Les Lumières, droit d’inventaire

 
 
  • Qu’est-ce que « les Lumières ? » Une philosophie promouvant le progrès, la liberté et l’universalisme ? Ou bien un mouvement impérialiste, sacralisant l’homme européen ? À rebours des interprétations simplistes, l’historien Antoine Lilti raconte des « Lumières multiples », qui tirent leur potentiel émancipateur de leur pluralisme.

1Et si les Lumières continuaient de nous éclairer ? L’historien Antoine Lilti, entré au Collège de France fin 2022, auteur en 2019 de L’Héritage des Lumières, Ambivalencesde la modernité a intitulé sa chaire « Histoire des Lumières 18e-21e siècle ». Une manière de rappeler que, bien plus qu’un moment historique ou un idéal philosophique, les Lumières sont un espace de débats sur les ambivalences de la modernité, dont les échos résonnent encore aujourd’hui. S’ils ne sont pas toujours d’accord entre eux, les philosophes des Lumières se retrouvent sur un principe : la force de la raison et du pouvoir émancipateur du savoir. Insistant sur le caractère polyphonique des Lumières, Antoine Lilti appelle à le « pluraliser » afin de mieux en faire ressortir l’universalité et dépasser les lectures simplistes. Avec un objectif : faire dialoguer le passé et le présent et enrichir la compréhension des Lumières pour en déployer toute l’actualité.

2Comment expliquer l’omniprésence des références aux Lumières et la vigueur des débats, parfois violents, autour ce courant de pensée vieux de trois siècles ?

3Cette actualité s’explique parce que la plupart des textes, des idées, des débats des Lumières sont fondateurs des grands sujets de la modernité dans laquelle nous vivons. Les Lumières coïncident avec les transformations qui, au 18e siècle, ont marqué le passage de sociétés traditionnelles, essentiellement rurales, très hiérarchisées et dirigées par des monarchies absolues, à des sociétés urbaines, marquées par le développement du commerce, de la consommation et les idéaux de liberté et d’égalité.

4Les débats qui ont animé les Lumières continuent d’être les nôtres, y compris certains, tels que la place de la religion, la démocratie ou la liberté d’expression, qu’on pouvait penser derrière nous et qui reviennent en force.

5Lorsqu’on fait référence aux Lumières, de quoi parle-t-on exactement ?

6On parle d’abord d’un mouvement intellectuel du 18e siècle incarné par des auteurs majeurs comme Voltaire, Denis Diderot, Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant ou David Hume. Contrairement à l’image qu’on en a souvent, il n’a pas d’unité doctrinale mais, a contrario, il est traversé par de grandes oppositions. Rousseau, par exemple, se méfiait du progrès scientifique et technique, dont on fait un des grands principes des Lumières. De même entre le républicanisme de Rousseau, le libéralisme de Montesquieu ou un Voltaire, plutôt partisan de pouvoirs forts mais éclairés, il n’existe pas d’unité des idées politiques. Ce qui fait le point commun des auteurs des Lumières, c’est leur croyance dans le pouvoir émancipateur du savoir.

7Les Lumières font également référence à un héritage philosophique et à des valeurs. Un héritage dont certains s’emparent aujourd’hui de manière parfois caricaturale, pour le critiquer ou s’en réclamer.

8Vous avez intitulé la chaire dont vous venez de prendre la tête au Collège de France « Histoire des Lumières, 18e-21e siècle ». Les Lumières ne seraient-elles donc pas finies ?

9Non. Elles continuent de nous éclairer : on ne peut comprendre les débats actuels sur l’héritage intellectuel des Lumières qu’en faisant un retour sur le 18e siècle et en montrant qu’elles étaient bien plus polyphoniques que ce qu’on en dit habituellement. Ce va-et-vient entre le passé et notre présent, ce que j’appelle « l’actualité des Lumières », est au centre de mon travail.

