Les défis d'Hilary Putnam

Les défis d’Hilary Putnam

jeudi 31 mars 2016, par Christiane Chauviré

Les Américains ont perdu une de leurs plus grandes figures philosophiques en la personne d’Hilary Putnam (1926-2016), qui était aussi intéressant par son itinéraire philosophique qu’original par sa trajectoire personnelle. Il avouait changer souvent d’avis sur les questions qui lui tenaient à cœur, se mettant à chaque fois lui-même au défi de trouver une meilleure théorie. Ces questions couvraient un large domaine : philosophie de la logique, du langage, de l’esprit, des mathématiques, métaphysique, éthique et religion. Il abordait les grands problèmes philosophiques, le plus souvent de façon critique, par le biais d’analyses conceptuelles rigoureuses détectant les failles dans les positions d’autrui. On a pu dire que l’histoire des idées philosophiques de Putnam était toute l’histoire de la philosophie, ce qui est un peu exagéré. Mais il est bien vrai qu’il a déterminé ou influencé les idées majeures de la philosophie analytique de la seconde moitié du XXème siècle, notamment en matière d’intelligence artificielle.

Ayant suivi les cours de Reichenbach et de Carnap, il avait commencé son œuvre par une critique de l’empirisme logique, suivant en cela la voie ouverte par Quine dans « Les deux dogmes de l’empirisme ». Il y révèle l’acuité de son intelligence et l’efficacité de son écriture - il s’avère être une des meilleures plumes de la philosophie américaine -. Il enchaîne une série d’articles majeurs, parfois fondateurs, comme celui sur le fonctionnalisme dans les années 1970, qui changea la donne en matière de philosophie de l’esprit, en s’inscrivant dans le cadre du grand boom de l’intelligence artificielle. Cette approche rivalisa longtemps avec le connexionnisme (qui, lui, se développait dans le sillage de la cybernétique). Il ne cessa de travailler son réalisme auquel il fut en un sens fidèle, plaidant d’abord pour un réalisme causal, puis pour un réalisme interne, enfin pour un réalisme « à visage humain », en accord avec la personne qu’il était. Dans les années 1980 il attaqua l’opposition fait/valeur où il vit le dernier dogme de l’empirisme, souhaitant ne pas abandonner les valeurs à la seule subjectivité. Ni sceptique, ni relativiste, Putnam donne des arguments contre l’empirisme logique, dont il a exploré les contradictions cachées. Soutenant l’identité de référence des termes trans-théoriques (comme « électricité ») en philosophie des sciences, il montre que paradoxalement l’empirisme logique et sa thèse vérificationniste peuvent déboucher sur le relativisme (celui de Kuhn, ou de Feyerabend) alors que sa propre théorie préserve l’identité de signification d’un même terme figurant dans plusieurs théories scientifiques successives ou rivales.

Le fonctionnalisme est une stratégie qui est toujours d’actualité dans la philosophie de l’esprit influencée par l’informatique, même si ses prétentions sont moindres que dans les années 1970. Elle consiste à représenter l’esprit comme un ordinateur : à un certain niveau d’abstraction, on peut définir les entités mentales (croyances, désirs etc.) par leur fonction dans un ensemble de processus computationnels et par rapport à des stimuli et des réponses qui les encadrent (on songe au béhaviorisme). Le fonctionnalisme fut le paradigme dominant en philosophie de l’esprit à partir des années 1970 ; mentaliste, il dépassa le béhaviorisme dont il est en un sens le retournement. Il suppose la multi-réalisabilité, un processus fonctionnel pouvant se réaliser dans différents matériaux, le cerveau ou la silicone ; en effet, le fonctionnalisme met l’accent sur la fonction accomplie en considérant le matériau comme non pertinent. Dans une telle perspective le mental ne se réduit pas au physiologique, plusieurs matériaux pouvant incarner un même fonctionnement mental sans que cela fasse une différence. La vogue du fonctionnalisme fut la première et plus belle heure de gloire de Putnam.

