PAR Anthony GUYON et LE REGARD DU...
Dans un travail réalisé à partir des journaux des Leningradois, l'historienne Sarah Gruszka offre une histoire du siège de Leningrad au plus près de la population.
Le siège de Leningrad fait l’objet d’un ouvrage particulièrement réussi, paru aux éditions Tallandier. Dans la continuité de sa thèse, l’historienne Sarah Gruszka aborde cet événement par ses habitants et par l’intime. Elle plonge ainsi son lecteur dans un environnement où les bombardements et la guerre d’anéantissement nazie se superposent à la coercition stalinienne, où la survie au quotidien nécessite de trouver des aliments, de les rendre « comestibles », où boire et se chauffer deviennent des défis particulièrement complexes à surmonter. Au-delà des morts et des traumatismes, le siège de Leningrad est aussi devenu un objet d’histoire et de mémoire que les dirigeants soviétiques puis russes ont utilisé et utilisent au gré de leurs intérêts.
Dans le cadre des programmes du secondaire, approcher au plus près les souffrances des populations est un angle particulièrement riche pour comprendre la guerre d’anéantissement que fut la Seconde Guerre mondiale.
Nonfiction.fr : Votre ouvrage, issu de votre thèse (une partie puisque celle-ci s’élève à 1 300 pages) analyse en profondeur le siège de Leningrad, dont les chiffres s’avèrent éloquents : 872 jours, un million de morts civils, un million de morts de militaires. Si nous sommes habitués à lire que l’opération Barbarossa se concentre sur trois objectifs, à savoir Leningrad, Moscou et Stalingrad, le siège de Stalingrad occulte celui de l’ancienne Saint-Pétersbourg dans nos livres mais aussi dans les mémoires. Comment s’explique cette différence ?
Sarah Gruszka : À vrai dire, Stalingrad occulte la mémoire de Leningrad au point que beaucoup pensent qu’il s’agit d’un seul et même événement – j’ai constamment été confrontée à cet amalgame. Pourtant, les deux villes n’ont rien à voir en termes de localisation (l’ancien – et futur – Saint-Pétersbourg se situe au nord sur la mer Baltique, à la frontière de la Finlande, l’autre au sud, près de l’actuelle frontière du Kazakhstan), d’importance (Stalingrad fait un tiers de Leningrad, la 7e plus grande ville du monde à l’époque) et d’histoire pendant la guerre : l’une est exclusivement un siège (il existe par ailleurs une « bataille de Leningrad », qui a fait encore plus de victimes que le blocus), donc une histoire touchant des civils ; Stalingrad, en revanche, est avant tout une bataille.
Un autre point sur lequel les sorts de Leningrad et de Stalingrad diffèrent radicalement relève de la temporalité : Leningrad est encerclée seulement deux mois et demi après l’invasion de l’URSS par les Allemands (en septembre 1941), à un moment où le pays est encore complètement dépassé par l’ampleur de l’avancée foudroyante de la Wehrmacht ; la bataille de Stalingrad, elle, a lieu plus d’un an après l’invasion, alors que l’URSS a su se réorganiser et se roder. Quant à la durée de ces événements, là encore, elle est incomparable : six mois pour la bataille de Stalingrad, et deux ans et demi pour le siège de Leningrad, ce qui est considérable, même selon les normes de guerre.
Le décalage de notre propre connaissance de ces deux événements relève, à mon sens, de l’héroïsation de la Seconde Guerre mondiale en URSS puis en Russie, qui a laissé des traces dans le savoir que nous avons, en France notamment, de cette histoire. Malgré l’ampleur des pertes durant la bataille de Stalingrad, c’était un événement facile à héroïser : il s’agit d’un combat militaire, resté dans le canon narratif comme le tournant de toute la Seconde Guerre mondiale, ouvrant la voie vers la victoire des Alliés. Concernant le siège de Leningrad, la mythification était moins évidente : il s’agit d’une véritable catastrophe humanitaire, une histoire de famine, de froid et de lutte pour la survie, qui a entraîné la mort de près d’un million de civils (alors que dans le cas de Stalingrad, les pertes furent essentiellement militaires). Pas moins de 400 000 enfants se sont retrouvés piégés dans la ville assiégée...