10Il s’inscrit dans un mouvement plus large : beaucoup d’historiens aujourd’hui cherchent à faire dialoguer le présent et le passé, à réfléchir à la façon dont les sujets historiques reviennent dans le présent ou à l’inverse comment notre situation contemporaine nous fait réinterpréter les événements du passé.

11Dans votre leçon inaugurale au Collège de France, vous rappelez la nécessité de « pluraliser les Lumières ». Qu’entendez-vous par là ?

12Les Lumières ne constituent pas un système philosophique cohérent mais un espace de débats et de controverses. Cette diversité est aussi géographique. Depuis les années 1980, les historiens ont montré qu’il n’y a pas eu un mouvement parti de France qui se serait diffusé dans toute l’Europe, comme on l’a longtemps dit, mais des Lumières écossaises axées notamment sur l’économie politique, avec Smith et Hume ; des Lumières allemandes où la religion joue un rôle plus important, autour de Kant ; des Lumières italiennes, etc.

13On peut aller plus loin en montrant que des philosophes hors d’Europe ont cherché à défendre l’idée d’un savoir émancipateur, des formes de liberté politique, de tolérance religieuse, parfois inspirées par les Lumières européennes du 18e siècle. C’est l’exemple du Japon de Meiji, des réformateurs dans le monde arabe ou ottoman à la fin 19e siècle, des démocrates et réformateurs chinois du début 20e siècle…

14On peut même déceler des formes de Lumières dans le rationalisme de la pensée arabe du 12e siècle avec Averroès ou de la pensée juive de Maïmonide. C’est ce que Léo Strauss appelait les « Lumières médiévales ».

15S’il ne faut pas remettre en cause l’étape essentielle qu’ont représentée les Lumières du 18e siècle, il faut les penser comme un moment important d’une histoire globale de l’émancipation. L’universalisme des Lumières est parfois critiqué comme une forme d’impérialisme européen ou occidental. En réalité, cette histoire est plurielle, elle a produit des traditions intellectuelles riches, bien au-delà de l’Europe : c’est la véritable démonstration de son universalité.

16En effet, la critique postcoloniale, née à la fin des années 1970, remet en cause le substrat idéologique des Lumières, à l’origine, selon elle, de l’impérialisme moderne. Quel crédit accorder à ces arguments ?

17La critique postcoloniale recouvre des propositions très différentes. Une critique radicale revient à remettre en cause le principe même de valeurs universelles ou en arrive à faire des Lumières un mouvement raciste, colonialiste.

18C’est historiquement faux, car des auteurs comme Diderot, Condorcet et même Voltaire ont critiqué le colonialisme européen et l’esclavage. Par ailleurs, remettre en cause le principe même de valeurs universelles est une impasse car on verse facilement dans une forme de relativisme politique complet.

19En revanche, tout un courant de la critique postcoloniale, plus nuancé, attire notre attention sur les points aveugles des Lumières, leurs limites, leurs contradictions. Comme le fait que certains auteurs anti-esclavagistes ou anti-impérialistes du 18e siècle soient par ailleurs convaincus que l’Europe doit être un modèle pour le reste du monde. En cela, la critique postcoloniale est intéressante, car elle nous amène à relire différemment les textes des Lumières. De même, grâce à l’impulsion d’une lecture de sensibilité écologiste, on se rend compte que des auteurs du 18e siècle étaient tout à fait conscients des dangers potentiels des sciences et des techniques. Certains avaient l’impression d’avoir déjà dépassé ce que ma collègue Silvia Sebastiani appelle « les limites du progrès ».

20Cette lecture critique enrichit à la fois notre compréhension historique des Lumières comme un mouvement pluriel mais aussi les usages qu’on peut en faire pour penser le présent. Et sortir, par exemple, de ce faux dilemme entre progrès techniques à outrance et retour à un passé idéal prémoderne. Le véritable enjeu est de mettre la science au service de l’environnement.

