Les crimes oubliés des Alliés

  • Les crimes oubliés des Alliés
  • Keith Lowe
  • Dans Books 2015/12 (N° 71), pages 91 à 91En retraçant la contre-attaque d’Hitler dans les Ardennes en 1944, un historien britannique lève le voile sur l’un des derniers tabous de la Seconde Guerre mondiale : les massacres de prisonniers allemands par les Alliés.

 

Ardennes 1944. Le va-tout de Hitler, d’Antony Beevor, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Calmann-Lévy, 544 p., 26 €.

2Antony Beevor connaît des nuits sans sommeil. Lorsque je l’ai rencontré, chez lui, dans l’ouest de Londres, il me l’a avoué avec simplicité, et ni lui ni moi n’y trouvons rien d’anormal. Pour nous, il va de soi que tout historien qui s’immerge dans l’étude de la Seconde Guerre mondiale, comme nous l’avons fait durant l’essentiel de notre vie, est condamné aux insomnies.

3Les siennes, me raconte-t-il, ont tendance à le frapper pendant les périodes de recherches intenses ou quand il s’apprête à écrire sur l’un des aspects troublants de la guerre. « Bien entendu, il ne faut pas se laisser submerger tout de suite, car nous devons consigner les faits avec objectivité, explique-t-il. Mais, quelques nuits plus tard, on se réveille brusquement, au beau milieu de la nuit, et il y a là quelque chose qui vous travaille. »

4Beevor, il est vrai, a traité au fil des ans des sujets particulièrement sombres. Son histoire de la bataille de Stalingrad, qui l’a propulsé sous les projecteurs en 1998, raconte l’une des campagnes les plus féroces de la Seconde Guerre mondiale. L’auteur admet que plusieurs des témoignages qu’il a découverts, notamment sur des soldats mourant de faim dans la neige, continuent de le hanter. Son livre suivant, La Chute de Berlin, sur la bataille pour la capitale allemande, décrit le viol des femmes à grande échelle – un sujet qui lui a plus d’une fois tiré des larmes. Plus récemment, La Seconde Guerre mondiale raconte en détail, jusqu’à l’écœurement, la manière dont certains soldats japonais ont non seulement pratiqué le cannibalisme avec leurs morts, mais aussi engraissé des prisonniers pour les abattre et les manger.

5Aborder ce genre de sujets ne lui a pas toujours valu la faveur des critiques. L’historien Niall Ferguson l’a accusé d’écrire de la pornographie de guerre, ce qu’il conteste catégoriquement. « Nous devons nous efforcer d’expliquer ces événements, confie-t-il. Soyons honnêtes, le devoir d’un historien est de comprendre et d’essayer de transmettre cette connaissance à autrui. » À vrai dire, étant donné la brutalité du conflit, il a le sentiment d’avoir plutôt fait preuve de retenue. Bien des détails ont été censurés. Dans son récit de l’attaque soviétique contre Berlin, par exemple, l’historien a renoncé à inclure des graphiques sur les tentatives de suicides allemandes, notamment chez les jeunes enfants. « J’ai laissé tomber parce que j’étais moi-même incapable de lire ces chiffres sans éclater en sanglots. Certaines choses sont trop abominables pour qu’on puisse les mettre dans un livre. En même temps, on se demande après coup si on n’a pas fait preuve de lâcheté. »

6Beevor est un historien à part, car – outre son talent de conteur – il n’a pas peur de s’attaquer aux sujets les plus dérangeants mais réussit à ne jamais mettre en danger le lecteur. On trouve peu de jugements catégoriques dans ses écrits. Le lire, c’est comme avoir Virgile pour guide à travers les Enfers : il ne vous laisse pas en plan au milieu de l’horreur ; il vous en extirpe. Cela fait de lui le compagnon de voyage parfait.