On comprend donc que le siège de Leningrad risquait de remettre en cause la responsabilité du pouvoir, son incapacité à anticiper le désastre, à protéger ses citoyens en les évacuant à temps et en les nourrissant. Il est vite devenu en quelque sorte une histoire embarrassante, indésirable, et le sera pendant des décennies. C’est pourquoi le discours officiel soviétique a mis en avant Stalingrad et, à l’inverse, mis en sourdine Leningrad à grand renfort de censure et d’altérations. Il a réussi la prouesse de convertir cette catastrophe en « épopée héroïque » (c’est dans ces termes qu’il était d’usage de parler du siège de Leningrad) et de la militariser (on parlait des « défenseurs » de Leningrad et non de civils, et encore moins de victimes).
Bien entendu, une partie de la population, et surtout des Léningradois, connaissaient bien la facette tragique de cette histoire, mais celle-ci n’avait pas droit de cité dans le discours public. Ce n’est que récemment, à la faveur de l’ouverture des archives au moment de la Perestroïka puis de l’effondrement de l’URSS, qu’on a pu prendre la mesure de ce qu’avait été le siège de Leningrad dans toutes ses dimensions. Cette édulcoration de cette histoire, voire son occultation, explique probablement en partie la méconnaissance que l’on en a en France, malgré le fait qu’il s’agisse de l’un des épisodes les plus meurtriers de la Seconde Guerre mondiale et des plus décisifs sur le plan stratégique et militaire.
C’est précisément pour essayer de combler ce vide de l’historiographie française que j’ai eu envie d’investiguer l’histoire du siège de Leningrad, une motivation qui s’est renforcée au fur et à mesure que je lisais les témoignages poignants des assiégés. J’ai voulu, en quelque sorte, rendre justice à leurs destinées, eux qui étaient tombés dans l’oubli et dont il ne restait plus que quelques lignes griffonnées sur un carnet.
Votre travail repose en partie sur l’étude de plus de 400 journaux intimes tenus par des habitants de Leningrad au cœur du siège. Comment avez-vous eu accès à cette source inédite et quelle a été votre méthode de travail ?
Le point de départ de ma recherche était la volonté de proposer une histoire nuancée du siège de Leningrad, à hauteur d’hommes ordinaires, de femmes et d’enfants, une histoire qui serait délestée des poncifs dans lesquels le récit officiel l’avait enfermé. J’avais la conviction que cette tâche ne serait possible qu’en donnant la parole à ceux qui l’avaient vécu. Pour esquisser un tableau vivant, au plus près de ce que les assiégés avaient traversé, quoi de mieux que de se tourner vers les journaux intimes tenus au moment même des événements ? C’est ainsi qu’il serait possible de capter l’essence du siège de Leningrad, de retrouver le regard des contemporains de ces années de tourmente, leur univers mental dans toute leur complexité.
Cette ambition pouvait sembler présomptueuse : les Léningradois avaient-ils vraiment écrit dans ces conditions ? Car le contexte est doublement hostile à la tenue d’un journal : d’une part, on est dans des circonstances de guerre et de siège, où les bombes et les obus tombent parfois quotidiennement, où la famine épuise les corps et la lutte désespérée pour la survie éreinte les esprits, où les pénuries rendent le papier précieux et l’éclairage parfois impossible, où le froid fait geler l’encre ; d’autre part, on est en plein régime stalinien, où la simple tenue d’un journal intime était considérée comme suspecte et pouvait se révéler fatale en cas de perquisition. De fait, certains auteurs de mon corpus se sont fait arrêter, voire exécuter sur la base de leurs journaux intimes, dont quelques-uns se trouvent aujourd'hui dans les archives du FSB.
