le clivage central du système politique oppose les partis marxistes et non marxistes. Blum n’abandonne pas l’espoir d’effacer Tours, affirmant qu’il existe entre la SFIO et le PCF « une incontestable communauté de fins doctrinales ». Il craint en outre, comme jadis Jaurès, que la banalisation de sa relation avec le Parti radical ne provoque une scission du côté socialiste. Il n’est donc pas question de nouer avec lui une alliance fondée sur un programme de gouvernement.

42La SFIO accepte cependant de soutenir le gouvernement radical. La direction du parti relève son groupe de l’obligation de voter contre l’ensemble du budget et Blum fait adopter par un Conseil national une motion indiquant que le vote du budget serait nécessaire si un refus risquait de servir la droite ou quand l’action du parti et du groupe parlementaire aurait introduit dans le budget une portion suffisante des réformes essentielles dont la réalisation est l’objet même de son concours, estimant qu’il fallait soutenir les gouvernements « de démocratie ».

43Cette formule de compromis qu’est le soutien sans participation ne pourra suffire longtemps à cacher l’ambiguïté du rapport de la SFIO au pouvoir. En 1929, le leader du Parti radical, Édouard Daladier, réitère sa proposition de participation aux socialistes. Cette date marque le début d’une fracture entre la direction et le groupe parlementaire qui ira en s’élargissant. Malgré l’opposition conjointe des deux leaders, le groupe parlementaire vote en effet le 26 octobre un texte en faveur de la participation. Trois jours plus tard, il est désavoué par le Conseil national du parti par 1 590 voix contre 1 451. Daladier renonce alors à former le gouvernement. La question se posera une nouvelle fois lors des élections de 1932, qui verront la gauche l’emporter à nouveau.

44Cette fois, la direction du parti ne peut éviter un affrontement interne qui débouchera l’année suivante sur une scission. Les opposants mettent en cause le refus de considérer le Parti socialiste comme un parti parlementaire au même titre que les autres. Selon eux, il doit nouer une véritable alliance avec les radicaux. Paul Ramadier, l’un des leaders de cette tendance, estime que la défense du régime républicain passe avant l’autonomie du parti : « La politique du Cartel nous paraît assez précieuse en elle-même pour que nous fassions toutes les concessions possibles [20][20]Cité in G. Grunberg, La Loi et les Prophètes, op. cit., p. 153.. » Selon lui, la division des républicains a favorisé trop longtemps la domination de la droite. La responsabilité du Parti socialiste est engagée dans le prolongement de cette situation. Contrairement à Blum, il estime que rien ne sera possible avec le Parti communiste. La seule stratégie efficace est donc la stratégie républicaine, c’est-à-dire l’adhésion claire du parti à la logique de fonctionnement du régime parlementaire. Il juge que les deux échecs, celui de 1926 après la victoire de la gauche en 1924 et celui de 1934 après celle de 1932, où par deux fois les majorités de gauche au Parlement se sont défaites pour laisser la place à des gouvernements de droite, doivent être largement imputés au refus de la SFIO de participer au gouvernement. Il rejette ainsi la distinction blumienne entre conquête et exercice du pouvoir.

45Un autre courant, le plus important des « néos », est celui dirigé par Marcel Déat. Ce brillant normalien expose dès 1930, dans son ouvrage Perspectives socialistes, son désaccord de fond avec Blum [21][21]M. Déat, Perspectives socialistes, Librairie Valois, 1930., rompant avec l’orthodoxie du parti. Si, comme Ramadier, il exprime un avis divergent sur la question de la participation, il met également en cause l’idée marxiste qui, dans l’interprétation blumienne, pousse à attendre la maturation du capitalisme pour faire la révolution, il entend réviser le marxisme et sortir la SFIO de son isolement et de son inaction.