21On relève aussi chez certains auteurs des préjugés racistes ou antisémites…

22Oui, on trouve chez Voltaire, Kant, Hume ou d’autres des stéréotypes racistes, antisémites et sexistes qu’il ne faut pas nier ou minimiser. Ce qui est intéressant, c’est d’essayer de comprendre pourquoi ces penseurs qui cherchent à promouvoir l’idée d’une humanité commune réintroduisent des formes de hiérarchie au sein de cette humanité, souvent sous l’effet de préjugés anciens, mais parfois en se réclamant des savoirs naturalistes. Toutefois, le fait que ces auteurs n’aient pas toujours été à la hauteur de leurs idéaux d’égalité ne disqualifie pas pour autant ces idéaux.

23Quelle place pour les femmes dans ces Lumières qui prônent la liberté et l’égalité ?

24Les femmes ont joué un rôle beaucoup plus important qu’on le pense dans la vie intellectuelle et culturelle des Lumières. L’égalité intellectuelle et sociopolitique des femmes n’était pas reconnue par la plupart des auteurs masculins des Lumières, mais certains et surtout certaines défendirent la place des femmes dans la vie scientifique puis leurs droits politiques. Pensons à Olympe de Gouges, Émilie du Châtelet et Louise d’Épinay ou Mary Wollstonecraft en Angleterre, et bien d’autres aujourd’hui moins connues.

25Si le principe d’égalité des femmes est méconnu, voire nié par beaucoup d’auteurs, il est en germe dans l’idée de l’autonomie individuelle par le savoir. Celles qui défendent cette idée vont d’ailleurs le faire au nom des Lumières. C’est toute la force de principes qui peuvent être déployés au-delà des limites qui leur sont d’abord assignés.

26De la même manière, en 1789, les révolutionnaires déclarent l’égalité naturelle de tous les hommes, mais n’abolissent l’esclavage qu’en 1794. Mais les esclaves qui, dans les colonies, combattent en faveur de l’abolition le font au nom des principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Si les députés ne sont pas allés assez loin, les principes qu’ils énoncent vont ouvrir la voie à d’autres. C’est le cas dans le cadre de la révolution des esclaves de Saint-Domingue en 1791, qui obtiennent l’abolition en 1794, puis l’indépendance d’Haïti la même année, et témoignent de cette dimension universelle des Lumières.

27Vous expliquez notamment la critique actuelle des Lumières par le basculement, au début du 19e siècle, d’un cosmopolitisme plutôt ouvert à un impérialisme triomphant. C’est-à-dire ?

28Ce qui était au 18e siècle un courant pluriel et cosmopolite, avec une part très importante d’autocritique va, au tournant du 19e siècle progressivement se rigidifier pour devenir, en France sous la IIIe République, un corpus idéologique. Au 18e siècle, la plupart des philosophes reconnaissent l’importance des traditions intellectuelles non européennes, asiatiques ou arabes. Cette filiation va s’effacer au moment où l’histoire de la philosophie, au 19e siècle, impose l’Europe comme le continent de la raison et des Lumières.

29Aujourd’hui, nous ne sommes pas encore vraiment sortis de cette vision eurocentrée de l’histoire intellectuelle. Les choses, heureusement, sont en train de changer.

30De nos jours, on a parfois l’impression, dans la bouche de certains politiques, que les Lumières sont devenues synonymes de démocratie…

31Oui, tout à fait. C’est lié au fait qu’on projette sur les Lumières l’héritage de la Révolution française. Les Lumières sont devenues l’idéologie officielle de la démocratie française et européenne, souvent réduites à quelques valeurs édifiantes – la tolérance, le progrès, la liberté, la laïcité, etc. Il est important de lutter contre les caricatures des Lumières, qu’elles viennent de la critique postcoloniale radicale ou des conservateurs qui s’en réclament au service d’une société de l’ordre.