7Beevor a le chic pour choisir des sujets polémiques au bon moment – quand ils sont encore assez sensibles pour susciter une réaction, mais pas au point d’être trop douloureux. Le dernier en date : la bataille des Ardennes, qui se déroula en 1944. L’ouvrage est une suite naturelle de celui qu’il a consacré au Débarquement. On y retrouve la même tension politique entre les commandants britanniques et américains, la même exaspération chez les simples soldats des deux camps. Mais il a pour cœur un nouveau sujet lugubre : le massacre systématique des prisonniers. Il s’agit là, estime Beevor, d’un des derniers tabous de la guerre. « Je n’ai encore lu aucun historien américain qui aborde la question. Et, jusqu’à récemment, je ne crois pas que beaucoup d’historiens britanniques aient travaillé sur les massacres perpétrés par nos soldats contre les prisonniers. C’était quelque chose que les Allemands faisaient, mais nous préférons passer sous silence le fait que nos propres gars le faisaient aussi. »

8Le livre s’ouvre sur la description de l’une des batailles qui précédèrent l’offensive massive d’Hitler dans les Ardennes – cela donne le ton. À l’automne 1944, l’avancée des Alliés finit par être stoppée aux frontières de l’Allemagne. Les Américains se retrouvent empêtrés dans un combat acharné pour la forêt de Hürtgen, un lieu « si dense et sombre qu’il ne ­tarda pas à sembler maudit, comme dans un conte mettant en scène sorcières et ogres ». Il n’y a rien d’hyperbolique dans cette description, insiste l’auteur. « Elle ne fait que refléter la manière dont les soldats voyaient cette forêt. Tous ceux qui l’ont évoquée en parlent en ces termes. » Beevor s’y est rendu pour son livre et insiste : « Quelque chose en elle donne la chair de poule. »

9Les hommes des deux camps y firent preuve d’une inventivité extraordinaire pour s’entre-tuer. Ils tiraient des salves d’artillerie en visant la cime des arbres pour que les éclats déchiquettent ceux qui se trouvaient en dessous. Ils apprirent à jouer avec les instincts de l’ennemi, plaçant des mines partout où il était susceptible de chercher refuge, comme dans les creux ou les cratères d’obus. Souvent, les soldats étaient trop effrayés pour les voir tant ils scrutaient le sol à la recherche de fils de détente. Les Allemands, en particulier, prirent l’habitude de placer des charges explosives derrière les morts ou les blessés américains, sachant que tout le monde serait tué par l’explosion dès qu’une équipe de secours ou d’inhumation essaierait de déplacer les corps.

10« Ce n’est pas un comportement humain normal », me confie Beevor. L’objectif de ce genre de tactique n’était pas seulement de tuer l’ennemi, mais aussi de lui saper le moral. Les deux camps savaient que déprimer l’adversaire pouvait se révéler décisif pour l’issue de la bataille. C’est pourquoi la brutalité, les atrocités même, devinrent partie intégrante du combat.

11Dans les semaines qui suivirent, cette logique atteignit son paro­xysme. Le 16 décembre 1944, les Allemands lancèrent leur contre-attaque à travers les champs bourbeux et les collines boisées du sud-est de la Belgique. L’armée allemande était constituée pour l’essentiel de soldats SS ayant servi en Russie, où ils s’étaient distingués en incendiant les villages et en exterminant leurs habitants. Ils appliquaient désormais les méthodes de combat du front de l’Est au cœur de la Belgique : les civils suspectés de sympathie pour les Américains furent assassinés, les femmes violées, les fermes pillées et les prisonniers de guerre fusillés. Il y eut plusieurs massacres, le plus fameux à Malmedy, où 130 prisonniers américains furent rassemblés dans une prairie par les panzergrenadiers SS et 84 d’entre eux abattus à la mitrailleuse.

12Face à cette offensive, les Américains battirent en retraite dans le plus grand désordre. Les unités défendant cette partie du front étaient déjà démoralisées par leur récent engagement dans la forêt de Hürtgen, et bon nombre de soldats s’effondrèrent purement et simplement – en particulier les nouvelles recrues qui venaient d’arriver pour remplacer leurs camarades morts. « Il n’y a sans doute pas pire situation que d’aller au combat pour la première fois, explique Beevor. Cela va à l’encontre de toutes les formes d’expérience humaine normale. Ce qui en fait une affaire profondément personnelle, où chaque balle, chaque obus semble vous viser en particulier. Les pauvres bougres se sont retrouvés là sans entraînement approprié – et ce sont eux qui ont craqué en un rien de temps. »

13Le moral des troupes américaines devint rapidement un sérieux problème. On vit se multiplier les cas d’hommes s’infligeant eux-mêmes des blessures dans l’espoir d’échapper à la violence du front. Cela prenait en général la forme d’un coup de fusil « accidentel » dans la main ou le pied gauche, mais un soldat de la 99e Division d’infanterie alla jusqu’à se coller contre un arbre énorme, à le ceinturer de ses bras et à faire exploser une grenade dans sa main.

