LE POINT DE VUE D'UN ÉCONOMISTE SUR LA CRISE SANITAIRE

Henri Sterdyniak, économiste s'exprime dans Médiapart du 27 mars 2020

Sortir d'une crise sanitaire?
Tout plan pour la sortie de la crise sanitaire apparait aujourd'hui prématuré. Même si la politique budgétaire soutient l'activité, le PIB devrait chuter de 6% en 2020. Le risque est de repartir comme avant. Peut-on utiliser la crise pour s'engager résolument dans la transition écologique et sociale?

 

 

Il apparait maintenant qu’il n’existe aucune stratégie médicale et sociale envisageable pour sortir du confinement, sans relancer l’épidémie.

Le gouvernement français est incapable de lancer une stratégie à la coréenne : fournir et imposer des masques à l’ensemble de la population ; tester une grande partie de la population ; confiner uniquement, mais strictement, les personnes atteintes et les personnes fragiles.

Faut-il attendre qu’il y ait eu assez de personnes atteintes puis guéries d’un côté, assez de ventilateurs et de lits de réanimation de l’autre pour qu’on puisse mettre fin au confinement sans risquer un déficit de lits de réanimation ? 

Faut-il attendre un hypothétique vaccin, dans un an ou 18 mois ?

Nous sommes actuellement dans une situation où chacun de nous, comme nous collectivement, ne pouvons plus faire de plan pour l’avenir, de sorte que tout plan pour la sortie apparait hors-sujet.

  • L’INSEE a indiqué Jeudi qu’en période de confinement, le PIB baisse de 30%.  L’évaluation du PIB en volume dans une telle période de crise est problématique, tout particulièrement pour les services marchands et non marchands. Mais cet ordre de grandeur est vraisemblable : l’activité dans l’industrie est réduite de moitié ; certains services n’ont plus aucune activité (services aux personnes, HCR, Culture...) ; le logement n’est pas touché ; et les services non-marchands ne sont guère affectés (du moins selon les méthodes de la comptabilité nationale).

On est passé d’une première estimation d’un confinement de 2 semaines à une estimation d’un confinement de 2 mois (avec, je le redis, aucun scénario médical de sortie) qui induirait une baisse du PIB de 7,5% (donc une croissance de -6% en 2020), soit en impact sur le PIB trimestriel en niveau : -4 % au premier trimestre, -16% au deuxième ; -7,5% au troisième ; -2,5 % au quatrième.

Cette baisse du PIB n’a guère d’importance. Ce qui compte avant tout, c’est que chacun puisse bénéficier, durant cette période d’un logement, des soins de santé, de produits alimentaires et d’hygiène de base, de réparations d’urgence...Il n’est pas urgent d’acheter des vêtements, de changer d’automobile ou de smartphone, de voyager, d’aller au restaurant, au cinéma, chez la coiffeuse, d’organiser des évènements, de faire de la publicité, ... 

  • D’un côté, confinés, les consommateurs diminuent fortement leurs dépenses. De l’autre, l’État se donne comme objectif de maintenir, à peu près, le revenu de chacun alors que la production chute.

Les prestations sociales ne seront pas affectées, ni les salaires du secteur public. Les prestations chômage et les minimes sociaux ont été prolongés. Dans le secteur privé, le chômage partiel devrait limiter les licenciements (même si le Parlement a refusé de les interdire et s’est contenté d’autoriser le gouvernement à prendre des mesures pour les limiter). Les PME pourront reporter leurs échéances d’impôts, de cotisations sociales, de fluides, de loyer. L’impact de la chute de la Bourse est très faible en France. Il reste encore quelques mesures à prendre pour les entreprises (comme la prolongation automatique des emprunts bancaires avec un taux zéro, peut-être l’annulation d’un ou deux mois de cotisations).

Du fait de la baisse de la consommation, il n’y a pas de risque de pénurie, ni d’inflation généralisée. Des produits non indispensables ne sont plus produits, mais les consommateurs ne veulent/peuvent pas en acheter.

  • A la sortie de la crise, on risque donc d’avoir une forte hausse du déficit public (passant de 2,2 points prévus à 10 points de PIB) et donc de la dette publique (de 12 points de PIB fin 2020). L’économie sera plus liquide puisque beaucoup de ménages auront accumulé des avoirs monétaires (la non-consommation des périodes de confinement), même si certains auront connu des baisses de revenu (des non-salariés, des chômeurs qui n’auront pas été embauchés alors qu’ils l’auraient été avant la crise).

Certaines consommations qui n’ont pas été effectuées durant les mois de confinement ne le seront jamais (tourisme, culture, voyage, etc.), d’autres seront reportés et effectués à la sortie de crise.

