Le populaire dans tous ses états,Pap Ndiaye, le savant et le politique.

 

Je n’ai pas pour habitude de commenter ce qui s’écrit sur les réseaux sociaux. Mais je ferai aujourd’hui une exception à cette règle pour éviter d’être embringué dans la croisade que l’extrême droite, mais aussi toute une partie de la droite qui se dit laïque et républicaine, a lancée contre mon collègue, l’historien Pap Ndiaye, nommé récemment ministre de l’Education nationale.

Dans un tweet, Zineb el Rhazoui écrit : « A lire absolument pour s’élever au-dessus du bruit. L’historien Gérard Noiriel alertait bien avant la nomination de Pap Ndiaye : ses recherches réhabilitent la notion de race pour mieux critiquer le modèle républicain. Le nouveau ministre de l’éducation nationale est bien un racialiste ».

Enfonçant le clou, l’inévitable Eric Zemmour, qualifie Pap Ndiaye « d’indigéniste », en prophétisant qu’avec lui à la tête du MEN, c’est « toute l’histoire de France qui va être revisitée à l’aune de l’indigénisme, de l’idéologie woke et de l’islamogauchisme». (C News, 23/5/2022)

Dans l’ouvrage que nous avons écrit avec Stéphane beaud (Race et sciences sociales, Agone, 2021), de même que dans mon précédent blog, consacré au livre des sœurs Fields (Racecraft, Agone, 2021), j’ai longuement discuté l’ouvrage de Pap Ndiaye intitulé La Condition noire. Essai sur une minorité française (Calmann-Lévy, 2008).

La critique centrale que j’ai adressée à ce livre concerne la façon d’articuler le savant et le politique, une question qui m’est chère, même si j’ai l’impression qu’elle n’intéresse pas grand monde, y compris dans le milieu universitaire. La Condition noire est un ouvrage important, qui ouvre tout un champ de recherches sur une question encore peu étudiée. Néanmoins, on y trouve souvent des jugements de valeur qui donnent l’impression que l’historien se transforme en porte-parole de la cause des Noirs, en prenant exemple sur les Etats-Unis.

Le tweet de Zineb el Rhazoui, tout comme les propos de Zemmour, relèvent de la même confusion entre recherche historique et opinions politiques, sauf que ces derniers ne savent même pas ce qu’est réellement le métier d’historien, alors que Pap Ndiaye a fait ses preuves en tant que savant.

Affirmer que j’aurais « alerté » (verbe qui signale un danger) mes lecteurs sur le fait que Pap Ndiaye serait « racialiste » est une déformation grossière de mon analyse. Dans l’ouvrage que nous avons publié avec Stéphane Beaud, nous avons d’ailleurs explicitement refusé d’employer ce terme car il fonctionne comme une insulte visant à discréditer des gens présentés comme des ennemis de la République.

J’ai toujours été stupéfait de lire ou d’entendre ces commentateurs de l’actualité, adeptes du « printemps républicain », qui passent leur temps à défendre les « valeurs républicaines », alors qu’ils foulent aux pieds l’une de ces principales valeurs ; celle qui est la plus importante pour moi car elle au centre de ma conception de la laïcité. Elle concerne l’autonomie de la réflexion scientifique. La séparation des fonctions, l’institutionnalisation de ce que Durkheim appelait la division du travail social, est un acquis de notre démocratie. La république a défendu et développé le métier d’enseignant-chercheur, en créant un corps de fonctionnaires payés avec les impôts des citoyens pour qu’ils produisent des connaissances objectives, au sens où elles doivent répondre à des questionnements scientifiques et non politiques. Echapper à la manie du jugement pour comprendre le monde dans lequel nous vivons, telle est la principale finalité de la science, car c’est une manière « d’aider les hommes à mieux vivre » comme disait Marc Bloch.

Dans nos démocraties avancées, les chercheurs ne sont pas directement aux ordres du pouvoir politique, mais ils n’existent dans l’espace public qu’à la condition de répondre aux questions que leur impose le pouvoir politico-médiatique. C’est pour résister à cet impérialisme que Pierre Bourdieu disait que « la sociologie est un sport de combat ».

La question du jour, dans laquelle on veut nous enfermer, c’est de savoir si Pap Ndiaye est « indigéniste »/ « racialiste » ou « républicain ». Avec d’un côté, Zemmour et consort qui voient en lui l’islamo-gauchiste qui va ruiner l’histoire de France et de l’autre côté, ceux qui dénoncent ce type de procès débile, en y voyant la preuve du « racisme structurel » qui gangrène la société française.

Je ne me sens pas concerné par ce genre de polémiques affligeantes. Mais je défends la dignité des chercheurs qui refusent que leur travail soit utilisé à tord et à travers par ceux qui ont besoin de cautions intellectuelles pour servir leur fonds de commerce politique, sans aucun respect pour nos questionnements et nos analyses.

Pour que les choses soient claires, je résumerai mes critiques de la Condition noire, en rappelant quelques points :

Sur le plan méthodologique, j’ai souligné le manque de cohérence dans la définition du groupe social qu’il appelle « les Noirs de France » et j’ai critiqué aussi sa tendance à placer sur un plan d’égalité la race et la classe, alors que le milieu socio-économique joue le rôle déterminant dans le destin social des individus.