En philosophie du langage, deux de ses positions sont restées célèbres depuis les années 1970, l’externalisme et le holisme sémantiques, qui battent en brèche le traitement courant des questions touchant la signification. « Les significations (meanings) ne sont pas dans la tête », tel est le mot d’ordre de l’externalisme, qui accorde à l’environnement une contribution importante au sens des mots, alors que les internalistes (surtout dans la version étroite) emprisonnent dans la boîte crânienne les contenus sémantiques (néo-cartésianisme). En un sens, Putnam ne développe que les idées exprimées par Wittgenstein dans le Cahier bleu. Donner un rôle si grand au monde ou à tout ce qui est extérieur à l’esprit requiert quelques preuves ; c’est alors qu’il déploie une de ses tactiques favorites : l’expérience de pensée, fondant ainsi une sorte de science-fiction philosophique comme en témoigne le scénario des « cerveaux dans une cuve ». Il imagine aussi une Terre Jumelle où tout serait identique à la nôtre sauf que le liquide H2O que nous appelons « eau » aurait une composition chimique différente : XYZ, tout en se comportant exactement comme l’eau. Ainsi la pensée des deux liquides respectifs n’est pas indépendante de son environnement, la signification du terme « eau » (terme d’espèce naturelle) n’est pas ou pas seulement dans la tête du locuteur, elle dépend du contexte ; les habitants des deux terres ne partagent pas le même contenu sémantique parce que leurs références respectives, H20 et XYZ, sont chimiquement différentes. Pour rendre compte de la totalité du contenu sémantique d’un terme (y compris des termes d’espèce naturelle comme l’eau), il faut que sa référence, qui dépend de l’environnement, soit fixée. Le liquide eau fixe ce que nous entendons par « eau » et ancre cette signification dans le monde réel. L’ancrage dans le réel suppose en outre l’existence d’une chaîne causale qui rattache les emplois du mot « électricité » à un « baptême » initial : tel est le réalisme causal. Les pensées ne sont donc généralement pas « cartésiennes », c’est-à-dire ne sont pas « privées ».

L’externalisme de Putnam appelle deux remarques : il a été anticipé par Peirce et par Wittgenstein ; relativement modéré, il a tenu bon face aux objections. Pour connaître la signification d’un mot, il faut connaître le contexte de son usage, et pas seulement les représentations mentales ou cérébrales du locuteur. Putnam déclare se rattacher au principe du contexte de Frege (un mot ne signifie que dans le contexte d’une phrase) et à Wittgenstein (un mot ne signifie que dans « le tourbillon de la vie »). Mais il renverse aussi bien la théorie frégéenne du sens (le sens est le mode de donation de la référence) en affirmant que la référence fait partie du contenu sémantique de l’expression. Le sens ne détermine plus la référence (comme chez Frege), c’est la référence qui détermine le sens. Ainsi le holisme sémantique veut que l’extériorité, la façon dont la communauté linguistique fonctionne, aient un rôle important dans la fixation du sens des mots. (Notons à ce propos que, dans sa philosophie du langage et de l’esprit, Putnam a pesé sur le devenir de la linguistique qui a absorbé ses principales notions : « division sociale du travail linguistique », concepts « déférentiels », experts qui font autorité sur le sens des mots, « stéréotypes » (un concept quasi sociologique, proche de la notion psychologique de « prototype »), théorie de la « référence directe » (avec Saul Kripke).

Par la suite, rajoutant une pierre à l’édifice, Putnam déclare que les significations ont une dimension normative : le sens d’un mot est ce qu’il est raisonnable de considérer comme signifiant. Ainsi nos significations reposent sur des jugements et pas seulement sur des faits. C’est là caractériser le sens des mots en termes de ce à quoi ils sont causalement reliés comme l’affirmait la « théorie causale de la référence » : un terme relié par une chaîne causale à un acte initial de « baptême ». Le réalisme causal a la vertu de mettre échec la thèse de l’incommensurabilité des termes théoriques d’une théorie scientifique à une autre ; il garantit leur invariance trans-théorique : par le mot « électricité », Gibert, Franklin, Maxwell et les scientifiques du XXème font référence au même objet théorique responsable de certains effets, même si chacun de ces savants a produit de l’électricité une description différente. Putnam récuse d’ailleurs le relativisme qui est selon lui auto-réfutant : si les différentes théories scientifiques portant sur un même objet étaient relatives et incommensurables , on ne pourrait les traduire les unes dans les autres. On ne comprendrait plus les théories anciennes alors que nous pouvons les trouver intelligibles.

Dans les années 1980-90, « quelques Hilary plus tard », comme disaient ses élèves, Putnam se penche de plus en plus sur des questions éthiques, notamment sur la distinction des faits et des valeurs, qui est au coeur d’une discussion remontant à Max Weber sur l’objectivité dans les sciences. Selon Putnam il y a tout intérêt à assouplir le distinction fait/valeur (selon laquelle on ne peut dériver un devoir d’un fait) pour ne pas réduire les énoncés éthiques à du pur non sens comme l’avaient fait Carnap et Ayer. Dans L’éthique sans l’ontologie, Putnam aborde la question plus générale de l’objectivité des jugements de valeur et place Dewey au centre de sa discussion, parachevant ainsi sa rupture avec l’empirisme logique et contribuant à la refondation du pragmatisme.