Je suis donc partie en quête de journaux intimes qui auraient malgré tout pu être tenus dans ces conditions peu favorables. Au gré de prospections dans les archives de Saint-Pétersbourg et dans le monde éditorial soviétique et russe, j’ai finalement pu identifier près de 450 Léningradois qui s’étaient adonnés à cette pratique, ce qui représente un corpus énorme, unique, incroyablement riche — même s’il faut bien avoir à l’esprit qu’il ne s’agit là, très probablement, que de la partie émergée de l’iceberg, si l’on imagine tous les journaux qui n’ont pu être conservés.
Il faut bien dire que cette tâche de répertorisation fut assez âpre car ces sources sont considérablement dispersées. Elles n’avaient jamais été inventoriées ni centralisées d’une façon ou d’une autre. Il a donc fallu avancer par tâtonnement, par intuition, s’armer de patience, essuyer quelques déconvenues, persister. Une responsable d’archives m’a éconduite en arguant que son centre ne contenait aucun journal du siège, alors qu’en m’entêtant, j’ai fini par en mettre au jour près d’une trentaine. Une autre a tenté de me dissuader dans ma quête en exprimant tout son mépris pour ce genre de sources « subjectives et suspectes », me suggérant de me tourner plutôt vers les documents d’État, bien plus fiables selon elle. D’autres ont multiplié les obstacles pour me décourager – l’un des centres ne m’a d’ailleurs jamais ouvert ses portes malgré mes sollicitations répétées. En revanche, certaines archivistes m’ont accueillie très gentiment, heureuses que cette histoire encore douloureuse pour Saint-Pétersbourg soit étudiée en dehors de la Russie. Grâce à des liens noués au fil du temps, j’ai pu consulter des journaux dont l’accès est par ailleurs fermé au public.
C’est ainsi que j’ai pu écrire une histoire du siège de Leningrad à échelle humaine et individuelle. Il s’agissait de redonner sa place à la dimension tragique de cette histoire et de l’humaniser en faisant résonner les voix des assiégés. Celles qui s’expriment dans la longue nuit du blocus alors même qu’elles ne savent encore rien de l’issue de la guerre et que leur propre survie est incertaine.
Bien que le siège couvre deux années et demi, vous accordez une place prépondérante à l’hiver 1941-1942, non pas par choix personnel mais parce que les journaux étudiés en font le moment majeur et parce que « c’est aussi cette période qui laisse des traces profondes, traumatiques » . Pourquoi cet hiver constitue-t-il le cœur du siège, du point de vue des assiégés ?
En effet, contrairement aux histoires soviétiques traditionnelles, mon livre accorde une place prépondérante à l’hiver 1941-1942, tout en couvrant l’ensemble du blocus. Il s’agit de la période la plus effroyable pour les Léningradois, celle où les températures baissent jusqu’à -30°C alors que les pénuries en carburant ne permettent plus aux habitants de se chauffer, mais surtout celle où la ration de pain est réduite à 125 grammes par jour (et c’est parfois la seule nourriture délivrée). Il y a même deux jours entiers, en janvier, où plus aucun aliment n’est vendu dans la ville, ce qui constitue le pic du désespoir dans les témoignages des assiégés. Les conditions d’existence régressent considérablement, prenant des allures moyenâgeuses, les infrastructures modernes disparaissent, les habitants sont réduits à assurer leur survie.
L’hiver 1941-1942 voit la mortalité exploser (100 000 décès par mois pendant la période la plus critique). Leningrad se transforme en une « morgue à ciel ouvert » (pour reprendre les mots d’assiégés), jonchée de cadavres, car la surmortalité ne permet plus de prendre en charge l’inhumation des défunts. Certains journaux personnels se transforment en martyrologe, enregistrant les décès survenant les uns après les autres dans l’entourage de l’auteur.
Cet hiver constitue donc le paroxysme des épreuves endurées pendant le siège de Leningrad et restera profondément ancré dans la mémoire des assiégés. Même quand les conditions de vie s’amélioreront peu à peu, ils demeurent hantés par le souvenir traumatisant des deuils du premier hiver et tourmentés par la sensation obsédante de la faim qui sera loin de se dissiper avec la percée du blocus en janvier 1943. C’est pourquoi ce livre redonne à l’hiver 1941-1942 toute la place qu’il occupe dans les témoignages et les consciences.