46Surtout, il estime que l’État n’est pas la propriété ni l’instrument exclusif de la bourgeoisie, mais qu’il peut être utilisé par un large front anticapitaliste une fois au pouvoir. Il fonde son appel à la participation gouvernementale sur une critique de l’adhésion de Blum à l’idée de vacance de la légalité et de dictature du prolétariat, refusant d’opposer État de classe et État démocratique – opposition qui, selon lui, empêche le Parti socialiste d’agir. Il refuse, lui aussi, la distinction entre exercice et conquête du pouvoir, qui immobilise les socialistes dans un isolement stérile. Il remet même en cause la conception du parti de classe. La pensée de Déat, en rupture avec la pensée socialiste sur le rôle de l’État, est une pensée étatiste autoritaire, une sorte de corporatisme étatique. Selon lui, le Parti socialiste doit s’emparer de l’État. Cette pensée est, comme celle de Blum, antilibérale, mais d’une manière fort différente.

47Dans ces conditions, Blum décide d’enterrer rapidement le débat, préférant provoquer une scission. Le 5 février 1933, le Conseil national du Parti socialiste adopte une résolution rappelant que les parlementaires socialistes ne sauraient engager le parti dans une collaboration gouvernementale sans l’assentiment de ses instances dirigeantes, pas plus qu’ils ne pourraient nouer à la Chambre une collaboration permanente avec d’autres partis. Les parlementaires socialistes passent outre à une très large majorité, décidant de soutenir systématiquement le gouvernement Daladier et, en particulier, de voter des textes budgétaires de déflation. À la fin du mois de mai, le groupe vote en seconde lecture le projet de budget. La scission est dès lors consommée.

48Les 14-17 juillet, au congrès de la Mutualité, les deux tendances s’affrontent. Blum réaffirme la pertinence de l’analyse marxiste. Pour lui, il n’est pas question de faire passer l’intérêt national avant celui du parti : « Ce qui est vrai, ce que j’ai dit vingt fois, ce que je répéterai encore autant qu’on voudra, c’est que le salut du cabinet Daladier n’a pas été pour moi une préoccupation unique, ni même la préoccupation dominante à laquelle j’étais prêt à sacrifier toutes les autres. J’ai redouté par-dessus tout un conflit de la majorité du groupe avec le parti. J’ai désiré par-dessus tout une convergence constante d’action avec le groupe et les organisations de la classe ouvrière [22][22]Le Populaire, 26 octobre 1933, cité in S. Berstein, Léon Blum,…. » Finalement, Déat, Marquet, Renaudel, Ramadier et Montagnon sont exclus du parti [23][23]Après leur exclusion, Déat, Marquet et Montagnon fonderont le….

49La scission des néos a été d’une importance capitale pour l’avenir de la SFIO. Celle-ci, amputée de son aile parlementariste et participationniste, se retrouve alors dans la situation qu’elle avait connue au moment de l’unification. Comme Jaurès, Blum avait tranché en faveur de l’unité du Parti socialiste et du maintien de l’orthodoxie marxiste et donc du refus du réformisme. Les ambiguïtés de la synthèse jaurésienne demeuraient, aggravées encore dans la mesure où désormais il ne s’agissait plus seulement d’unir les socialistes mais les socialistes et les bolchéviques, projet autrement plus problématique.

Les désillusions du pouvoirL’échec de la République de Weimar

50Les deux premières années de pouvoir du SPD débouchent sur une grave défaite électorale et provoquent de terribles désillusions. Le gouvernement socialiste doit assumer la lourde responsabilité d’avoir signé l’armistice, ce que l’extrême droite qualifie de « coup de poignard dans le dos ». Entre les élections de 1919 et celles de 1920, le score du SPD passe ainsi de 37,9 % à 21,7 %. Il n’est plus en situation de diriger le gouvernement. Il subit alors un véritable effondrement moral et s’interroge sur le bien-fondé de ses ambitions gouvernementales. À son congrès de Kassel, en octobre 1920, il vote la résolution suivante : « Un retour du SPD au pouvoir ne peut être envisagé que si les intérêts du prolétariat l’exigent impérativement. » Le Worwärts, le journal du parti, estime que « la responsabilité imposée au SPD par les événements de novembre 1918 était presque trop lourde pour ses épaules ».

