« Le retour à un affrontement centré sur la question sociale est une nécessité

Précis.Utile Très pédagogique

L’économiste explique, dans sa chronique au « Monde », pourquoi la partition de l’espace politique en trois blocs – social-écologique, libéral et nationaliste – est un danger pour la démocratie.

Publié le 10 juin 2022   

 

Est-il possible de sortir de la démocratie en trois tiers et de reconstruire un clivage gauche-droite centré sur les questions de redistribution et d’inégalité sociale, en France et plus généralement à l’échelle européenne et internationale ? Tel est l’enjeu central des élections législatives en cours.

Rappelons d’abord les contours de la démocratie en trois tiers, telle qu’elle s’est exprimée lors du premier tour de la présidentielle. Si l’on additionne les résultats des différents candidats issus des partis de gauche et écologistes, on obtient 32 % des voix pour ce bloc, que l’on peut qualifier de social-planificateur ou social-écologique. En rassemblant les voix portées sur Macron et Pécresse, on obtient également 32 % des voix pour le bloc libéral ou de centre droit. On arrive exactement au même score de 32 % en additionnant les trois candidats du bloc nationaliste ou de droite extrême (Le Pen, Zemmour, Dupont-Aignan). Si l’on répartit entre les trois blocs les 3 % du candidat ruraliste inclassable (Lassalle), on parvient à trois tiers presque parfaitement égaux.

Cette tripartition s’explique en partie par les spécificités du système électoral et de l’histoire politique du pays, mais ses soubassements sont plus généraux. Précisons que la démocratie en trois tiers ne signifie aucunement la fin des clivages politiques fondés sur la classe sociale et sur des intérêts économiques divergents, bien au contraire. Le bloc libéral réalise de loin ses meilleurs scores chez les électeurs socialement les plus favorisés, quel que soit le critère retenu (revenu, patrimoine, diplôme), notamment parmi les plus âgés. Si ce « bloc bourgeois » parvient à rassembler un tiers des suffrages, cela doit aussi beaucoup à l’évolution de la participation, qui est devenue nettement plus forte parmi les plus aisés et les plus âgés que dans le reste de la population au cours des dernières décennies, ce qui n’était pas le cas auparavant.

 

De facto, ce bloc a fait la synthèse entre les élites économiques et patrimoniales votant anciennement pour le centre droit et les élites diplômées qui avaient pris un peu partout le contrôle du centre gauche depuis 1990, comme le montre la World Political Cleavages and Inequality Database. Avec une participation égale dans tous les groupes sociodémographiques, ce bloc ne rassemblerait toutefois qu’à peine un quart des suffrages et ne pourrait prétendre gouverner seul. A l’inverse, le bloc de gauche serait largement en tête, car il fait ses meilleurs scores au sein des classes populaires, et surtout parmi les plus jeunes. Le bloc nationaliste progresserait aussi mais plus légèrement, car le profil de son vote populaire est plus équilibré parmi les classes d’âge.

La gauche et le libéralisme triomphant

D’une certaine façon, on pourrait dire que cette tripartition renvoie aux trois grandes familles idéologiques qui ont structuré la vie politique depuis plus de deux siècles : libéralisme, nationalisme, socialisme. Depuis la révolution industrielle, le libéralisme s’appuie sur le marché et le désencastrement social de l’économie et séduit majoritairement les gagnants du système. Le nationalisme répond à la crise sociale qui en découle par la réification de la nation et des solidarités ethno-nationales, alors que le socialisme tente non sans difficultés de promouvoir l’émancipation universaliste par l’éducation, le savoir et le partage du pouvoir.

« Ce qui définit la démocratie en trois tiers, c’est d’abord que les classes populaires sont profondément divisées »

Plus généralement, on sait depuis toujours que le conflit politique est structurellement instable et multidimensionnel (clivage identitaire et religieux, clivage rural-urbain, clivage socio-économique, etc.) et ne saurait se réduire à un éternel conflit unidimensionnel gauche-droite se reproduisant à l’identique dans le temps. Cependant, dans de nombreuses configurations observées dans le passé, ou du moins dans celles que l’on a retenues, la question sociale prenait le dessus et définissait l’axe principal du conflit politique, opposant une gauche sociale-internationaliste à une droite libérale-conservatrice.

La nouveauté de la situation actuelle est que la question sociale a perdu en intensité, en partie parce que la gauche au pouvoir a édulcoré son ambition transformatrice et a souvent rallié le libéralisme triomphant depuis la chute du communisme, si bien que la question identitaire a pris le dessus.

Un pari risqué et dangereux

Ce qui définit la démocratie en trois tiers, c’est d’abord que les classes populaires sont profondément divisées autour de la question migratoire et postcoloniale : l’électorat populaire jeune et urbain a une sociabilité plus métissée et vote pour le bloc de gauche ; à l’inverse, l’électorat populaire moins jeune et plus rural se sent abandonné et se tourne vers le bloc nationaliste. Le bloc bourgeois espère se maintenir perpétuellement au pouvoir grâce à cette division, mais ce pari est risqué et dangereux, car la rhétorique déployée par le bloc nationaliste (et souvent encouragée par le bloc bourgeois) ne conduit à aucun débouché constructif et ne fait qu’exacerber les conflits sans issue. Contrairement à ce qu’affirment les deux autres blocs, le bloc de gauche n’ignore nullement la question de l’insécurité : il est au contraire le plus à même de rassembler les ressources fiscales permettant de renforcer la police et la justice.

Quant à l’accusation de communautarisme, elle est particulièrement inepte. Si les jeunes issus de l’immigration votent massivement pour le bloc de gauche, c’est qu’il est le seul à les défendre contre le racisme ambiant et à prendre au sérieux la question des discriminations. Le retour à un affrontement centré sur la question sociale est une nécessité, non parce que le bloc populaire aurait toujours raison face au bloc bourgeois (il n’est jamais simple de fixer le bon curseur sur l’échelle de la redistribution), mais parce que les conflits intermédiés par la classe sociale offrent davantage de grain à moudre et permettent à la démocratie de fonctionner. Espérons que ces élections y contribueront.

Thomas Piketty(Economiste)