Durant ces dernières décennies, en effet, Putnam s’est rapproché du pragmatisme de Peirce, James, et Dewey en s’éloignant de la philosophie analytique mainstream dont il garde toutefois les méthodes rigoureuses. Son point de vue sur le langage est alors influencé par Wittgenstein, et il se rapproche de Travis et de son idée de « sensibilité au contexte » qu’il s’approprie dans les années 2000. Le contextualisme devient d’ailleurs un des objets centraux de la philosophie analytique du langage chez d’autres auteurs. Toutefois son pragmatisme n’implique pas le relativisme qu’il reproche à Rorty. Avec Rorty et Cavell en tout cas, il forme le groupe des « post-analytiques » aux USA, suivis par James Conant et Arnold Davidson. Il a, sur les formalismes qu’il a cultivés dans sa jeunesse, une parole désabusée, affirmant que leur succès était dû à leur obscurité. A cet égard, la lecture de Wittgenstein lui aura été profitable ; Putnam lui donne raison d’indiquer les pièges où le philosophe peut tomber ; elle lui permet aussi de dénoncer le terrorisme de certains paradigmes normatifs, sans doute ceux issus du boom de l’intelligence artificielle aux USA dans l’après-guerre. En tout cas, son fonctionnalisme aura marqué durablement la philosophie de l’esprit, même si nombre de recherches s’intéressent plutôt aux réseaux de neurones et à la théorie de l’ « esprit étendu » (même si l’ « esprit étendu » va dans le sens de l’externalisme) ; la linguistique en tout cas s’est approprié son externalisme et son holisme sémantiques.

Son dernier ouvrage, La philosophie juive comme guide de vie, est le plus personnel. Il faut le lire à la lumière de son parcours propre (« Putnams Progress », comme l’a dit plaisamment un commentateur) car sa trajectoire est fascinante : fils d’un journaliste communiste et juif, Putnam passe une partie de son enfance en France –il est d’ailleurs francophone, chose rare chez un universitaire américain- jusqu’en 1934, recevant une éducation laïque dans le Montparnasse d’entre les deux guerres. Puis ses parents reviennent aux USA où, au terme de brillantes études, il devient professeur à Princeton, au MIT, puis en 1965 à Harvard : une belle consécration. Opposé à la guerre du Vietnam, il fut aussi un philosophe très engagé à gauche, notamment en 1968. Il s’est toujours considéré comme un citoyen responsable politiquement : il est notamment l’auteur How to Solve Ethical Problems (1983) et de Education for Democracy (1993). Puis, après ce passé d’engagement politique, il décide de se convertir avec son épouse au judaïsme et finit sa carrière avec une étude sur la philosophie juive, un bel accomplissement. Il n’est pas courant de voir associés, dans une étude sur la religion juive, les noms de Rosenzweig, Buber, Lévinas à celui de Wittgenstein, « trois philosophes juifs et un quart ». Là encore, outre le fait de lire des penseurs qui n’ont rien à voir avec la philosophie analytique américaine, Putnam trouve son inspiration chez Wittgenstein, qui n’a pas du tout exploré la philosophie juive, et n’était pas croyant, mais qui a proposé dans les Remarques mêlées de concevoir la religion, non comme une doctrine, mais comme un guide et une spiritualité que seule la vie peut instiller en nous : « C’est la vie qui peut nous éduquer à la croyance en Dieu. Et ce sont aussi les expériences » (GF [86])

A tout le moins, Hilary Putnam aura été un philosophe complet.

Bibliographie succincte

Représentation et réalité, tr. fr. C. Tiercelin, Gallimard, 1990
Raison, vérité et histoire, tr. fr. A. Gerschenfeld, Minuit, 1984
Fait/Valeur. La fin d’un dogme, tr. fr. J. P. Cometti, l’Eclat, 2004
Le réalisme à visage humain, tr. fr. C. Tiercelin, Seuil, 1994
L’éthique sans l’ontologie, tr. fr. P. Fasula, A. Naibo, A. Zelinska, R. Ehrsam, S. Plaud, Cerf, 2013
La philosophie juive comme guide de la vie, tr fr P. Fasula, Cerf, 2013