51Le congrès de Görlitz en 1921 ne renie pas certaines des évolutions réalisées en 1917, mais, si le concept de lutte des classes a disparu, la fidélité des militants aux acquis du congrès d’Erfurt est toujours vivante. L’orientation marxiste n’a pas disparu. Le congrès déclare que l’économie capitaliste a creusé l’inégalité économique, renouant ainsi avec la théorie de la paupérisation. Le projet de transformer l’économie capitaliste en économie socialiste n’est pas abandonné.

52Le congrès de Heidelberg, en septembre 1925, marque un véritable retour en arrière, favorisé par le retour dans le parti de l’aile de l’USPD qui n’avait pas adhéré au Parti communiste mais dont l’orientation est plus marquée à gauche que celle du SPD. L’objectif central de la transformation de la propriété privée capitaliste des moyens de production en propriété collective est réaffirmé. La rhétorique de la lutte de classes refait son apparition. Le SPD demeure massivement dans son corps militant, et son électorat un parti ouvrier qui éprouve la plus grande difficulté à sortir de son entre-soi.

53Entre 1920 et 1922, le SPD participe à des gouvernements de coalition. Puis, après un retour à l’opposition, il redirigera le gouvernement entre 1928 et 1930 et participera l’année suivante à un éphémère gouvernement de coalition. Entre 1920 et 1932, le SPD n’aura finalement pas progressé électoralement. En outre, depuis les élections de 1924, la concurrence communiste s’est faite de plus en plus dangereuse. Le Parti communiste obtient 4 millions de voix et 12,6 % des suffrages exprimés contre 6 millions de voix et 20,5 % pour le SPD, et, aux élections de novembre 1932, ce dernier n’obtient que 7 millions de voix alors que le Parti communiste en récolte 6.

54Le 23 mars 1933, le SPD est le seul parti à ne pas voter les pleins pouvoirs au nouveau gouvernement dirigé par Adolf Hitler. Son leader, Otto Weiss, y prononce l’oraison funèbre du parti avec une grande dignité et un grand courage, alors que plusieurs députés socialistes ont déjà été arrêtés : « La Constitution de Weimar n’est pas une Constitution socialiste mais nous restons fidèles aux principes de l’État de droit, de l’égalité des droits, du droit social qui y sont inscrits. En cette heure historique, nous autres sociaux-démocrates allemands confessons solennellement notre attachement aux principes d’humanité et de la justice, de la liberté et du socialisme. » Mais, sous la pression, le groupe décide de voter le 17 mai la déclaration de politique étrangère de Hitler qui rejette toute idée d’une Allemagne belliciste. Alors que l’Internationale socialiste condamne le fascisme, le SPD, mécontent, se retire de son bureau [24][24]Voir J. Rovan, Histoire de la social-démocratie allemande, op.…. Pourtant, le 22 juin, son activité est interdite avant qu’il ne soit dissous le 14 juillet. De nombreux membres du parti partent en exil, d’autres sont poursuivis, emprisonnés ou envoyés dans les camps de concentration où beaucoup perdront la vie.

55En 1934, le SPD en exil publie le « Manifeste de Prague », une sorte d’autocritique aux accents révolutionnaires, qui appelle au rassemblement de la gauche et à la transformation de « l’appareil d’État en instrument de domination des masses populaires ». Sont prescrites l’expropriation sans indemnisation de la grande propriété foncière et de l’industrie lourde ainsi que la nationalisation des grandes banques. L’élection de l’Assemblée ne devra avoir lieu qu’après « la consolidation du pouvoir révolutionnaire et la destruction totale des positions de pouvoir de la contre-révolution [25][25]Cité in J.-P. Gougeon, La Social-démocratie allemande.… ». Les évolutions vers le réformisme semblent alors effacées et la vocation gouvernementale du SPD oubliée. Mais l’alliance objective entre les communistes et les nazis avait favorisé la victoire de Hitler. Socialistes et communistes demeuraient plus que jamais ennemis.