32On assiste aujourd’hui au sein du logiciel néorépublicain français à une relecture conservatrice des Lumières, autour de la notion d’universalisme. Les Lumières deviennent alors synonymes d’homogénéité, d’ordre, de rejet des mouvements de lutte contre les discriminations, et sont par ailleurs réduites à une conception très défensive de la laïcité – en réalité surtout antimusulmane. Ce courant n’hésite pas à disqualifier – à travers les termes « woke » ou « communautariste » – des penseurs ou des militants qui sont en réalité des héritiers des Lumières. Aujourd’hui sur bien des points, Voltaire ou Diderot passeraient pour de dangereux « wokes » !

33Selon vous, la grande modernité des philosophes des Lumières réside dans leur capacité à agir dans l’espace public. Pourquoi ?

34Les Lumières sont souvent présentées comme le programme idéologique de la modernité, mais ce qui me frappe, c’est leur tentative de problématiser cette modernité, d’en comprendre les potentialités, mais aussi les dangers.

35Le développement de l’imprimé et, dans son sillage, celui d’un véritable espace public constituent des éléments structurants de la modernité. Cet espace public implique des moyens de diffusion de la pensée, comme les journaux, et un idéal de libre expression.

36Mais parallèlement, les philosophes s’interrogent sur les limites de la liberté d’expression, parfois dévoyée par les charlatans et autres démagogues. Ils sont ainsi convaincus de la nécessité de réguler l’espace public de manière que les individus éclairés puissent diffuser le savoir tout en maintenant un espace horizontal de discussion. Si chacun a la capacité de penser par lui-même, toutes les opinions ne se valent pas. Pour le philosophe des Lumières, éclairer les individus pour les rendre plus autonomes nécessite que son autorité intellectuelle soit reconnue. C’est le paradoxe des Lumières.

37Et le dilemme de tout intellectuel, encore aujourd’hui ?

38Oui, ce paradoxe est celui de l’intellectuel qui demande qu’on reconnaisse son autorité alors qu’il pense contre les autorités. C’est un dilemme qu’on retrouve par exemple dans le débat entre Pierre Bourdieu et Jacques Rancière. Le premier défend la spécificité d’un savoir scientifique qui rompt avec le sens et fonde la position critique de l’intellectuel, tandis que le second estime que l’émancipation ne peut venir que du « maître ignorant », qui ne réclame aucune légitimité particulière.

39Qu’est-ce qui est émancipateur aujourd’hui : défendre la science face à ses critiques ou dire que les scientifiques n’ont pas le monopole du savoir, au risque d’être taxé de complotisme ? Le débat est plus complexe qu’une opposition obscurantisme/savoir scientifique. L’enjeu est celui de la confiance que les gens accordent au discours scientifique ou médiatique. C’est aussi celui d’une instruction publique assez solide pour permettre aux individus de faire la distinction entre critique rationnelle et délire complotiste.

40Nous vivons dans des sociétés très complexes tiraillées entre l’interdépendance des individus et la glorification de l’autonomie. Nous voulons penser par nous-mêmes, alors que nous ne savons presque rien directement.

41Vous, qui venez d’entrer au Collège de France, comment envisagez-vous aujourd’hui votre rôle d’intellectuel ?

42Le Collège de France est une institution qui correspond bien à l’idéal pédagogique des Lumières : un savoir gratuit, accessible à tous et pluridisciplinaire… La question est de savoir comment ce type d’enseignement dispensé sous forme de conférences publiques peut être reçu dans l’espace public d’aujourd’hui. Je vais le découvrir… En attendant, il est important de redonner sa souplesse, sa pluralité et sa charge critique à l’héritage des Lumières pour qu’il redevienne un idéal émancipateur.

Principaux ouvrages
  • Le Monde des salons.
    Sociabilité et mondanité à Paris au 18e siècle, Fayard, 2005.
  • L’Invention de la célébrité, 1750-1850
    2014, rééd. Fayard, coll. « Pluriel », 2022.
  • L’Héritage des Lumières.
    Ambivalences de la modernité
    EHESS/Gallimard/Seuil, 2019.
 
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2023