« Les économistes commencent à prendre conscience du caractère insoutenable du modèle social et fiscal actuel »

 

Thomas Piketty : « Les économistes commencent à prendre conscience du caractère insoutenable du modèle social et fiscal actuel »

Publié par le Monde du 7 mai 2023

 

 

Thomas Piketty

Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris

 

La science économique, trop centrée sur ses modèles mathématiques, doit remettre en cause plus systématiquement les inégalités, estime l’économiste dans sa chronique.

Réjouissons-nous : l’American Economic Association (AEA), principale organisation professionnelle des économistes aux Etats-Unis, vient de décerner la médaille Clark à Gabriel Zucman pour ses travaux sur la concentration des fortunes et l’évasion fiscale. Remise chaque année à un lauréat de moins de 40 ans, la distinction vient notamment récompenser des travaux novateurs démontrant l’importance considérable de l’évasion fiscale des plus riches, y compris dans les pays scandinaves, un peu vite considérés comme des modèles de vertu. Doté d’une immense capacité de travail, d’un rare souci du détail et d’un talent sans pareil pour dénicher des données nouvelles et les faire parler, Gabriel Zucman a aussi révélé l’ampleur insoupçonnée du contournement de l’impôt sur les sociétés par les multinationales de tous les pays.

Aujourd’hui directeur de l’Observatoire européen de la fiscalité, il consacre une même énergie à trouver des solutions aux maux qu’il documente. Dans l’un de ses premiers rapports, l’Observatoire a ainsi démontré que les Etats membres de l’Union européenne pourraient choisir d’aller plus loin que le taux minimal de 15 % fixé par l’Organisation de coopération et de développement économiques (trop faible et largement contournable), sans attendre l’unanimité. En imposant à chaque multinationale souhaitant exporter des biens et des services un taux de 25 % sur ses profits – le même que celui qui est payé par les producteurs installés sur le territoire national –, alors la France obtiendrait des recettes supplémentaires de 26 milliards d’euros et inciterait les autres pays à faire de même.

Le fait que l’AEA choisisse de récompenser ces travaux est important, car cela montre que le cœur de la profession commence à prendre conscience du caractère insoutenable du modèle social et fiscal actuel. Ne forçons pas le trait : les économistes ont toujours été moins monolithiques qu’on ne l’imagine parfois, y compris aux Etats-Unis. En 1919, le président de l’AEA, Irving Fisher, choisit de consacrer sa « presidential address » à la question des inégalités. Il explique sans détour à ses collègues que la concentration croissante des richesses est en passe de devenir le principal problème économique de l’Amérique, qui risque, si l’on n’y prend garde, de devenir aussi inégalitaire que la vieille Europe (alors perçue comme oligarchique et contraire à l’esprit étatsunien). Fisher est affolé par les estimations publiées en 1915 par Willford King indiquant que « 2 % de la population possède plus de 50 % de la fortune », et que « les deux tiers de la population ne possèdent presque rien », ce qui lui apparaît comme « une répartition non démocratique de la richesse » menaçant les fondements mêmes de la société étatsunienne.

Victory Tax

C’est dans ce contexte que les Etats-Unis appliquent dès 1918-1920 (sous le mandat du démocrate Wilson) des taux de plus de 70 % au sommet de la hiérarchie des revenus, avant tous les autres pays. Quand Roosevelt est élu en 1932, cela fait longtemps que le terrain intellectuel a été préparé pour la mise en place d’une progressivité fiscale de grande ampleur, avec la fameuse Victory Tax de 88 % en 1942 et de 94 % en 1944. Les Etats-Unis vont appliquer des taux similaires en Allemagne et au Japon : dans l’esprit de l’époque, ces institutions fiscales sont vues comme un complément indispensable aux institutions démocratiques, faute de quoi ces dernières risquent de sombrer dans une dérive ploutocratique.

 Ces leçons ont malheureusement été oubliées, et les Etats-Unis et une bonne partie du monde avec eux sont entrés, depuis les années 1980-1990, dans une nouvelle spirale oligarchique. Il serait certes exagéré d’en rejeter toute la responsabilité sur les économistes. Si la contre-offensive lancée dès les années 1960 et 1970 par Milton Friedman ou Friedrich Hayek a pu porter ses fruits, c’est aussi du fait d’un manque d’appropriation collective des institutions du New Deal par les citoyens comme au sein du mouvement social et syndical. La bataille intellectuelle s’est aussi jouée dans les départements de philosophie : quand John Rawls publie en 1971 sa Théorie de la justice, il pose les bases conceptuelles d’un programme égalitaire ambitieux, mais reste relativement abstrait dans ses débouchés pratiques. Au même moment, Friedman et Hayek sont parfaitement précis sur leur objectif de démolition de la progressivité fiscale.

Dérégulation et libéralisation

Il reste que les économistes portent une responsabilité particulière dans le mouvement de dérégulation et de libéralisation des dernières décennies. Il y a, bien sûr, les effets liés à la recherche de financements privés, qui tend à droitiser les propos. En 2016, quand les démocrates Bernie Sanders et Elizabeth Warren reprennent à leur compte des propositions audacieuses d’impôt sur la fortune (avec des taux montant jusqu’à 6 %-8 % par an au-delà de 1 milliard de dollars), l’ex-secrétaire au Trésor de Bill Clinton et président de Harvard, Larry Summers – grand chantre de la libéralisation absolue des flux de capitaux –, manque de s’étrangler et n’hésite pas à s’en prendre violemment aux chercheurs comme Zucman soutenant ces propositions (qui sont pourtant de simple bon sens, compte tenu des taux d’impôt sur le revenu quasi nuls acquittés par les milliardaires).

 Il y a aussi des raisons proprement intellectuelles liées à l’évolution de la discipline économique. Pour se donner des allures scientifiques autonomes, l’économie a eu tendance à se couper de l’histoire et de la sociologie et à naturaliser les institutions étudiées (le marché, la propriété, la concurrence), en oubliant au passage leur encastrement social et politique au sein de sociétés particulières. Les modèles mathématiques peuvent être utiles s’ils sont mobilisés à bon escient et non comme une fin en soi. La technique statistique peut servir à condition de ne pas perdre de vue le regard critique sur les sources et les catégories. Un long chemin reste à parcourir pour que l’économie politique et historique retrouve toute sa place au sein des sciences sociales.

 

 

Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris. Retrouvez ses chroniques ici.