Vous expliquez que la laborieuse victoire de l’URSS contre la Finlande accélère les plans d’invasion hitlériens. Quelle place occupe justement Leningrad dans l’opération Barbarossa et pourquoi les Allemands veulent-ils s’en emparer ?
Leningrad était l’une des trois cibles de choix dans les plans de l’opération Barbarossa : selon les prévisions du Blitzkrieg censé terrasser la partie russe de l’URSS en trois mois, le groupe d’armées Nord devait s’emparer de Leningrad (assisté des armées finlandaises), le groupe Centre de Moscou, et le groupe Sud avait pour mission d’occuper l’Ukraine et de conquérir les rives de la mer Noire, avant de s’approprier les ressources du Caucase.
De fait, à cette époque, Leningrad n’est pas n’importe quelle ville : il s’agit d’un centre industriel et portuaire majeur, l’un des plus grands producteurs d’armes du monde entier et le producteur de la moitié des bateaux de guerre et des sous-marins du pays. Elle est aussi chargée d’une symbolique forte (on l’appelait le « berceau du bolchevisme »). Sa conquête était une telle priorité pour les Allemands qu’elle était conçue comme un préalable indispensable à la prise de la capitale soviétique. Elle aurait permis à Hitler de mettre la main sur 600 usines, sur un chantier naval de premier plan, de contrôler la Baltique, et de libérer plusieurs divisions.
On peut donc comprendre que le fait que Leningrad ne soit jamais tombée aux mains des Allemands a eu des répercussions déterminantes sur tout le théâtre des opérations (et sur l’issue même de la guerre, selon certains historiens), empêchant les deux groupes d’armée allemands de faire leur jonction et de concentrer leurs forces sur Moscou. La Wehrmacht a été contrainte de camper sur des positions défensives jusqu’au début de l’année 1944. Elle n’a jamais réussi à finaliser l’encerclement de Leningrad en opérant la jonction avec les Finlandais, au nord, ce qui a permis aux Soviétiques de conserver une petite portion non occupée à l’est de Leningrad, seule voie qui reliait la ville au reste du pays. Or, c’est à elle que les habitants durent leur salut, puisque c’est par là que transitait, sur le lac Ladoga, le peu de vivres acheminés, et qu’il fut possible d’évacuer une partie de la population.
En fin de compte, alors que Leningrad devait tomber en quatre mois, les combats pour sa prise durèrent près de trois ans, ce qui en fait la bataille la plus longue de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi la plus coûteuse en termes de victimes . Or on sait que la victoire allemande sur toute l’Europe reposait sur une guerre courte contre l’URSS et sur la perspective que le conflit général prendrait fin avant 1943.
1936-1938 constitue le cœur de la Grande terreur mais la répression politique se poursuit au-delà de cette date. Vous illustrez cela par l’augmentation du nombre de condamnations à mort à la veille de l’invasion, puis du nombre de détenus au Goulag (deux millions) qui a doublé entre 1935 et 1941 . C’est d’ailleurs ici une clé de compréhension indispensable : la population est à la fois victime de la guerre et de la répression du régime stalinien. Nous sommes bien loin de l’image de la grande guerre patriotique. Quelles formes prend cette répression au cœur du conflit ?
Les Léningradois sont en effet confrontés à un contexte de double violence et de double pression : ils vivent non seulement dans les conditions d’un siège et d’une guerre d’une brutalité inouïe, mais aussi en plein stalinisme. Les années de Grande terreur (1936-1938), terriblement meurtrières et éprouvantes pour les Soviétiques, viennent tout juste de se terminer, mais les répressions et la traque à l’ennemi intérieur n’en continuent pas moins pendant le siège, y compris au plus fort de la famine. Elles prennent toutes les formes possibles : perquisitions, arrestations (par dizaines de milliers), déportations des éléments « suspects » et même exécutions sommaires (par milliers). C’est ainsi que des dizaines de milliers de Léningradois sont déportés, alors même que les transports font défaut pour l’acheminement de vivres ou pour l’évacuation de la population vulnérable et qu’ils sont censés être parcimonieusement employés.
