« Le temps est avec l’équipe du Maroc. Les peuples arabes et africains sont avec elle »

 

Tahar Ben Jelloun, écrivain : « Le temps est avec l’équipe du Maroc. Les peuples arabes et africains sont avec elle »

Tribune  Publié le 13 décembre 2022. Le Monde

 

L’écrivain et peintre franco-marocain évoque dans une tribune au « Monde » sa joie face aux performances à la Coupe du monde de football de l’équipe marocaine, qui rencontre la sélection française en demi-finale le 14 décembre.

 

Dans ma vie, j’aurais vécu deux moments historiques d’une importance primordiale : le retour du roi Mohammed V (1909-1961), c’était le 16 novembre 1956 (retour qui a conduit à l’indépendance du Maroc), et la qualification, le 10 décembre, des Lions de l’Atlas pour la demi-finale de la Coupe du monde de football. Deux événements qui n’ont rien à voir entre eux mais qui ont produit un effet exceptionnel sur l’ensemble du peuple marocain. Des foules euphoriques, drapeaux dans le vent, hommes, femmes et enfants mélangés dans une joie commune, dans une fête spontanée, sincère et vive.

Dimanche soir, je suis allé avec des amis sur la corniche de Casablanca. Nous étions à pied, tenant entre nos mains le drapeau marocain, fous de bonheur, nos larmes heureuses coulaient, et notre fierté nous donnait une énergie qu’on ne pouvait pas soupçonner.

Moi qui ne suis pas un fan du football, me voilà englué dans un phénomène qui dépasse l’entendement. J’ai regardé les cinq matchs que le Maroc a joués. Une passion que je ne me connaissais pas. Le cœur serré, les nerfs à bout, la tension extrême, le regard obnubilé par l’écran, je suis devenu quelqu’un d’autre. J’ai appris par cœur le nom des joueurs. La plupart jouent dans des équipes européennes. Certains sont issus des quartiers populaires de Casablanca comme Atyat Allah, Jawad El Yamiq, Achraf Dari, Yahya Jabrane et Azzedine Ounahi. Quelques-uns ont suivi la formation de l’académie Mohammed VI.

Des symboles pleuvent dans les médias

Je sais tout de la vie du sélectionneur, Walid Regragui. Sa mère, femme de ménage à Orly. Lui jouant dans de petites équipes. Un homme modeste qui croit à l’effort et au travail bien fait. Il n’aime évoquer ni la chance ni le hasard. Seules la rigueur du travail et la persévérance comptent pour lui. Il a appliqué cette méthode avec exigence aux Lions de l’Atlas.

 

J’avoue avoir eu du mal à le croire, à voir cette foule magnifique marcher dans les grandes avenues de cette corniche devenue pour un soir piétonne, nous nous sommes rendu compte que ce que nous avions vu sur les écrans de la télé était une réalité : le Maroc qualifié pour jouer la demi-finale. Plus tard dans la soirée, on apprendra que ce sera contre la France.

Des symboles de toutes sortes pleuvent dans les médias. Certains journalistes évoquent la crise actuelle entre les deux pays et la possibilité de la dépasser grâce au football. Pendant que je regardais avec mes amis le match France-Angleterre, j’étais dans une autre tension. Je voulais que la France gagne et je redoutais qu’elle se trouve face à mon autre pays, le Maroc.

Tout est dans le symbole. Pour la première fois de l’histoire du football, une équipe africaine, une équipe arabe arrive en demi-finale de la Coupe du monde. Des centaines de millions de spectateurs la regardent, l’admirent et la chargent d’aller jusqu’au bout et, pourquoi pas, de remporter la coupe.

Un bémol cependant, les dirigeants algériens ont interdit à leurs médias de citer le nom du Maroc. Mais le peuple algérien est à chaque fois sorti dans la rue célébrer la victoire des Lions de l’Atlas. Pendant que les militaires algériens se couvraient de ridicule, la population était fière, chantait et dansait dans les rues d’Alger et d’Oran. Une claque à ces généraux malheureux, minés par une jalousie maladive et une haine pathologique. Passons.

Quelque chose a changé

Aller jusqu’au bout. Oui, tout le monde y croit. Ce serait énorme. Ce serait sans doute de l’ordre du miracle. Mais une équipe comme celle des Lions de l’Atlas est capable d’aller loin, très loin. Elle est animée par une volonté féroce de vaincre, une détermination qui la rend forte, imbattable. Les Bleus ont déjà remporté par deux fois la Coupe du monde. Pour eux, jouer relève du métier. Les Marocains se sentent investis d’une mission qui relève du miracle et c’est cela qui va les faire aller jusqu’au bout. Ils ont attendu des décennies. Ils ont connu des échecs cuisants. Ils ont été humiliés sur des terrains où ils avaient peu joué.

Aujourd’hui quelque chose a changé. Le temps est avec eux. Les peuples arabes et africains sont avec eux. La clameur populaire les accompagne et anime en eux cette volonté de gagner.

 

Je ne dis pas « France contre le Maroc », mais France et Maroc jouent une demi-finale. Les relations entre les deux pays sont traditionnelles, faites d’amitié et de respect. Le Maroc a été un protectorat de 1912 à 1956. Rien à voir avec la colonisation du voisin algérien. Le Maroc n’a aucune rancune à l’égard de la France, aucune « rente mémorielle » à exploiter.

La présence française a été plutôt légère et, grâce au maréchal Lyautey [premier résident général du protectorat français au Maroc en 1912, il a quitté ses fonctions en 1925], respectueuse des valeurs de la société marocaine traditionnelle. Il a fallu un général assez mal luné pour déposer le roi Mohammed V en août 1953 et l’envoyer avec sa famille en exil durant presque trois ans.

Donc mes deux pays vont jouer ce mercredi. J’ai beau dire « que le meilleur gagne », je sens monter en moi une émotion d’un genre nouveau, celle suscitée en moi par la terre natale, mes origines, mes racines profondes.

Un apaisement est en vue

Certains ont dit que le Maroc est animé par une « francophobie », évoquant la crise actuelle due, entre autres, à la limitation de la délivrance des visas, ce qui a empêché des personnalités comme un procureur du roi, des députés, des professeurs de médecine, des hommes d’affaires de se rendre en France, pas pour émigrer et devenir clandestins, mais pour leur travail.

Apparemment un apaisement est en vue. Emmanuel Macron doit faire une visite d’Etat durant le premier semestre de 2023. Un ambassadeur vient d’être nommé à Rabat. La ministre des affaires étrangères [Catherine Colonna] est attendue cette semaine dans le royaume.

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Mercredi 14 décembre, jour du match, nous retiendrons notre souffle et nous assisterons à un match exceptionnel. Que ce soit l’équipe des Bleus qui gagne ou l’équipe des Lions de l’Atlas, il y aura de la joie et de l’espérance pour une réconciliation politique, diplomatique et culturelle.

On craint des débordements et des incidents de la part de quelques bandes qui chercheraient à gâcher la fête. Mais quel que soit le vainqueur, ce sera une fête grandiose, magnifique et on continuera à attendre avec impatience la suite de ce Mondial qui ne ressemble à rien de ce qu’on a connu.

Tahar Ben Jelloun est écrivain, lauréat 1987 du prix Goncourt pour son roman La Nuit sacrée (Seuil, 1987). Il vient de publier « Au plus beau pays du monde » (Seuil, 256 pages, 19 €)

Tahar Ben Jelloun(Ecrivain)