14Mais si le choc de l’offensive allemande frappa de terreur certains militaires américains, elle semble avoir eu l’effet opposé sur d’autres. « La détermination à répliquer fut stupéfiante, remarque Beevor, et constitua sans doute le facteur déterminant pour expliquer l’issue finale. » Les nouvelles des atrocités commises par les troupes SS renforcèrent la résolution des troupes.

15C’est à ce moment du livre que Beevor commence à raconter quelques-unes des manifestations barbares que prit la revanche américaine. Les premières cibles furent les SS, souvent abattus de manière irrégulière. Une section au moins jura de ne prendre aucun prisonnier : à chaque fois que les Allemands agitaient un drapeau blanc, un sergent se levait et leur demandait d’approcher avant d’ordonner à ses hommes de faire feu. À Chenogne, la 11e Division blindée abattit 60 prisonniers allemands : « Ce n’était pas un secret – [le général américain] Patton l’évoque même dans son journal. »

16Le plus choquant, peut-être, dans cette culture de la vengeance, c’est que les commandants américains ne se contentèrent pas d’en être complices. Ils l’encouragèrent ­activement. « Les responsables alliés étaient furieux d’avoir été pris par surprise. Il ne faut pas négliger la part d’embarras dans leur attitude. Lorsqu’une déconvenue pareille survient, vous vous mettez en colère et vous refusez d’assumer la responsabilité de vos actes. » Plusieurs généraux américains approuvèrent ouvertement le massacre des prisonniers et se glorifièrent des surnoms terrifiants que les Allemands commençaient à donner à leurs troupes, comme « les bouchers de Roosevelt ».

17Plus la conversation avance, plus il devient évident que Beevor se débat avec ces problèmes. Hors du monde universitaire, peu d’individus sont prêts à examiner de manière impartiale les aspects les moins reluisants de notre comportement – et assurément personne disposant d’un aussi large lectorat que lui. Et puis, c’est une chose de dire que ces événements ont eu lieu – un aveu que de nombreux historiens répugnent à faire ; c’en est une autre de savoir comment réagir. Ce sujet met à mal nos mythes les plus chers sur l’héroïsme et la vaillance des Britanniques et des Américains.

18D’instinct, Beevor sait qu’il doit procéder avec prudence, sans fermer les yeux, mais sans non plus condamner purement et simplement cet accès de vengeance. « Il faut s’efforcer de laisser les jugements moraux au lecteur. Inutile d’être catégorique. Nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses sur la façon dont nous-mêmes aurions réagi dans ces circonstances », déclare-t-il. Pour la première fois de notre conversation, je perçois un léger malaise.

19Je lui demande : « Pourquoi nous infligeons-nous cela à nous-mêmes ? » Il existe sûrement des manières moins perturbantes pour un historien de gagner sa vie – qui ne passent pas par l’étude de la violence, des atrocités et de l’inhumanité ? Sa réponse tient en un seul mot : « Fascination. » Il le dit avec sur un ton dégagé, comme lorsqu’il parle de ses nuits d’insomnie, mais après tout ce dont nous avons discuté, ce mot est chargé de plusieurs strates de sens. Fascination, d’abord, pour la période de la guerre qui a défini le monde dans lequel il a grandi. Fascination, ensuite, pour la capacité de l’homme à endurer la violence la plus inimaginable. Fascination, enfin, pour le ressort qui conduit certains à craquer alors que d’autres parviennent à surmonter leurs instincts les plus primaires. Et, en filigrane, il y a l’irrésistible besoin de se pencher au-dessus de l’abîme et de scruter le cœur des ténèbres. « J’ai bien peur que l’essence du mal nous fascine tous. »

20Je ne peux, hélas, qu’abonder dans son sens.