Le fondement légitimant ces pratiques répressives reposait sur l’impérieuse nécessité, au moment où la survie même du pays est menacée, de s’assurer la loyauté de la population, d’autant qu’à Leningrad, l’encerclement de la ville et l’ampleur des pénuries risquaient de retourner la population contre le pouvoir. De fait, le mécontentement grondait à mesure que les conditions de vie s’aggravaient. Certains habitants se sentaient abandonnés, voire trahis par le Kremlin et les autorités locales. Pour le pouvoir, l’enjeu était donc de taille : il fallait à tout prix éviter que la colère latente ne se transforme en une révolte généralisée qui aurait risqué d’entraîner la reddition de la ville. Et il a réussi.
À vrai dire, la répression a rarement touché ceux qui auraient vraiment commis un acte anti-soviétique : l’expression d’un simple doute ou de pessimisme quant à l’issue de la guerre suffisait à être qualifié de « contre-révolutionnaire », un motif passible de la peine de mort.
Pour autant, il faut éviter d’en tirer des généralités et des conclusions réductrices : les Léningradois n’étaient probablement pas, dans leur majorité, des anti-staliniens ou des anti-bolcheviques. Si beaucoup expriment des propos subversifs dans leurs journaux personnels, seule une poignée aspirent à ce que la ville tombe aux mains des Allemands. Le nazisme était donc loin de représenter une alternative séduisante au stalinisme. Et certains Léningradois sont restés de fervents adeptes du régime soviétique.
Votre livre conduit le lecteur à approcher le froid, la faim, la soif mais aussi les difficultés à accomplir les tâches du quotidien pour des corps fortement affaiblis. Votre chapitre 5 est en ce sens éloquent, vous expliquez : « La première étape est de trouver de quoi manger. N’importe quel produit comestible » . Que signifie vivre quotidiennement à Leningrad durant ces 872 journées ?
Je tenais à montrer, concrètement, ce qu’est la vie pendant un siège, jour après jour, à la fois pour l’ensemble des Léningradois mais aussi en accompagnant quelques destinées singulières que l’on suit de l’encerclement jusqu’à l’évacuation ou la mort. Il s’agissait de reconstituer l’âpre quotidien des habitants plongés dans des conditions d’existence infra-humaines.
La première épreuve, dès septembre 1941, est celle du pilonnage de l’ennemi, parfois quotidien, nocturne, qui instaure un climat de peur et de stress permanent. Mais surtout, à mesure que Leningrad s’enfonce dans l’hiver 1941-1942, l’existence des assiégés devient celle d’une lutte acharnée pour la survie. Chaque jour, le Léningradois doit employer des ressources considérables pour assurer la satisfaction de ses besoins les plus élémentaires. Avant tout, il doit trouver de quoi se nourrir, en faisant la queue des heures durant devant les magasins d’alimentation ou en espérant troquer quelque chose sur le marché noir ; il doit sans cesse repousser les limites du comestible s’il veut espérer survivre : c’est ainsi qu’il se met à consommer du cuir bouilli, de la colle à bois, de l’huile de vidange, des animaux domestiques. Les plus désespérés en viennent à consommer de la chair humaine. Même le simple fait de boire devient une corvée quotidienne : le froid extrême a fait exploser les canalisations, de sorte que les habitants doivent puiser de l’eau dans les canaux gelés de la ville en y forant des trous, puis en transportant des seaux lourds à bout de bras jusqu’à leur domicile.