Je pense que ce livre pêche aussi par une sous-estimation de l’importance des histoires nationales dans les réalités actuelles, La France et les Etats-Unis sont deux types de démocratie qui ont des histoires différentes. Mais au lieu de comparer les deux, Pap Ndiaye raisonne comme s’il n’existait qu’un chemin unique pour combattre les inégalités en présentant le modèle américain comme un exemple à suivre pour la France. Il est incontestable que dans de multiples passages de ce livre, Pap Ndiaye critique le « modèle républicain » en vantant les mérites du multiculturalisme américain. Le fait que la République française n’ait jamais voulu faire de la race une catégorie administrative est vu comme un « aveuglement » à la couleur de peau auquel il faudrait mettre fin.

Pour ma part, je ne me prononce pas sur ce point car c’est une question politique qui concerne tous les citoyens. Mais je constate que dans cette partie de son livre, le savant cède la place au militant en se comportant comme s’il était le porte-parole de la cause des Noirs. Il y a là, me semble-t-il, un abus de pouvoir. Une partie importante des Noirs de France ne veulent pas en effet que leur couleur de peau devienne une catégorie de l’action publique. D’où la question que je pose à l’historien Pap Ndiaye : de quel droit un intellectuel peut-il imposer une identité à des gens qui la refusent, sans avoir la possibilité de lui répondre ?

Tout cela n’empêche pas que la Condition noire est un ouvrage savant et pas un programme politique. La question que l’on peut donc légitimement se poser, c’est comment Pap Ndiaye, devenu ministre, envisage de passer de l’un à l’autre. S’il est facile, dans un livre, d’adopter tour à tour la posture du chercheur puis celle du militant, il n’en va pas de même dans la pratique. Dans un article de 1904 (« L’élite intellectuelle et la démocratie »), Emile Durkheim se demandait si « sauf dans quelques cas exceptionnels de génies éminemment doués — il est possible de devenir député ou sénateur, sans cesser, dans la même mesure, de rester écrivain ou savant, tant ces deux sortes de fonctions impliquent une orientation différente de l’esprit et de la volonté ! ».

L’histoire du XXe siècle n’a fait que confirmer les doutes du grand sociologue car les universitaires qui se sont lancés en politique ont généralement été perdus pour la science. Mais peut-être que Pap Ndiaye sera l’exception qui confirme la règle. C’est en tout cas ce que je lui souhaite.

Pour alimenter cette réflexion sur le passage du savant au politique, il ne serait pas scandaleux de demander à Pap Ndiaye si les analyses développées dans la Condition noire nourriront (ou non) son action ministérielle. Autrement dit, est-ce qu’il compte prendre des mesures concrètes pour favoriser le développement du multiculturalisme et pour consolider les identités minoritaires. Sinon, est-ce que cela signifie qu’il a pris ses distances avec cet ouvrage pour nuancer, voire même contredire, ses propos critiques sur le « modèle républicain »?

Lors de sa première apparition publique en tant que ministre, Pap Ndiaye a donné une indication en disant : « Je suis le symbole de la méritocratie et de la diversité. Je n’en tire aucune fierté, mais le sens du devoir et des responsabilités ». Le fait d’avoir accepté cette fonction ministérielle serait donc une sorte d’acte militant qui donnerait à tous ceux qui sont victimes de discriminations dans notre société, l’espoir que la République leur permettra d’y échapper. Sans jouer les rabats-joie, il faut quand même rappeler que ce genre de promotion symbolique n’a rien de nouveau dans notre République. Severiano de Heredia, « mulâtre né libre », issu d’une riche famille de planteurs cubains, fit de de brillantes études au lycée Louis le Grand. Poète et journaliste, il s’engagea en politique. Elu député en 1881, après avoir présidé le conseil municipal de Paris, il sera nommé ministre des transports en 1887. Je pourrais citer d’autres exemple sur cette façon de gérer la « diversité » au sein des élites politiques républicaines depuis la fin du XIXe siècle..Mais la lecture de la Condition noire nous incite à penser que ce « modèle républicain » doit être abandonné. Celles et ceux qui ont vu dans la promotion de Pap Ndiaye un motif d’espoir risquent donc d’être déçus si la définition de la « diversité » se limite à la couleur de peau sans accorder toute sa place au critère socio-économique qui reste, quoi qu’on en dise, le facteur le plus important pour favoriser la mobilité sociale.

Né d’un père ingénieur sénégalais et d’une mère française, professeur de collège, Pap Ndiaye a grandi dans une famille plutôt favorisée sur le plan intellectuel, ce qui explique sa réussite scolaire. Mais la grande majorité des enfants issus de l’immigration appartiennent à des milieux sociaux beaucoup plus modestes. Si l’éducation nationale est aujourd’hui en crise, c’est surtout parce qu’elle n’est plus perçue comme un tremplin permettant aux classes populaires d’améliorer leur sort. C’est dans les solutions qu’il proposera pour résoudre ce problème que l’on pourra juger de la compétence proprement politique du savant historien. S’il échoue dans sa mission, la logique identitaire qu’il a lui-même mise en avant dès sa prise de fonction risque de se retourner contre lui. Après les insultes racistes qu’il a subies de la part de l’extrême droite, c’est dans son propre camp que surgiront les critiques l’accusant d’avoir trahi la cause des Noirs pour servir la soupe aux maîtres blancs.