Il faut évaluer la probabilité de deux scénarios. Dans le premier, les ménages vont faire, à la sortie du confinement, les achats qu’ils n’auront pas pu faire durant ces mois (achats de vêtements, de biens durables). Le soulagement post-crise induira des dépenses exceptionnelles (sorties, voyages, produits de luxe...). L’économie repartirait fortement ; la crise (et les déséquilibres qu’elle a mis en évidence) serait oublié (du moins, pour un temps)

Dans le deuxième, qui me semble le plus probable, le choc sur la psychologie des ménages serait durable. Les ménages resteraient durablement déprimés. S’y ajoutera la baisse de l’investissement des entreprises, en situation de forte incertitude. Le PIB ne rebondirait que faiblement, avec des enchainements dépressifs en chaine.

  • Du point de vue de la politique économique, il faudra bien sûr éviter les réactions mécaniques (vouloir réduire le déficit public et la dette publique pour satisfaire aux critères européens). Des mesures de réduction de la dette (en tout état de cause centrées sur les plus riches et sur les patrimoines financiers) ne devraient être pris que dans le cas d’une peu probable forte reprise inflationniste.

Une partie importante de la hausse de la dette se concentrera au niveau des organismes de Sécurité sociale. Il serait injuste et économiquement dangereux de vouloir réduire dans les années prochaines les dépenses de santé, de retraite ou de chômage pour réduire la dette sociale née de cet épisode. Aussi, faut-il réclamer que le déficit causé par la crise sanitaire soit intégralement financé par l’État.

  • La crise a montré une nouvelle fois que l’Europe n’existait pas. Chaque pays a réagi avec ses moyens propres, certains ayant particulièrement souffert des mesures d’austérité budgétaire des dernières années en matière de santé ou de leur incapacité à mobiliser leur appareil productif pour produire des masques ou des tests.

Comme nous l’avons déjà écrit, la zone Euro souffre d’un péché originel : les dettes publiques ne sont pas garanties par une banque centrale On notera, par exemple, qu’il y a eu des hausses des taux de la dette publique de l’Italie, mais pas du Royaume-Uni.

La Commission et les économistes européens ont voulu profiter de la crise pour faire avancer leurs projets fédéralistes. Certains ont proposé de lancer des corona-bonds, des titres garantis par l’ensemble des États membres de la zone euro, mais cela aurait donné des droits à l’organisme émetteur de contrôler la politique économique des États membres. Sans de tels droits, les pays du Nord (Allemagne, Pays-Bas, nouvelle ligne hanséatique) mettent leur véto à ce projet. D’autres (souvent les mêmes) ont proposé que le MES accorde des crédits aux pays en difficulté, mais cela impliquait que ces pays se soumettent à l’humiliation d’un Mémorandum.

Le seul apport de l’Europe, en l’espèce, devrait être l’engagement clair de la BCE de garantir les dettes publiques.

  • Restent deux questions cruciales. La période actuelle va-t-elle favoriser l’adhésion des personnes au tournant de mode de vie nécessaire à la transition écologique ? Va-t-elle fait prendre conscience de l’inutilité de certaines dépenses, de la vanité des consommations ostentatoires, de l’urgence de la sobriété ? Ou au contraire, les personnes vont-elles vouloir consommer à outrance pour oublier cette période de cauchemar ?

Comment éviter de relancer les entreprises polluantes, gaspilleuses, inutiles, nuisibles à la cohésion sociale ou à l’emploi, les entreprises financières, les entreprises qui ont délocalisé, celles qui pratiquent l’obsolescence accélérée, celles qui jouent de l’optimisation fiscale ?  La tentation sera grande, compte tenu de la hausse probable du chômage, de ne pas y regarder de trop près. On entend déjà les start-up innovantes, les entreprises de services aux entreprises (publicité, marketing, conseil), les entreprises organisatrices d’évènementiels, de spectacles, (et même les clubs de football professionnels aux salaires mirobolants) se plaindre d’être particulièrement affectées, d’avoir besoin d’aides spécifiques. Non, il faudra faire le ménage.

Soyons utopistes pour finir. Il faudrait remettre en cause un mode de croissance dicté par la logique du capitalisme financier mondialisé. Dans le cadre d’une planification écologique et sociale, la production devrait se centrer sur les besoins essentiels ; les innovations polluantes (comme le bitcoin ou les SUV) devraient être interdites. Les préoccupations d’économies d’énergie, de matière, de pollution, d’atteinte à la nature devraient devenir centrales.  Les services publics (santé, soins aux jeunes enfants et aux personnes âgées, éducation, culture) devaient être promus. Il faudrait organiser la transition, ce qui suppose à la fois de garantir un emploi à chacun et de ne pas tout sacrifier à la préoccupation de l’emploi en maintenant des activités inutiles voire nuisibles.

Ainsi, la question essentielle est : comment profiter de la crise pour prendre le tournant vers une économie sobre, solidaire, égalitaire, soutenable dans la durée ?