L’échec du Front populaire

56Lorsque, le 5 juin 1934, le PCF propose à la SFIO l’unité d’action contre le fascisme, appliquant ainsi le tournant pris par le Komintern après la destruction du Parti communiste allemand et l’abandon de la tactique « classe contre classe », sa réponse est immédiate : le Parti socialiste est « toujours prêt à appeler à l’unité d’action de la classe ouvrière parce qu’il n’a jamais renoncé à l’espoir de voir se reconstituer l’unité totale du prolétariat [26][26]Cité in A. Bergounioux et G. Grunberg, Le Long Remords du… ». Lors de la conférence d’Ivry le 26 juin 1935, le PCF, par la voix de son secrétaire général Maurice Thorez, propose l’unité d’action contre le fascisme aux autres partis de gauche. Le 15 juillet, la SFIO donne son accord et, le 27, le pacte d’unité d’action est signé.

57Socialistes et communistes conçoivent ce pacte de manière très différente. Pour Blum, en particulier, il s’agit de reconstituer l’unité de la classe ouvrière, qui passe à ses yeux par l’unité organique au niveau des organisations. Un accord avec le Parti communiste ne peut se réduire à une simple alliance électorale et parlementaire. Il n’admet pas, nous l’avons vu, que la classe ouvrière puisse avoir deux partis distincts. Tout rapprochement éventuel avec le Parti communiste est donc conçu par lui comme une première étape devant conduire, comme en 1905, à la réunification du mouvement ouvrier. Dans un article du Populaire intitulé « L’unité d’action et l’unité organique », publié le 28 février 1935, au lendemain de la signature du Pacte d’unité d’action, il écrit ainsi : « Oui ou non, du côté communiste comme du côté socialiste, entend-on l’unité d’action comme le moyen de parvenir à l’unité organique ? (…) Chez nous, socialistes, la volonté existe. (…) Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir d’unité d’action, complète et parfaite sans unité d’organisation [27][27]L’Œuvre de Léon Blum, t. IV-1 (1934-1937), op. cit., p. 182.. »

58Les communistes ont une tout autre vision de l’union. Il s’agit pour eux d’une tactique provisoire ayant pour but de constituer un large front qui englobe les classes moyennes, et donc le Parti radical. Le programme de la gauche doit donc être modéré selon eux, alors que la SFIO entend au contraire présenter un programme de transformation profonde. Le Parti communiste impose finalement sa ligne. Il ne pouvait, de toute manière, que refuser une réunification qui ne s’opérerait pas sur la base des seuls principes bolchéviques. Blum ira pourtant le plus loin possible pour tenter de réaliser l’unité organique.

59Un texte signé en commun par les deux partis le 9 janvier 1936 marque la limite des concessions socialistes. Il dénonce les démocraties bourgeoises fragmentaires toujours viciées et proclame que la dictature du prolétariat résulte de l’expérience révolutionnaire internationale, et particulièrement de la révolution soviétique. Le désaccord croissant entre Léon Blum et Paul Faure, qui craint alors une bolchévisation de la SFIO, et l’intransigeance communiste vont sauver la SFIO. Blum doit renoncer à son projet. La SFIO aborde ainsi les élections législatives d’avril-mai 1936 sans stratégie politique claire.