Le Léningradois doit aussi redoubler d’efforts pour se chauffer : en l’absence d’électricité et de chauffage central, il n’a d’autres solutions que de débiter n’importe quel combustible (meubles, parquet, piano) pour alimenter le poêle de fortune qu’il a dû se fabriquer. Il doit également accomplir toutes sortes de tâches obligatoires : des travaux de défense, de déblayage, des démarches administratives éreintantes qui ne s’amenuisent pas dans ce contexte de siège et de famine. Une grande partie des assiégés doivent enfin continuer à travailler, risquant des peines pour tout absentéisme. Toutes les tâches énumérées, répétées jour après jour, alors que les organismes sont terriblement affaiblis et que les habitants se rapprochent chaque fois plus du seuil de la mort, représentent un effort colossal. Or, le moindre déplacement qu’exige l’accomplissement des besognes quotidiennes requiert d’autant plus d’énergie qu’en l’absence de transports en commun, il faut tout faire à pied. Nombre de Léningradois sont contraints d’effectuer plusieurs kilomètres par jour, dans un état d’épuisement avancé, de sorte que ces marches forcées auront raison d’une partie d’entre eux.
Au-delà de cette reconstitution du quotidien des assiégés, j’ai aussi voulu montrer ce qu’était l’essence du siège : la famine. Les journaux intimes permettent véritablement de pénétrer dans le regard de l’assiégé, de l’affamé, de celui qui est condamné à mort. Ils nous donnent à voir ce qui se cache derrière le traditionnel « les Léningradois ont subi une terrible famine et devaient se contenter de 125 grammes de pain par jour », qui reste finalement abstrait, strictement factuel, pour comprendre ce que signifie l’épreuve d’une faim extrême et prolongée, pendant des mois, sur le plan physique, physiologique et psychique.
Comme tout dirigeant, Vladimir Poutine mobilise une partie de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, qu’il sélectionne et adapte à ses objectifs immédiats. Quelle place occupe le siège de Leningrad dans la Russie actuelle ?
La mémoire du siège de Leningrad subit en effet la résurgence du culte de la « Grande Guerre patriotique » dans la Russie poutinienne. Quatre-vingts ans après les faits, cette guerre est centrale dans le discours politique et public, constamment mobilisée sur la scène tant intérieure (pour alimenter le patriotisme) qu’internationale (régulièrement instrumentalisée, comme on l’a vu depuis l’invasion de l’Ukraine). De manière plus générale encore, la mainmise du pouvoir dans l’écriture de l’histoire est de plus en plus forte. Dans un tel contexte, le siège de Leningrad se trouve lui aussi de nouveau idéologisé, politisé, après une période de grandes avancées historiographiques dans les années 1990 et 2000.
On en revient à une version héroïsante de cette immense tragédie. Tout ce que les journaux intimes donnent à voir (les épreuves de la faim, du froid, de l’enfermement, de la mort de masse, de l’environnement coercitif du régime stalinien, l’ampleur du trauma de l’assiégé, les inégalités sociales, etc.) est relégué à l’arrière-plan au profit d’une version positive, glorieuse, sublimée. On le voit bien dans les pratiques commémoratives, qui ne laissent guère de place au recueillement mais se déroulent dans une tonalité militaro-triomphaliste, ou encore dans les monuments censés rendre hommage au siège de Leningrad : on n’y voit jamais d’êtres décharnés mais, au contraire, des figures robustes, fières, combatives, souvent masculines, qui déforment la réalité de ce qu’étaient les assiégés à l’hiver 1941-1942. C’est cette version fortement aseptisée du siège de Leningrad que l’on trouve dans les manuels scolaires, et elle est bien protégée par tout un arsenal législatif qui codifie l’écriture de la Seconde Guerre mondiale.
Dans ce contexte, une approche libre et désidéologisée du siège de Leningrad est désormais quasiment impossible, comme en témoignent les scandales qui éclatent régulièrement dès que l’on ose sortir du canon. Je dirais donc que c'est une histoire à la fois sacrée, intouchable, et non grata.
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Enseignant agrégé et docteur en Histoire, Anthony Guyon a consacré sa thèse aux tirailleurs sénégalais durant l'entre-deux-guerres. Il participe à Nonfiction.fr depuis 2013, y coordonne le pôle Histoire et anime les entretiens du Regard du Chercheur.
Il est l'auteur de Les tirailleurs sénégalais. De l'indigène au soldat, de 1857 à jours, Perrin, 2022, puis s'intéresse aux questions de défense et de sécurité en Afrique de l'Ouest.
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