60La victoire du Front populaire, obtenant une majorité à l’Assemblée nationale, et le succès de la SFIO, arrivant en tête des trois partis de gauche, obligent Blum à sortir de l’ambiguïté. Alors qu’il avait adopté une position radicale avant les élections, voulant que le passage de la gauche au pouvoir puisse laisser une « trace éblouissante », seul moyen d’éviter les désillusions de l’électorat socialiste, il réactive en la circonstance sa distinction entre la conquête et l’exercice du pouvoir. Il s’agit désormais d’exercer le pouvoir. Il se situe alors clairement dans une optique parlementaire : « Le Parti socialiste est devenu le groupe le plus puissant. Notre but n’est pas d’appliquer le programme du Parti socialiste mais celui du Front populaire. Nous sommes au pouvoir en vertu du pacte constitutionnel et des institutions légales. Nous n’en abuserons pas [28][28]Le Populaire, 5 mai 1936. », déclare-t-il. Le PCF lui fait alors une première mauvaise surprise en se réservant « le ministère des masses », qui laisse la SFIO dans un face-à-face au sein du gouvernement avec le Parti radical. Son grand saut vers le pouvoir s’effectue dans une situation sociale très tendue, sans perspective politique claire.

61Les premières grandes conquêtes sociales réalisées, le gouvernement doit très vite entamer un combat en retraite. Dès l’automne, le Parti communiste multiplie les critiques à l’égard de l’action gouvernementale, notamment au sujet de la non-intervention dans la guerre civile espagnole. Puis les radicaux condamnent la politique sociale et économique menée. Dès septembre est effectuée une première dévaluation. La situation financière oblige le gouvernement à décréter une pause dans les réformes en janvier 1937. En mars, alors que le ministère de l’Intérieur est entre les mains du socialiste Marx Dormoy, les forces de l’ordre tirent sur une contre-manifestation de militants de gauche provoquée par la tenue d’une réunion du Parti social français, qui fait cinq morts et des centaines de blessés.

62Devant l’accroissement des difficultés, le gouvernement décide alors de tomber à gauche en proposant des mesures qu’il n’avait pas présentées l’année précédente : le contrôle des changes et la demande des pleins pouvoirs financiers. Paul Faure explique qu’il s’agit « de briser le cercle de fer que les forces du capital serrent autour de nous [29][29]Le Populaire, 23 janvier 1937. ». La crise avec les radicaux est alors ouverte.

63Le 21 juin 1937, la défection des sénateurs radicaux conduit Blum à présenter la démission de son gouvernement. La majorité de Front populaire s’est dissoute. La déception est forte dans les rangs socialistes. La SFIO a dès lors deux possibilités. La première, cohérente avec les conditions dans lesquelles le gouvernement Blum a chuté, est de refuser de participer à un nouveau gouvernement, dirigé cette fois par les radicaux, et donc d’ouvrir une crise politique. La seconde est de tenter d’entretenir la fiction que le Front populaire existe toujours, en participant à un tel gouvernement. La tentation du repli est forte. Blum lui-même s’interroge à haute voix le 6 juin devant les militants et sympathisants : « Si nous échouions, ce n’est pas, je crois, sur l’insuffisance de notre personne que l’on pourrait rejeter la responsabilité. On serait alors obligé de se demander (…) s’il n’y a pas un vice plus profond, un vice congénital, si ce que nous avons cru possible, que nous continuons à croire possible, ne l’est pas ; s’il n’est vraiment pas possible à l’intérieur du cadre légal, à l’aide des institutions démocratiques par une coalition de partis, sans excéder un programme commun qui respecte les principes de la société actuelle, de procurer aux masses populaires de ce pays les réformes de progrès, de justice qu’elles attendent [30][30]Le Populaire, 7 juin 1937.. »

64C’est cependant cette seconde option que Blum choisit finalement. Il arrache au Conseil national la participation du Parti à un gouvernement dirigé par le radical Chautemps en invoquant les circonstances exceptionnelles, tout en s’engageant à renégocier le programme du gouvernement. Or la situation politique ne permet pas une telle renégociation. Désormais déchirés entre leur espoir de sauver le Front populaire et leur désir de retrouver une position plus conforme à la doctrine du Parti, les socialistes vont osciller au gré des vents entre des formules contradictoires.

65Ils participent au gouvernement de Chautemps jusqu’au 10 mars 1938. Le 13 mars, Blum tente de redonner vie au Front populaire et affronte directement le Sénat et le « mur de l’argent » avec un projet d’impôt sur le capital. Il doit démissionner dès le 8 avril pour les mêmes raisons et dans les mêmes conditions que l’année précédente. Les socialistes participent ensuite au gouvernement du radical Daladier, mais, dès le 14 juillet, après que le chef du gouvernement a « rendu leur liberté » aux communistes, les ministres socialistes se retirent du gouvernement par solidarité. Loin de lui en savoir gré, le PCF l’attaque de plus en plus durement. Le 8 mai, Blum publie en retour un article condamnant les procès de Moscou. Le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 achève de séparer les deux partis. Six ministres socialistes participeront au gouvernement de Paul Reynaud, leader de centre droit, après la déclaration de guerre le 22 mars 1940. Le 10 juillet, sur les 133 parlementaires présents à Vichy, 90 votent les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, 36 votent contre, dont Léon Blum, et 6 s’abstiennent. L’identité socialiste est alors bien près de se dissoudre. Le parti disparaît et Blum, arrêté à l’automne 1940, sera emprisonné jusqu’à la fin de la guerre.

Deux types d’exercice du pouvoir

66Si, à la fin de cette période, les deux partis ont disparu avec les régimes de démocratie représentative au sein desquels ils menaient leur action, et si leurs échecs, provoquant de graves désillusions, les ont amenés à remettre en cause le bien-fondé de leur participation au pouvoir en régime capitaliste, ils ont néanmoins vécu de manière différente leur premier exercice du pouvoir. Le SPD a joué un rôle majeur dans l’instauration de la République de Weimar, assumant l’exercice du pouvoir et montrant sa disponibilité de principe à pratiquer une « politique de coalition » avec des partis du centre et de droite. Rien ne permet de penser qu’en refusant le réformisme, qui l’aurait conduit nécessairement à accepter d’être un parti de coalition, il aurait pu empêcher la chute de Weimar. Au contraire, s’il avait, comme la SFIO, refusé d’exercer le pouvoir, la République de Weimar n’aurait pas même existé.

67En France, les socialistes n’ont pas voulu participer à un gouvernement avec des républicains de gauche non socialistes avant 1936, et ils ne l’ont finalement accepté que dans une formule politique qui incluait le Parti communiste. Ils n’ont pas assumé leur nature de parti parlementaire, restant attachés à la notion de dictature du prolétariat. Ils ont accepté d’emblée l’alliance avec les communistes quand ceux-ci la leur ont proposée. Sur le plan doctrinal, ils n’ont entrepris aucune révision, refusant d’opposer dictature et démocratie. L’expérience du Front populaire a échoué en partie parce qu’ils n’ont pas voulu choisir entre la logique parlementaire et la logique révolutionnaire, perdant sur les deux tableaux. La SFIO n’a à aucun moment affirmé sa vocation gouvernementale. Ainsi, malgré des échecs similaires, ces deux partis, au moment de leur disparition, auront connu des expériences très différentes qui auront, après leur rétablissement au sortir de la guerre, des conséquences majeures sur leur processus ultérieur de social-démocratisation.

Sur la politique étrangère de De Gaulle
Je ne suis pas insensible à l’art du stratège, mais cet art, issu d’une grande tradition, ne débouche sur rien que l’on n’ait jamais connu, il trouvera des imitateurs moins prestigieux et bientôt le Vieux Continent, à la place d’une communauté naissante, sera revenu à la diplomatie des cours et des chancelleries. Je crois qu’il eût été plus digne de la gloire du général de Gaulle de dépasser le nationalisme en Europe, comme il a dépassé l’impérialisme outre-mer.
Raymond Aron, Le Figaro, 14 novembre 1963.
Notes
  • [1]
    A. Kriegel, « La IIe Internationale (1889-1914) », in J. Droz (dir.), Histoire du socialisme. De 1875 à 1918, Presses universitaires de France, « Quadrige », 1974, t. II, p. 578.
  • [2]
    J.-P. Gougeon, La Social-démocratie allemande. 1830-1996, Aubier, « Histoires », 1996, p. 202-204.
  • [3]
    Sur le SPD sous le régime de Weimar, voir ibid., p. 207-262.
  • [4]
    J. Rovan, Histoire de la social-démocratie allemande, Seuil, « L’Univers historique », 1978, p. 158.
  • [5]
    V. I. Lénine, La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky ; K. Kautsky, La Dictature du prolétariat (1918), Union générale d’éditions/10/18, 1972, p. 174.
  • [6]
    J. Rovan, op. cit., p. 178.
  • [7]
    Ibid., p. 199-201.
  • [8]
    K. Kautsky, Terrorisme et Communisme. Contribution à l’histoire des révolutions (1919), traduit de l’allemand par N. Stchoupak, Éditions du Sandre, « Bibliothèque rouge », 2007.
  • [9]
    Ibid., p. 238.
  • [10]
    Ces citations sont extraites de G. Grunberg, La Loi et les Prophètes. Les socialistes français et les institutions (1789-2013), CNRS Éditions, 2013, p. 122-125.
  • [11]
    Ibid., p. 128.
  • [12]
    L’Humanité, 14 septembre 1919.
  • [13]
    Voir A. Kriegel, Le Congrès de Tours (1920), Gallimard/Julliard, « Archives », 1964, p. 241-242.
  • [14]
    L’Œuvre de Léon Blum, t. III-2 (1928-1934), Albin Michel, 1972, p. 14.
  • [15]
    Ibid., p. 555.
  • [16]
    Le Populaire, 2 août 1922, cité in L’Œuvre de Léon Blum., t. III-1 (1914-1928), op. cit., p. 251.
  • [17]
    Ibid., t. V (1940-1945), p. 324.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Voir A. Bergounioux et G. Grunberg, Les Socialistes français et le pouvoir. L’ambition et le remords (2005), Hachette Littératures, « Pluriel », 2007, p. 103-104.
  • [20]
    Cité in G. Grunberg, La Loi et les Prophètes, op. cit., p. 153.
  • [21]
    M. Déat, Perspectives socialistes, Librairie Valois, 1930.
  • [22]
    Le Populaire, 26 octobre 1933, cité in S. Berstein, Léon Blum, Fayard, 2006, p. 375.
  • [23]
    Après leur exclusion, Déat, Marquet et Montagnon fonderont le Parti socialiste de France, qui deviendra en 1935 l’Union socialiste républicaine et se ralliera au gouvernement Blum en 1936. Tous les trois se rallieront ensuite au pouvoir de Vichy. Déat s’enfuira en 1944 et terminera ses jours en Italie en 1955. Marquet sera condamné par la Haute Cour de justice à dix ans d’indignité nationale.
  • [24]
    Voir J. Rovan, Histoire de la social-démocratie allemandeop. cit., p. 194.
  • [25]
    Cité in J.-P. Gougeon, La Social-démocratie allemande. 1830-1996op. cit., p. 262.
  • [26]
    Cité in A. Bergounioux et G. Grunberg, Le Long Remords du pouvoir. Le Parti socialiste français (1905-1992), Fayard, « L’Espace du politique », 1992, p. 144.
  • [27]
    L’Œuvre de Léon Blum, t. IV-1 (1934-1937), op. cit., p. 182.
  • [28]
    Le Populaire, 5 mai 1936.
  • [29]
    Le Populaire, 23 janvier 1937.
  • [30]
    Le Populaire, 7 juin 1937.
 
 
 
 
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